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Il semble qu'un homme du caractère de la Fontaine n'auroit jamais dû s'engager dans les liens du mariage. I se maria néanmoins, non par goût, mais par complaisance pour ses parents, et épousa Marie Héricart, fille d'un lieutenant au baillage royal de la Ferté-Milon. Il en eut un fils dont la posterité subsiste Château-Thierry. "Elle ne "manquoit, dit l'abbé d'Olivet, ni d'esprit ni de "beauté; mais, pour l'humeur, elle tenoit fort de "cette Mde. Honesta, qu'il dépeint dans sa nouvelle "de Belphegor; aussi ne trouvoit-il d'autre secret 16 que celui de Belphegor pour vivre en paix; je 66 veux dire qu'il s'éloignoit de sa femme le plus "souvent et pour le plus long-temps qu'il pouvoit, * mais sans aigreur et sans bruit. Quand il se "voyoit poussé à bout, il prenoit tout doucement "le parti de s'en venir seul à Paris, et il y passoit "des années entières, ne retournant chez lui que "pour vendre quelque portion de son bien,"

Quelque honneur que la Fontaine ait fait au siècle de Louis le grand, il fut le seul de ceux qui l'ont illustré qui n'eut aucune part aux bienfaits de ce monarque. Cet oubli de la part d'un roi qui récom pensoit les talents, même dans les pays étrangers, seroit inexplicable, si l'on ne savoit qu'il fut dû, dụ moins en partie, à une vengeance du célèbre ministre Colbert: tant il est vrai que les plus grands hommes ne sont pas exempts de foiblesses, et que, par ce tribut qu'ils payent à l'humanité, ils consolent de leur supériorité le reste des hommes. Voici le fait. Dans le premier voyage que la Fontaine fit à Paris ou Mde. la Duchesse de Bouillon le mena, il fut voir un de ses parents qui étoit placé chez M. Fouquet, surintendant des finances. Présenté à ce ministre i en obtint une pension pour laquelle, à chaque quartier, il faisoit une quittance en vers. A la disgrâce de ce protecteur généreux, il fut un de ses plus zélés défenseurs, et fit cette célèbre élégie, monument éternel de sa reconnoissance, où il dé

plore avec tant de sentiment et d'âme, les malheurs de ce ministre, peut-être un peu trop dissipateur, mais juste, probe et vertueux. Cet attachement si rare fut un crime aux yeux de Colbert, qui ne put jamais le lui pardonner, et qui, pour le lui faire expier, ne le porta jamais sur aucune des listes des gens de lettres qui méritoient des encouragements et des récompenses. La Fontaine eût langui dans la misère après la disgrâce de M. Fouquet, si Mde. de la Sablière ne l'eût retiré chez elle, et n'eût pris soin de sa fortune. Grâce aux bontés de cette illustre bienfaitrice, la Foutaine vécut exempt de toute espèce de soin, vivant au jour la journée, et ne s'occupant que du présent sans jamais songer au lendemain. C'est cette insouciance de caractère que Mde. de la Sablière avoit en vue, quand un jour, aprè avoir congédié tous ses domestiques, elle dit avec autant de grâce que de finesse: Je n'ai gardé auprès de moi que mes trois animaux, mon chien, mon chat et la Fontaine. Ily vécut vingt ans.

A la mort de cette femme, dit un historien de “sa vie, il se retira chez M. d'Hervart son ami; et "ce fut à cette occasion qu'il dit ce mot si touchant, "si naïf, et qu'on peut appeler un mot de caractère. "Quelques jours après avoir perdu Mde. de la Sa"blière, il rencontra M. d'Hervart: Mon cher la “Fontaine, lui dit cet homme estimable, j'ai su le "malheur qui vous est arrivé. Vous étiez logé chez "Mde. de la Sablière; elle n'est plus; j'allois vous proposer de venir loger chez moi....y allois, répondit la Fontaine."

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C'est à la mort de Mde. de la Sablière que des seigneurs anglois à qui Mde. la duchesse de Mazarin et Saint-Evremont avoient fait connoître son mérite, lui offrirent un asile en Angleterre, avec cet empressement, cette noblesse et cette grandeur d'âme qui les ont caractérisés dans tous les temps. Les bienfaits de M. le duc de Bourgogne le retinrent en France. Eh! qui pouvoit mieux connoître tout le

mérite du bon la Fontaine qu'un prince dont Fénélon avoit formé l'esprit, le cœur et le goût.

