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contre celle d'aucun général, quand c'eût été même Turenne ou Condé? aurait-il donné le Misanthrope pour toutes leurs batailles? Son anii Boileau, je crois, ne le lui eût pas conseillé. Il savait trop bien, lui, qu'on ne fait pas des vers comme l'on prend des villes, et que tout ce que font les héros s'est fait de même avant eux, se fera encore après, et se ferait sans eux. Quelqu'un aurait gagné la bataille de Rocroi, quand même monseigneur ne s'y fût pas trouvé; mais le Misanthrope, qui l'eût fait sans Molière? Quand a-t-on fait rien de pareil, avant ni depuis? Et je vous prie, duquel se passe-t on mieux, de batailles ou de bonnes comédies?

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« Comme la comtesse allait lui répondre, un domestique entra, et dit qu'on avait servi. Ceci vient à propos pour vous dit-elle à Fabre! car vous voilà, je pense, au bout de vos raisons. Rien moins, sur mon honneur. Je ne vous en ai pas dit le quart, ni les meilleures. Tenez, Madame, de grâce, que répondriez-vous...? Non, non, je vous donne gagné, dit-elle, et je tombe d'accord de tout ce que vous voudrez, pourvu que nous nous mettions à table. Nous nous y mîmes, et la comtesse, pendant le dîner, fit la guerre à Fabre sur sa façon d'argumenter, et son panégyrique des arts. A propos des arts, nous parlâmes de madame Hamilton, qui a longtemps habité cette maison-ci, et puis de Nelson, à propos de madame Hamilton. La comtesse l'a connu, et dit qu'il ressemblait à Canova. Après le dîner, elle et Fabre montèrent en voiture, et je rentrai chez moi où j'écrivis ceci. »

Note. Ceci était considéré par Courier comme achevé. L'ayant depuis longtemps en portefeuille, il le destina en 1821 à être inséré dans un journal périodique intitulé le Lycée, dont M. Viollet-Leduc, son ami, était rédacteur. Les bornes de ce recueil ne permirent pas de publier un morceau d'une telle étendue, et la conversation demeura inédite. Elle ost intitulée Cinquième conversation, parce que, d'autres ayant préparé celle-là, Courier, engagé par la comtesse d'Albany, comptait les écrire toutes; mais, à l'exception d'une conversation sur Alfieri, dont on n'a point retrouvé trace, quoiqu'elle soit connue de quelques amis de Courier, le projet s'arrêta là.

FRAGMENTS

D'UNE

TRADUCTION NOUVELLE D'HÉRODOTE.

PRÉFACE.

Hécatée de Milet, le premier, écrivit en prose, ou, selon quelques-uns, Phérécyde, peu antérieur, aussi bien que l'autre, à Hérodote. Hérodote naissait quand Hécatée mourut, vingt ans ou environ après Phérécyde. Jusque-là, on n'avait su faire encore que des vers; car avant l'usage de l'écriture, pour arranger quelque discours qui se pût retenir et transmettre, il fallut bien s'aider d'un rhythme, et clore le sens dans des mesures à peu près réglées, sans quoi il n'y eût eu moyen de répéter fidèlement, même le moindre récit. Tout fut au commencement matière de poésie les fables religieuses, les vérités morales, les généalogies des dieux et des héros; les préceptes de l'agriculture et de l'économie domestique, oracles, sentences, proverbes, contes, se débitaient en vers, que chacun citait, ou, pour mieux dire, chantait dans l'occasion aux fêtes, aux assemblées par là, on se faisait honneur, et on passait pour homme instruit. C'était toute la littérature qu'enseignaient les rhapsodes, savants de profession, mais savants sans livres longtemps. Quand l'écriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non justifiée encore aux yeux de bien des gens; on la disait propre à ôter l'exercice de la mémoire, et rendre l'esprit paresseux. Les amis du vieux temps vantaient la vieille méthode d'apprendre par cœur sans écrire, attribuant à ces nouveautés, comme on peut le voir dans Platon, et la décadence des mœurs et le mauvais esprit de la jeunesse.

