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LIVRE QUATRIÈME.

Cependant un des gens du maître de Lamon, envoyé de la ville, lui apporta nouvelles que leur commun seigneur viendrait un peu devant les vendanges voir si la guerre aurait point fait de dommage en ses terres; à l'occasion de quoi Lamon, étant la saison avancée et passé le temps des chaleurs, accoutra diligemment logis et jardins, pour que le maître n'y vît rien qui ne fût plaisant à voir. Il cura les fontaines, afin que l'eau en fût plus nette et plus claire; il ôta le fumier de la cour, crainte que la mauvaise odeur ne lui en fâchât; il mit en ordre le verger, afin qu'il le trouvât plus beau.

Vrai est que le verger de soi était une bien belle et plaisante chose, et qui tenait fort de la magnificence des rois. Il s'étendait environ demi-quart de lieue en longueur, et était en beau site élevé, ayant de largeur cinq cents pas, si qu'il paraissait à l'œil comme un carré allongé. Toutes sortes d'arbres s'y trouvaient pommiers, myrtes, mûriers, poiriers, comme aussi des grenadiers, des figuiers, des oliviers, en plus d'un lieu de la vigne haute sur les pommiers et les poiriers, où raisin et fruits mûrissant ensemble, l'arbre et la vigne entre eux semblaient disputer de fécondité. C'étaient là les plants cultivés; mais il y avait aussi des arbres non portant fruit et croissant d'eux-mêmêmes, tels que platanes, lauriers, cyprès, pins; et sur ceuxlà, au lieu de vigne, s'étendaient des lierres, dont les grappes, grosses et jà noircissantes, contrefaisaient le raisin. Les arbres fruitiers étaient au-dedans vers le centre du jardin, comme pour être mieux gardés, les stériles aux orées tout alentour comme un rempart ; et tout cela clos et environné d'un petit mur sans ciment. Au demeurant, tout y était bien ordonné et distribué, les arbres par le pied distants les uns des autres; mais leurs branches par en haut tellement entrelacées, que ce qui était de nature semblait exprès artifice. Puis y avait des carreaux de fleurs, desquelles nature en avait produit aucunes, et l'art de l'homme les autres; les roses, les œillets, les lis y étaient venus moyennant l'œuvre de l'homme; les violettes, le narcisse, les

marguerites, de la seule nature. Bref, il y avait de l'ombre en été, des fleurs au printemps, des fruits en automne, et en tout temps toutes délices.

On découvrait de là grande étendue de plaine, et pouvait-on voir les bergers gardant leurs troupeaux et les bêtes emmi les champs; de là se voyait en plein la mer et les barques allant et venant au long de la côte, plaisir continuel joint aux autres agré ments de ce séjour. Et droit au milieu du verger, à la croisée de deux allées qui le coupaient en long et en large, y avait un temple dédié à Bacchus avec un autel, l'autel tout revêtu de lierre, et le temple couvert de vigne. Au-dedans étaient peintes les histoires de Bacchus; Sémélé qui accouchait, Ariane qui dormait, Lycurgue lié, Penthée déchiré, les Indiens vaincus, les Tyrrhéniens changés en dauphins, partout des Satyres gaiement occupés aux pressoirs et à la vandange, partout des Bacchantes menant des danses. Pan n'y était point oublié, ains était assis sur une roche, jouant de sa flûte, en manière qu'il semblait qu'il jouât une note commune, et aux Bacchantes qui dansaient, et aux Satyres qui foulaient la vendange.

Le verger étant tel d'assiette et de nature, Lamon encore l'appropriait de plus en plus, ébranchant ce qui était sec et mort aux arbres, et relevant les vignes qui tombaient. Tous les jours il mettait sur la tête de Bacchus un chapeau de fleurs nouvelles; il conduisait l'eau de la fontaine dedans les carreaux où étaient les fleurs; car il y avait dans ce verger une source vive que Daphnis avait trouvée, et pour ce l'appelait-on la fontaine de Daphnis, de laquelle on arrosait les fleurs. Et à lui, Lamon lui recommandait qu'il engraissât bien ses chèvres le plus qu'il pourrait, parce que le maître ne faudrait à les vouloir voir comme le reste, n'ayant de longtemps visité ses terres et son tétail.

