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Némésis vous observe, et frémit des blasphêmes
Dont rougit à vos yeux l'aimable vérité.

N'attirez point sur vous, trop épris de vous-mêmes,
Sa terrible équité.

C'est elle dont les yeux certains, inévitables,
Percent tous les replis de nos cœurs insensés;
Et nous lui répondrons des éloges coupables
Qui nous sont adressés.

Des châtimens du ciel implacable ministre,
De l'équité trahie elle venge les droits;
Et voici les arrêts dont sa bouche sinistre

Épouvante les rois.

Écoutez, et tremblez, idoles de la terre ;
D'un encens usurpé Jupiter est jaloux :

Vos flatteurs dans ses mains allument le tonnerre
Qui s'élève sur vous.

Il détruira leur culte ;

il brisera l'image

A qui sacrifiaient ces faux adorateurs,
Et punira sur vous le détestable hommage
De vos adulateurs.

Moi, je préparerai les vengeances célestes ;
Je livrerai vos jours au démon de l'orgueil,
Qui, par vos propres mains, de vos grandeurs funestes

Creusera le cercueil,

Vous n'écouterez plus la voix de la sagesse ;
Et dans tous vos conseils l'aveugle vanité,
L'esprit d'enchantement, de vertige et d'ivresse,
Tiendra lieu de clarté.

Sous les noms spécieux de zèle et de justice,
Vous vous déguiserez les plus noirs attentats :
Vous couvrirez de fleurs les bords du précipice
Qui s'ouvre sous vos pas.

Mais enfin votre chute à vos yeux déguisée,
Aura ces mêmes yeux pour tristes spectateurs ;
Et votre abaissement servira de risée
A vos propres flatteurs.

De cet oracle affreux tu n'as point à te plaindre,
Cher prince; ton éclat n'a point su t'abuser :
Ennemi des flatteurs, à force de les craindre,
Tu sus les mépriser.

Aussi la Renommée, en publiant ta gloire,
Ne sera point soumise à ces fameux revers:
Les dieux t'ont laissé vivre assez pour ta mémoire,
Trop peu pour l'univers.

J.-B. ROUSSEAU.

LE MÉRITE PERSONNEL.

A J.-B. ROUSSEAU.

On ne se choisit point son père :

N

Par un reproche populaire

Le sage n'est point abattu.

Oui, quoi que le vulgaire en pense,
Rousseau, la plus vile naissance (1)
Donne du lustre à la vertu.

N'envions que l'humble sagesse ;
Seule elle fait notre noblesse,
Le vice notre indignité.

Par-là se distinguent les hommes ;
Et que fait à ce que nous sommes
Ce que nos pères ont été ?

Que j'aime à voir le sage Horace
Satisfait, content de sa race
Quoique du rang des affranchis!
Mais je ne vois qu'avec colère
Ce fils tremblant au nom d'un père
Qui n'a de tache que ce fils.

(1) Rousseau, né à Paris le 6 avril 1671, était fils d'un cordonnier.

Le sang

s'altère et se répare :

Ainsi Castor, né de Tindare,
Prit place entre les immortels :
Ainsi le hideux Poliphème,
Fils indigne d'un dieu qui l'aime,
N'a pu partager ses autels.

Connais-tu ce flatteur perfide,
Cette âme jalouse où préside
La Calomnie au ris malin;
Ce cœur dont la timide audace
En secret, sur ceux qu'il embrasse,
Cherche à distiller son venin ?

Lui dont les larcins marotiques,
Craints des lecteurs les plus cyniques,
Ont mis tant d'horreurs sous nos yeux;
Cet infame, ce fourbe insigne,
Pour moi n'est qu'un esclave indigne,
Fût-il sorti du sang des dieux.

Mais nous, que d'un peu de génie
Doua le dieu de l'harmonie,
N'avilissons point ce beau feu,
Et n'arrachons à notre muse
Rien dont le remords nous accuse
Et nous interdise l'aveu.

Rousseau, sois fidèle, sincère,
Pour toi seul critique sévère,

Ami zélé des bons écrits;

Tu vas pour la race future
Ennoblir ta famille obscure;
Et je suis ton frère à ce prix.

LA MOTTE.

SUR LA MORT DE J.-B. ROUSSEAU.

QUAND le premier chantre du monde

Expira sur les bords glacés

Où l'Elbe effrayé dans son onde
Reçut ses membres dispersés,

Le Thrace, errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l'air en retentirent;
Et dans les antres qui gémirent
Le lion répandit des pleurs.

Des vastes rochers du Rhodope,
Que son art fit souvent mouvoir,
Jusqu'aux barrières de l'Europe,
Tout fut soumis à son pouvoir :
Il donna des mœurs à la terre,
Étouffa le feu de la guerre,

Réunit les humains tremblans.
Siècle heureux où l'homme sauvage
Honorait d'un égal hommage

Les dieux, les rois et les talens!

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