A peine la Fontaine étoit-il établi chez M. 'd'Hervart qu'il essuya une maladie dangereuse. Il fit de sérieuses réflexions sur sa vie passée, et surtout sur le scandale qu'il avoit donné par ses contes; il promit d'en faire une réparation publique. A cet effet, il fit prier quelques membres de l'Académie de se rendre chez lui au moment où on lui administreroit les sacrements, afin qu'ils fussent témoins de son repentir. Malgré sa foiblesse, il parla avec beaucoup de force, et promit en leur présence, non-seulement de ne jamais contribuer au débit de ses contes, mais de renoncer même au profit d'une édition qu'il avoit consenti qu'on en fit en Hollande. M. le duc de Bourgogne, qui fut instruit de cette belle action, lui envoya une bourse de cinquante louis.

La Fontaine revint de cette maladie et persévéra dans ses bons sentiments: mais entraîné par l'inconstance de son caractère, il laissa encore échapper le conte de la Clochette et même, dit-on, quelques autres. On sait encore que c'est après cette maladie que dînant chez M. de Sillery, évêque de Senlis, où la conversation rouloit sur le goût du siècle, il tint ce propos si ridicule, mais qui le peint si bien: Vous trouverez encore parmi nous, dit-il très-sérieusement, une infinité de gens qui estiment plus Saint-Augustin que Rabelais. Quoique tout le monde éclatat de rire, il ne s'aperçut pas de la disparate.

La Fontaine ne passa que deux ans dans la maison de son ami Hervart. Il y mourut le 13 Mars, 1695, à 74 ans dans les vifs sentiments de religion, après une maladie assez courte. Une chose digne de remarque, c'est que la France perdit dans la même année et à un mois l'un de l'autre, les deux auteurs les plus originaux et les plus inimitables qu'elle ait jamais eus, la Fontaine et Mde. de Sévigné. C'est pendant cette dernière maladie que la garde qu'on lui avoit donnée, frappée de la

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vivacité avec laquelle son confesseur l'ex hortoit à la pénitence, lui dit: Eh ne le tourmentez pas tant; il est plus bête que méchant: Dieu n'aura jamais le courage de le damner. Ce propos fait connoître l'opinion que le peuple même avoit de la Fontaine. Quelque temps avant sa mort, il avoit réprimé les saillies de son imagination, et pour réparer autant qu'il étoit en lui le mal qu'il avoit fait, il avoit entrepris de traduire en vers les hymnes de l'église. Mais soit que son esprit fût affoibli par l'âge ou par les austérités, soit qu'il ne fût pas propre à cette sorte d'ouvrage, sa traduction est mauvaise et de nos jours totalement oubliée. Lorsqu'on le déshabilla pour l'envelopper d'un suaire, on le trouva couvert d'un cilice. Il avoit fait lui-même cette épitaphe qui le peint si bien.

Jean s'en alla comme il étoit venu,
Mangeant son fonds avec son revenu,
Croyant trésor chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser;
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.

Il fut enterré dans le cimetière de Saint-Joseph, à l'endroit même où Molière son ami avoit été mis 22 ans auparavant.

Si la Fontaine n'a pas joui pendant sa vie de la réputation et de la gloire qu'il méritoit à tant de titres; si son siècle ne lui a pas rendu les hommages qu'il lui devoit, la postérité plus juste a réparé avec éclat les torts de ses contemporains. Son nom a retenti dans toute la France; sa mémoire a été chère à tout le monde et vit dans le cœur de tout vrai François. Les artistes les plus célèbres se sont disputé l'honneur de nous conserver ses traits, et d'embellir de leurs savants dessins les fruits de ses heureux loisirs; et Louis XV et Louis XVI ont fait oublier la négligence inexcusable de leur prédécesseur le premier, en exemptant les descendants de

ce grand homine de toute taxe et de toute imposition, distinction d'autant plus flatteuse qu'elle n'avoit jamais été accordée au génie; et le second, en ordonnant de lui ériger une statue en marbre blanc, pour être placée dans le salon que ce prince infortuné avoit destiné aux grands hommes de la France.

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