:

Je ne décide point, quant à moi, si Homère écrivit, ni s'il y eut un Homère, de quoi on veut douter aussi. Ces questions, plus aisées à élever qu'à résoudre, font entre les savants des

querelles où je ne prends point de part : j'ai assez d'affaires sans celle-là, et je déclare ici, pour ne fâcher personne, que j'appellerai Homère l'auteur ou les auteurs, comme on voudra, des livres que nous avons sous le nom d'Iliade et d'Odyssée. Je crois qu'on fit des vers longtemps avant de les savoir écrire ; mais l'alphabet une fois connu, sans doute on écrivit autre chose que des vers. Le premier usage d'un art est pour les besoins de la vie; accords et marchés furent écrits avant les prouesses d'Achille. Celui qui s'avisa de tracer, sur une pomme ou sur une écorce, le nom de ce qu'il aimait avec l'épithète ordinaire Kalè, ou peut-être Kalos, suivant les mœurs grecques et antiques, celui-là écrivit en prose avant Hécatée, Phérécyde: eux essayèrent de composer des discours suivis sans aucun rhythme ni mesure poétique, et commencèrent par des récits.

L'histoire était en vers alors comme tout le reste. Homère et les cycliques avaient mis dans leurs chants le peu de faits dont la mémoire se conservait parmi les hommes. Homère fut historien; mais la prose naissante, à peine du filet encor débarrassée, s'empara de l'histoire, en exclut la poésie, comme de bien d'autres sujets; car d'abord les sciences naturelles et la philosophie, telle qu'elle pouvait être, appartinrent à la poésie, chargée seule en ce temps d'amuser et d'instruire: on lui dispute jusqu'à la tragédie maintenant; et chassée bientôt du théâtre, elle n'aura plus que l'épigramme. C'est que vraiment la poésie est l'enfance de l'esprit humain, et les vers l'enfance du style, n'en déplaise à Voltaire et autres contempteurs de ce qu'ils ont osé appeler vile prose. Voltaire s'étonne mal à propos que les combats de Salamine et des Thermopyles, bien plus importants que ceux d'Ilion, n'aient point trouvé d'Honière qui les voulût chanter; on ne l'eût pas écouté, ou plutôt Hérodote fut l'Homère de son temps. Le monde commençait à raisonner, voulait avec moins d'harmonie un peu plus de sens et de vrai. La poésie épique, c'est-à-dire historique, se tut, et pour toujours, quand la prose se fit entendre, venue en quelque perfection.

Les premiers essais furent informes; il nous en reste des fragments où se voit la difficulté qu'on eut à composer sans mètre, et se passer de cette cadence qui, réglant, soutenant le