Mais Daphnis n'avait pas peur qu'il ne fût loué de quiconque verrait son troupeau; car il l'avait accru du double, et montrait deux fois autant de chèvres comme on lui en avait baillé, n'en ayant le loup ravi pas une; et si étaient en meilleur point et plus grasses que les ouailles. Afin néanmoins que son maître en eût de tant plus affection de le marier où il voulait, il employait toute la peine, soin et diligence qu'il pouvait, à les ren

dre belles, les menant aux champs dès le plus matin, et ne les ramenant qu'il ne fût bien tard. Deux fois le jour il les faisait boire, et leur cherchait tous les endroits où il y avait meilleure pâture; il se souvint aussi d'avoir des battes neuves, force seilles à traire, et des éclisses plus grandes; enfin, tant il y mettait d'amour et de souci, il leur oignait les cornes, il leur peignait le poil à les voir on eût dit proprement que c'était le troupeau sacré du dieu Pan. Chloé en avait la moitié de la peine, et, ou bliant ses brebis, était la plupart du temps embesognée après les chèvres; et Daphnis croyait qu'elles semblaient belles à cause que Chloé y mettait la main.

Eux étant ainsi occupés, vint un second messager dire qu'on vendangeât au plus tôt, et qu'il avait charge de demeurer là jusqu'à ce que le vin fût fait, pour, puis après, s'en retourner en la ville querir leur maître, qui ne viendrait sinon au temps de cueillir les derniers fruits, sur la fin de l'automne. Ce messa ger s'appelait Eudrome, qui vaut autant dire comme coureur, et était son métier de courir partout où on l'envoyait. Chacun s'efforça de lui faire la meilleure chère qu'on pouvait. Et cependant ils se mirent tous à vendanger, si qu'en peu de jours on eut dépouillé la vigne, pressé le raisin, mis le vin dans les jarres, laissant une quantité des plus belles grappes aux branches pour ceux qui viendraient de la ville, afin qu'ils eussent une image du plaisir de la vendange, et pensassent y avoir été.

Quand Eudrome fut près de s'en aller, Daphnis lui fit don de plusieurs choses, mêmement de ce que peut donner un chevrier, comme de beaux fromages, d'un petit chevreau, d'une peau de chèvre blanche, ayant le poil fort long, pour se couvrir l'hiver quand il allait en course; dont il fut bien aise, baisa Daphnis. en lui promettant dire de lui tous les biens du monde à leur maître. Ainsi s'en retourna le coureur à la ville, bien affectionne en leur endroit ; et Daphnis demeura aux champs en grand souci avec Chloé. Elle avait bien autant de peur pour lui que lui-même. songeant que c'était un jeune garçon qui n'avait jamais rien vu sinon ses chèvres, la montagne, les paysans et Chloé, et bientôt allait voir son maître, dont à peine il avait ouï le nom avant cette heure-là. Elle s'inquiétait aussi comment il parlerait à ce maître, et était en grand émoi touchant leur mariage, ayant

peur qu'il ne s'en allât comme un songe en fumée; tellement que pour ces pensers leurs ordinaires baisers étaient mêlés de crainte, et leurs embrassements soucieux, ou ils demeuraient longtemps serrés dans les bras l'un de l'autre ; et semblait que déjà ce maître fût venu, et que de quelque part il les eût pu voir. Comme ils étaient en cette peine, encore leur survint-il un trouble nou

veau.

Il y avait là auprès un bouvier nommé Lampis, de naturel malin et hardi, qui pourchassait aussi avoir Chloé en mariage, et à Lamon avait fait pour cela plusieurs présents, lequel ayant senti le vent que Daphnis la devait épouser, pourvu que le maître en fût content, chercha les moyens de faire que ce maître fût courroucé à eux; et sachant surtout qu'il prenait grand plaisir à son jardin, délibéra de le gâter et diffamer tant qu'il pourrait. Or, s'il se fût mis à couper les arbres, on l'eût pu entendre et surprendre; il pensa donc de plutôt faire le gât dans les fleurs. Si attendit la nuit, et passant par-dessus la petite muraille, s'en va les arracher, rompre, froisser, fouler toutes comme un sanglier, puis sans bruit se retire: âme ne l'aperçut.

