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Montaigne.

qu'il apprît le latin comme une langue maternelle et lui donna pour professeur un Allemand qui ne parlait pas le français. Le père, les domestiques, tout le monde à la maison, dut apprendre quelques mots de latin pour que l'enfant n'entendît jamais d'autre langue. Il apprit ainsi la langue de Cicéron, comme s'il eût vécu du temps du grand orateur, et l'on en vit la preuve dans les nombreuses citations dont son livre est rempli. Au collège il eut occasion de jouer dans des tragédies latines écrites par Muret et Buchanan, et lorsqu'il alla à Rome, bien des années plus tard, il se trouva comme chez lui parmi les ruines de l'ancienne ville et dit qu'il aurait pu servir de guide aux guides euxmêmes. Son père s'occupa avec tendresse de l'éducation de son fils et celui-ci lui en garda une profonde gratitude. A l'âge de quatorze ans Montaigne commença l'étude du droit et il devint ensuite conseiller au parlement de Bordeaux. C'est là qu'il rencontra La Boétie, l'auteur de la "Servitude Volontaire" ou le "Contr'un," qui mourut jeune et qui est mentionné d'une manière si touchante dans les" Essais." Montaigne fut conseiller au Parlement jusqu'à l'âge de trente-huit ans, puis il se retira de la magistrature et se mit à écrire cette œuvre extraordinaire, la plus remarquable du XVIe siècle, les "Essais." Il est bien difficile de donner une idée de ce livre; Montaigne s'étudie lui-même, parle de luimême, et en ce faisant étudie l'humanité, parle de l'humanité. Il a le jugement clair et sain et son style, quoique original, est un modèle d'élégance et de clarté. Il n'y a aucun ordre dans les "Essais; ce sont des réflexions sur divers sujets auxquels a

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pensé l'auteur et qui lui sont suggérées par ses lectures ou par les événements ordinaires de la vie. Le chapitre le plus célèbre est probablement celui qui est consacré à "l'Institution des Enfants et qu'il faut étudier avec l'ouvrage de Rabelais sur le même sujet. Voici quelques paroles bien sensées sur l'étude de l'histoire: "Quel proufit ne fera il, en cette part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruyne de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion; ny tant où mourut Marcellus, que pourquoi il feut indigne de son debvoir qu'il mourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires qu'à en juger." Voilà ce que veut Montaigne, c'est de juger, et son esprit sceptique tâche de se servir de la raison pour tout comprendre. Il explique clairement ce qu'il veut dire, il raisonne bien, mais il n'arrive à aucune conclusion et termine en disant: "Que sais-je ?" Il veut que son élève étudie avant tout la philosophie, mais il semble avoir séparé la morale et la religion de la philosophie et ne mentionne ni l'une ni l'autre. C'est là le grave défaut du livre de Montaigne, c'est le scepticisme, indiqué de la manière la plus naturelle, avec toute franchise, comme il le fait d'ailleurs en parlant de ses défauts et de ses qualités. C'est surtout dans "l'Apologie de Raymond Sebond" que se voit le pyrrhonisme de Montaigne. Disons pour sa justification qu'il vivait dans un temps où il était difficile d'avoir une croyance ferme en quoi que ce fût. Ce n'était pas à la cour des Valois, où il était sur un pied d'intimité, qu'il pouvait prendre des exemples

de vertu, et Henri IV, qu'il connut et aima, ne pouvait prétendre à la sainteté de son aïeul, Louis IX. Montaigne est essentiellement, comme l'a dit Mme. de Sévigné, de bonne compagnie et on lira toujours les "Essais avec plaisir et aussi avec profit; car si l'auteur n'arrive à aucune conclusion, il nous permet de le faire, en nous présentant avec vigueur et clarté tous les sujets qui concernent l'homme. La première édition des "Essais" parut en 1580; ensuite Montaigne voyagea en Allemagne, en Suisse et en Italie. Pendant son absence il fut appelé à remplir les fonctions de maire de Bordeaux, une position de haute dignité, dont il s'acquitta si bien qu'après deux ans il fut réélu. Malheureusement, avant la fin de son second terme, la peste éclata à Bordeaux et le maire fit ce que nous condamnerions sévèrement aujourd'hui, il abandonna son poste pour échapper à la contagion. En 1588 il donna une nouvelle édition des "Essais," augmentée d'un troisième livre. Pendant les troubles de la Ligue il eut à souffrir des violences des deux partis, les catholiques et les huguenots, et fut même enfermé à la Bastille. Il fut libéré peu après et rencontra à Paris Mlle de Gournay, qui était venue de sa province pour le voir et qu'il appela sa fille d'alliance. On sait qu'elle donna en 1595 une troisième édition des œuvres de Montaigne. Се grand écrivain mourut en 1592, et le sceptique, l'homme du "que sais-je?" rendit son âme à Dieu, selon Étienne Pasquier, en joignant les mains devant l'hostie qu'élevait le prêtre pendant la messe dite à sa demande dans sa chambre.