style, faisait pardonner tant de choses. La Grèce avait de grands poëtes, Homère, Antimaque, Pindare, et parlant la langue des dieux, bégayait à peine celle des hommes. Hécatée de Milet ainsi devise ; j'écris ceci comme il me semble être véritable, car des Grecs les propos sont tous divers, et, comme à moi, paraissent risibles. Voilà le début d'Hécatée dans son histoire; et il continuait de ce ton, assorti d'ailleurs au sujet : ce n'étaient guère que des légendes fabuleuses de leurs anciens héros; peu de faits noyés dans des contes à dormir debout. Même façon d'écrire fut celle de Xanthus, Charon, Hellanicus et autres qui précédèrent Hérodote : ils n'eurent point de style, à proprement parler, mais des membres de phrases, tronçons jetés l'un sur l'autre, heurtés sans nulle sorte de liaison ni de correspondance, comme témoigne Démétrius ou l'auteur, quel qu'il soit, du livre de l'élocution. Hérodote suivit de près ces 、 premiers inventeurs de la prose, et mit plus d'art dans sa diction, moins incohérente, moins hachée : toutefois, en cette partie son savoir est peu de chose au prix de ce qu'on vit depuis. La période n'était point connue, et ne pouvait l'être dans un temps où il n'y avait encore ni langage réglé, ni la moindre idée de grammaire. L'ignorance là-dessus était telle, que Protagoras, longtemps après, s'étant avisé de distinguer les noms en mâles et femelles, ainsi qu'il les appelait, cette subtilité nouvelle fut admirée; quelques-uns s'en moquèrent, comme il arrive toujours; on en fit des risées dans les farces du temps. De ce manque absolu de grammaire et des règles, viennent tant de phrases dans Hérodote, qui n'ont ni conclusion, ni fin, ni construction raisonnable, et ne laissent pas pourtant de plaire par un air de bonhomie et de peu de malice, moins étudié que ne P'ont cru les anciens critiques. On voit que dans sa composition il cherche, comme par instinct, le nombre et l'harmonie, et semble quelquefois deviner la période; mais avec tout cela il n'a su ce que c'était que le style soutenu, et cet agencement des phrases et des mots qui fait du discours un tissu, secret découvert par Lysias, mieux pratiqué encore depuis au temps de Philippe et d'Alexandre. Théopompe alors, se vantant d'être le premier qui eût su écrire en prose, n'eut peut-être point tant de

tort. Dans quelques restes mutilés de ses ouvrages, dont la perte ne se peut assez regretter, on aperçoit un art que d'autres n'ont pas connu.

Mais ce style si achevé n'eût pas convenu à Hérodote pour les récits qu'il devait faire, et le temps où il écrivit. C'était l'enfance des sociétés; on sortait à peine de la plus affreuse barbarie. Athènes, du vivant d'Hérodote, sacrifiait des hommes à Bacchus Omestès, c'est-à-dire mangeant cru. Thémistocle, il est vrai, dès ce temps-là philosophe, y trouvait à redire; mais il n'osa s'en expliquer, de peur des honnêtes gens : c'eût été outrager la morale religieuse. Hérodote, dévot, put très-bien assister à cette cérémonie, et parle de semblables fêtes avec son respect ordinaire pour les choses saintes. On jugerait par là de son siècle et de lui, si tout d'ailleurs ne montrait pas dans quelles épaisses ténèbres était plongé le genre humain, qui seulement tâchait de s'en tirer alors, et fit bientôt de grands progrès, non dans les sciences utiles, la religion s'y opposant, mais dans les arts de goût qu'elle favorisait. Le temps d'Hérodote fut l'aurore de cette lumière, et comme il a peint le monde encore dans les langes, s'il faut ainsi parler, d'où lui-même il sortait, son style dut avoir et de fait a cette naïveté, bien souvent un peu enfantine, que les critiques appelèrent innocence de la diction, unie avec un goût du beau et une fin esse de sentiment qui tenaient à la nation grecque.

Cela seul le distingue de nos anciens auteurs, avec lesquels il a d'ailleurs tant de rapports, qu'il n'y a pas peut-être une phrase d'Hérodote, je dis pas une, sans excepter la plus gracieuse et la plus belle, qui ne se trouve en quelque endroit de nos vieux romanciers ou de nos premiers historiens, si ainsi se doivent nommer. On l'y trouve, mais enfouie, comme était l'or dans Ennius, sous des tas de fiente, d'ordures, et c'est en quoi notre français se peut comparer au latin, qui resta longtemps négligé, inculte, sacrifié une langue étrangère. Le grec étouffa le latin à son commencement, et l'empêcha toujours de se développer: autant en fit depuis le latin au français pendant le cours de plusieurs siècles. Non-seulement alors qu'écrivait Ennius, mais après Virgile et Horace, la belle langue c'était le grec à Rome, le latin chez nous au temps de Joinville et de Froissard. On ne

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