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Quel écrivain a réuni plus de titres pour plaire et pour intéresser? Mais aussi quel écrivain est plus souvent relu, plus souvent cité? Quel autre est mieux gravé dans la mémoire de tous les hommes instruits, et même de ceux qui ne le sont pas ? Le poète des enfants et du peuple est en même temps le poète des philosophes. Cet avantage qui n'appartient qu'à' lui seul, peut être dû en partie au genre de ses ouvrages; mais il l'est surtout à son génie. Nul auteur n'a dans ses écrits plus de bon sens joint à plus de bonté. Nul n'a fait un si grand nombre de vers devenus proverbes. Dans ces moments qui ne reviennent que trop, où l'on cherche à se distraire de soi-même et à se défaire du temps, quelle lecture choisit-on plus volontiers? Sur quel livre la main se porte-t-elle plus souvent? Sur la Fontaine. Vous vous sentez attiré vers lui par le besoin d'un sentiment doux. Il vous calme et vous reconcilie avec vous-même. On a beau le savoir par cœur; on le relit toujours, comme on est porté à revoir. Les gens qu'on aime, sans avoir rien à leur dire,

NOTICE

SUR

LA VIE

D'ESOPE.

ESOPE naquit à Cotis, bourg de Phrygie, dans le sixième siècle avant l'ère chrétienne. On ignore l'époque précise de sa naissance: tout ce qui paroît sûr, c'est qu'il florissoit en même temps que les sept Sages: Il fut d'abord esclave de deux philosophes, de Xantus et d'Idmon. Planude, qui nous a donné une prétendue histoire de sa vie, a rassemblé bien des faits sur le temps de son esclavage, mais il est évident par leur mature même qu'ils n'ont eu d'autre fondement, ou que l'imagination de ce moine grec, aussi borné que peu judicieux, ou qu'une tradition populaire non moins absurde. Idmon affranchit Esope, qui avoit mérité ce bienfait par son exactitude à ses devoirs, par une philosophie assaisonnée de gaieté, et par une âme supérieure à son état et libre dans la servitude même.

Plus philosophe que ces hommes à qui la Grèce, dans son enthousiasme, avoit donné le nom de Sages, il prit une marche différente d'eux, et fut plus utile. Au lieu de ces sentences boursoufflées, si admirées des Grecs, quoiqu'elles ne renfermassent souvent qu'une pensée triviale et commune, il se servit de Fapologue, qu'Hésiode avoit inventé, pour donner, sous le voile de l'allégorie, de grandes leçons aux hommes. Afin d'intéresser davantage, il mit la morale en action, et à l'aide des animaux et même de la nature inanimée, non-seulement il enseigna la vertu, mais il attaqua encore avec succès les vices et les ridicules de son temps. Le nom d'Esope se répandit bientôt dans toute la Grèce et dans les lieux circonvoisins. Croesus, roi de Lydie, qui entendit parler de sa haute sagesse, l'appela à sa cour et l'y fixa par ses bienfaits. C'est là qu'il vit, vers la 48e. Ölympiade, le célèbre Solon. Le fabuliste et le philosophe se lièrent, mais ils furent bientôt obligés de se séparer. Solon, philosophe dur et austère, avoit une âme indépendante qui ne pouvoit se plier aux ménagements que l'on doit aux grands: né dans une république, il regardoit ces égards comme une foiblesse. Avec ces sentiments, comment auroit-il pu long-temps plaire dans une cour corrompue, où il n'apportoit que les préceptes d'une morale importune? Esope, au contraire à qui son premier état avoit donné la connoissance des hommes, traita le roi et les courtisans comme des enfants malades: il avoit vu qu'il ne réussiroit à leur rendre la santé et la vigueur de l'âme, qu'autant qu'il abreuveroit d'une douce liqueur les bords du vase qui contiendroit les sucs amers de la vérité Solon choqua sans faire le bien qu'il s'étoit proposé et fut renvoyé: Esope plut et fut comblé de biens. En vain le sage fabuliste avoit dit au philosophe. Solon, n'approchons pas des rois, ou disons-leur des choses agréables. Point, avoit répondu le philosophe, ne leur disons rien, ou disons-leur de bonnes choses. Mot bien peu digne du soin qu'on a eu de nous le transmettre, puisqu'on peut dire la vérité aux rois sans

les offenser, et qu'il est aisé même de la leur fairegoûter, quand on la leur présente avec les ménages ments et les égards dus à leur rang suprême. La flatterie seule est un crime.