Nous ne dirons rien des autres moralistes du XVIe siècle et du "Traité de la Sagesse" de Charron,

imité de Montaigne; voyons maintenant le théâtre de la Renaissance.

CHAPITRE V

LE DRAME

Nous avons vu que le drame du moyen âge continua jusqu'au milieu du XVIe siècle et que, le 17 Tragédie novembre 1548, le Parlement défendit la "Cléopâtre" représentation des mystères sacrés à la (1552). Confrérie de la Passion établie depuis peu de temps à l'Hôtel de Bourgogne. Ceux-ci jouèrent pendant quelque temps des pièces profanes, puis en 1588 louèrent leur salle à une troupe de comédiens venus de province et qui devaient être plus tard les grands comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. La chute des mystères fut amenée, non seulement par des scrupules religieux, mais aussi parce que les écrivains de la Renaissance voulaient rompre avec les traditions du moyen âge et prendre l'antiquité pour modèle. On traduisit des pièces grecques et latines, et en 1552 Jodelle fit jouer une tragédie et une comédie imitées des anciens. "Cléopâtre" fut jouée devant Henri II à l'Hôtel de Reims et au collège de Boncourt et inaugura la tragédie classique. L'auteur n'avait que vingt ans et joua la pièce lui-même avec ses amis de la Pléiade. L'œuvre de Jodelle n'a pas grand mérite littéraire, mais elle est la première tragédie française, de même qu'"Eugène" est la première comédie. Avec des pièces divisées en actes et en scènes, ayant un plan régulier, nous voyons un grand progrès sur le

drame sérieux et le drame comique du moyen âge. "Cléopâtre" est en cinq actes, l'action y est presque nulle, et c'est par des récits que nous apprenons ce qui se passe. L'ombre d'Antoine se lamente sur son sort et apparaît à Cléopâtre, à qui elle dit que la reine suivra de près son époux au tombeau. Cléopâtre forme le dessein de se donner la mort, et le chœur parle de l'instabilité des choses humaines. Octave paraît dans le second acte et plaint Antoine, mais ses officiers lui disent que les dieux ont puni l'orgueil de celui-ci. Le chœur cite de nombreux exemples de personnes dont les dieux ont puni l'orgueil. Au troisième acte nous voyons Octave et Cléopâtre; celle-ci implore la pitié du vainqueur pour elle et ses enfants et lui livre ses trésors. Séleuque, serviteur de la reine, dit à Octave qu'elle a caché presque toutes ses richesses, Cléopâtre frappe Séleuque, Octave tâche de la calmer, et le choeur parle du courage et de l'énergie qu'a déployés la reine et prévoit qu'elle ne se soumettra pas au vainqueur. Le quatrième acte nous montre Cléopâtre qui annonce qu'elle va se tuer sur le tombeau d'Antoine, et le chœur déplore cette résolution. Au cinquième acte on annonce au peuple d'Alexandrie la mort de Cléopâtre, et le chœur, dans de grandes lamentations, célèbre son courage.

Les unités de temps, de lieu, et d'action sont observées dans l'œuvre de Jodelle et le dialogue est parfois vif. La pièce est en vers de dix pieds dans trois actes et en vers alexandrins dans deux. Elle contient le germe de toutes les tragédies classiques françaises, dont le but sera, non le développement d'une intrigue, mais l'étude psychologique des passions humaines. Jodelle écrivit aussi "Didon" en

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