Lamon, le jour venu, entrant au jardin comme de coutume, pour donner aux fleurs l'eau de la fontaine, quand il vit toute la place si outrageusement vilenée, qu'un ennemi en guerre ouverte, venu pour tout saccager, n'y eût su pis faire, lors il déchira sa jaquette, s'écriant : « O dieux! » si fort que Myrtale, laissant ce qu'elle avait en main, s'en courut vers lui; et Daphnis, qui déjà chassait ses bêtes aux champs, s'en recourut aussi au logis; et voyant ce grand désarroi, se prirent tous à crier, et en criant à larmoyer; mais vaines étaient toutes leurs plaintes.

Si n'était pas merveille que eux, qui redoutaient l'ire de leur seigneur, en pleurassent; car un étranger même, à qui le fait n'eût point touché, en eût bien pleuré de voir un si beau lieu ainsi dévasté, la terre tout en désordre, jonchée du débris des fleurs, dont à peine quelqu'une, échappée à la malice de l'envieux, gardait ses vives couleurs, et ainsi gisante était encore belle. Les abeilles volaient alentour en murmurant continuellement, comme si elles eussent lamenté ce dégât; et Lamon tout éploré disait telles paroles : « Ah! mes beaux rosiers, • comme ils sont rompus! ah! mes violiers, comme ils sont fou

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«<lés! mes hyacinthes et mes narcisses sont arrachés! Ç'a bien « été quelque méchant et mauvais homme qui me les a ainsi perdus. Le printemps reviendra, et ceci ne fleurira point; « l'été retournera, et ce lieu demeurera sans parure; l'automne. « il n'y aura point ici de quoi faire un bouquet seulement. Et toi, sire Bacchus, n'as-tu point eu de pitié de ces pauvres fleurs, que l'on a ainsi, toi présent et devant tes yeux, diffamées, desquelles je t'ai fait tant de couronnes? Comment << maintenant montrerai-je à mon maître son jardin? que me dira-t-il, quand il le verra si piteusement accoutré? ne ferat-il pas pendre ce malheureux vieillard, comme Marsyas, à « l'un de ces pins? Si fera, et à l'aventure Daphnis aussi quant « et quant, pensant que ç'aura été sa faute, pour avoir mal « gardé ses chèvres. »

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Ces regrets et pleurs de Lamon leur redoublèrent le deuil à tous, pource qu'ils déploraient non plus le gât des fleurs, mais le danger de leurs personnes. Chloé lamentait son pauvre Daphnis, s'il fallait qu'il fût pendu, et priait aux dieux que ce maî tre tant attendu ne vînt plus ; et lui étaient les jours bien longs et pénibles à passer, pensant voir déjà comme l'on fouetterait le pauvre Daphnis.

Sur le soir, Eudrome leur vint annoncer que dans trois jours seulement arriverait leur vieux maître; mais que le jeune, qui était son fils, viendrait dès le lendemain. Si se mirent à consulter entre eux ce qu'ils avaient à faire touchant cet inconvénient, et appelèrent à ce conseil Eudrome, qui, voulant du bien à Daphnis, fut d'avis qu'ils déclarassent la chose à leur jeune maître comme elle était avenue; et si leur promit qu'il les aiderait, ce qu'il pouvait très-bien faire, étant en la grâce de son maître, à cause qu'il était son frère de lait; et le lendemain firent ce qu'il leur avait dit. Car Astyle vint le lendemain à cheval, et quant et lui un sien plaisant qu'il menait pour passer le temps, à cheval aussi, lui jeune homme à qui la barbe commençait à poindre, l'autre rasé jà de longtemps. Arrivé ce jeune maître, Lamon se jeta devant ses pieds, avec Myrtale et Daph nis, le suppliant avoir pitié d'un pauvre vieillard, et le sauver du courroux de son père, attendu qu'il ne pouvait mais de l'inconvénient, et lui conte ce que c'était. Astyle en eut pitié, entra

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