Quoique Esope se fût fixé à la cour de Croesus, il s'en éloignoit de temps en temps pour voyager: Les voyages, dans ces temps-là, n'étoient pas de purs objets de curiosité: ils étoient des sources d'instruction. On alloit en Egypte, et jusqu'au fond des Indes, puiser les oracles de la sagesse, et en Grèce étudier les écrits des génies qui l'avoient déjà illustrée; et s'y former le goût. Dans un des voyages qu'Esope fit à Athènes, cette célèbre république, qui étoit destinée à faire de si grandes choses avec de si petits moyens, gémissoit sous le joug de Pisistrate. Quoique cet usurpateur eût toutes les qualités d'un bon roi, qu'il fût doux, modéré, ami des arts et protecteur des talents, et qu'il répandit les lumières et l'esprit de civilisation, les Athéniens regrettoient la liberté dont ils avoient joui. Témoin de leurs murmures, il leur raconta la fable des Grenouilles qui demandèrent un roi à Jupiter. Il fit ce voyage dans la 55e. Olympiade, peu de temps avant la mort de Solon, sor ami.

Il visita aussi dans différents voyages l'Egypte, la Perse et les pays voisins: il fut accueilli partout comme un sage dont la présence ne pouvoit qu'ho, norer. Les rois de Memphis et de Babylone le reçurent avec distinction, et envièrent plus d'une fois à celui de Lydie le bonheur de l'avoir à sa cour. Il laissoit partout, en échange des honneurs qu'on lui rendoit, son utile et ingénieuse morale.

Au retour d'un de ces voyages à la cour de Crosus, ce prince l'envoya à Delphes, pour un sacrifice qu'il vouloit faire à Apollon. Les Delphiens, peuple léger et vain, n'en firent aucun cas et l'accueillirent mal. Tout Philosophe qu'il étoit, il en fut, dit on vivement affecté, et, pour les humilier, leur dit la fable des Bâtons flottants, qui de loin paroissent quelque chose et qui de près ne sont rien. Si le fait

est vrai, comment Esope, qui connoissoit si bien les hommes, pouvoit-il ignorer qu'il est plus dangereux, d'offenser un peuple que le despote le plus féroce? Un tyran, quelque cruel qu'on le suppose, peut se laisser fléchir, par les larmes, les prières, le repentir. Un peuple est inflexible et inexorable dans sa vengeance. Les Delphiens furieux résolurent sa perte, mais pour couvrir leur vengeance du voile de la justice, ils cachèrent adroitement parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, afin de le condamner comme coupable de vol et de sacrilége. Esope s'en retournoit tranquillement par la route de la Phocide, lorsqu'ils fondirent sur lui, l'arrêtèrent, le ramenèrent à Delphes, et après un procès où la passion rendit impuissante la force de ses raisons, ils le précipitè rent du haut d'un rocher.

Telle fut la fin de ce célèbre fabuliste que la Grèce admiroit, et qui avoit si bien mérité des hommes. Dès qu'on fut instruit des circonstances de sa mort, l'indignation fut générale. L'Assemblée des Grecs s'empressa d'envoyer des commissaires pour informer contre les auteurs de ce crime et pour les punir. Athènes lui érigea une statue, et les Delphiens euxmêmes ne tardèrent pas à élever une pyramide en son honneur. Ajoutons encore à sa gloire que Socrate, le jour même de sa mort, mit en vers quelques-unes de ses fables, et que Platon, qui avoit banni de sa république Homère et tous les poètes comme des corrupteurs du genre humain, n'y admettoit que le seul Esope qu'il considéroit comme son précepteur le plus. utile.

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