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un homme sensible dont l'âme se répand. La raison se montre seule chez le Grec; elle est légèrement assaisonnée chez le Latin; chez le François, elle est revêtue de tous les charmes de l'imagination. Le style d'Esope est simple; celui de Phèdre est peigné ; il joint l'élégance et la correction à la simplicité; le style de la Fontaine a toutes les formes qui peuvent plaire: il est riche et varié comme la nature. "Ob"servateur scrupuleux de ces convenances dont la "réunion forme ce qu'on appelle la vérité en poésie comme en peinture, ses personnages, dit un his"torien de sa vie, quels qu'ils soient, disent presque "toujours ce qu'ils doivent dire dans leur position. "Il a su donner à son dialogue cette précision, ce “naturel, une des plus rares qualités du style, même "dans les meilleurs écrivains, et peut-être la seule "qu'on n'acquiert point par l'étude. Il faut lire ses vers pour connoître toutes les ressources de notre langue, et la varieté des formes dont elle est susceptible, quand elle est maniée par un homme de génie. On trouve dans plusieurs de ses fables l'élégance et la sensibilité de Tibulle; dans d'autres "le nombre et l'harmonie de Virgile: ici, la déli"catesse d'Horace, son esprit, son goût; là, cette "finesse de réflexion qui rend les ouvrages de cet "ancien poète si utiles, si agréables: en un mot, la "Fontaine a toutes les sortes de style, et, dans cha

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cun, les beautés qui lui sont propres, sans excepter "même les mouvements les plus pathétiques et les "plus impétueux de l'éloquence." En effet, quel poète, soit parmi les anciens, soit parmi les moderues, lui est supérieur dans l'art de peindre, et dans celui d'exciter ces sensations douces et ces impressious délicieuses qui affectent si agréablement le cœur? Où trouvera-t-on plus d'images gracieuses, plus de rapprochements heureux et inattendus, plus de contrastes frappants? Qui a jamais mieux désigné ses personnages et mieux fait connoître leurs moeurs ou leur figure, ou qui a mieux rendú les plus petits

détails? Quel est l'auteur enfin qui offre plus de pensées, ou profondes, ou gracieuses, ou fines, entremêlées dans ses récits, plus de tours vifs et piquants, et plus d'expressions hardies et fortes?

Le mérite de cet homme extraordinaire et unique en son genre ne fut pas connu de son temps comme ik l'est de nos jours. Si l'on excepte le due de la Rochefoucault, Mesdames de Sévigné et de la Fayette, Molière, Racine, Saint-Evrement, Fontenelle, et Bayle, personne ne l'apprécia ce qu'il valoit. On vit plutôt en lui le bon homme que cet heureux génie qui devoit à jamais illustrer sa patrie. Despréaux lui-même, qui étoit plus qu'un autre fait pour le bien juger, partagea cette erreur. Il est vrai cependant, selon l'auteur du Bolcana, que ce critique judicieux lui rendit enfin justice de vive voix: mais n'étoit-ce pas dans son Art Poétique qu'il devoit en parler? Pouvoit-il avoir une occasion plus favorable pour faire connoître son opinion? La fable n'est-elle pas un véritable poème qui a sa marche, ses progrès, ses incidents, sa durée et son dénouement? N'a-t-elle pas un caractère qui la distingue, et un style qui lui est propre ? N'est-ce point un genre particulier, et, sous ce rapport, Despréaux ne devoit-il pas en faire connoître la nature, ayant surtout parlé de l'épigramme, du sonnet, du romleau, du vaudeville même qui certainement sont des genres bien inférieurs? Avouons de bonne foi que ce silence est inexcusable dans Despréaux, d'ailleurs si bon juge.

Viendroit-il de ce que la Fontaine n'a rien inventé? Mais qu'importe qu'il ait ou qu'il n'ait pas inventé les sujets de ses fables, si, en les prenant dans Esope, Phèdre ou Pilpay, il a porté ce genre à un point de perfection où personne n'avoit atteint avant lui, et dont on n'avoit pas même l'idée? Plusieurs fabulistes et surtout la Motte l'emportent en invention. Mais après avoir lu leurs fables, est-on tourmenté du désir de les relire une seconde fois, comme celles de la Fontaine? Ou les lit pour dire qu'on les a lues, au

Tieu que plus on lit celles de la Fontaine, plus on se convainc qu'elles sont le livre de tous les âges et le manuel de l'homme de goût.

L'attribueroit-on à l'incorrection du style de la Fontaine? Je conviens que, tout enchanteur qu'il est, il offre quelques fautes de construction et de langage : mais c'est dans ses contes et dans ses autres ouvrages: et non pas dans ses fables. Si l'on passe sur quelques expressions qui ont vieilli, et sur un petit nombre de tours surannés qu'il employoit à dessein afin d'être plus naïf, on y trouvera peu à reprendre; et quelle grâce même dans ces défauts! Entraîné par un charme secret, l'esprit n'éprouve, dans la lecture de ses fables, que le plaisir d'être délicieusement ému, et ne voit dans cette molle négligence que le grand maître et l'écrivain original. Il y reconnoît l'empreinte de la nature.

Quel dommage que la Fontaine ne se soit pas borné au seul genre de l'apologue! En s'y attachant uniquement, à quel degré de perfection ne l'eût-il pas porté ! de quelles grâces nouvelles ne l'eût-il pas encore embelli? Mais vrai papillon du Parnasse, comme il disoit lui-même, il alloit de fleur en fleur, et d'objet en objet, et ne pouvoit se fixer à rien. Il passoit avec rapidité d'un genre à un genre très-opposé, selon l'inconstance ou les caprices de son imagination: mais comment ne sentoit-il pas qu'il n'étoit plus le même, toutes les fois qu'il abandonnoit le genre de l'apologue. Ce qui avoit fait dire à Mde. de Sévigné : "Je voudrois faire une fable qui lui fit entendre com"bien cela est misérable de forcer son esprit à sortir "de son genre, et combien la folie de vouloir chanter 66 sur tons les tons fait une mauvaise musique."

L'assertion de Mde. de Sévigné est néanmoins trop forte et trop générale. Ses contes sout, dans un genre inférieur, aussi parfaits que ses fables, excepté que la diction en est moins pure, et la rime plus négligée. D'ailleurs, et c'est l'opinion de la Harpe, c'est toujours ce talent de la narration dans un degré unique. Si plusieurs de ses autres ouvrages n'ont point ajouté

à sa réputation, ils sont assez agréables pour qu'on lui sache gré de nous les avoir donnés. Ils eussent illustré › tout autre que lui. Le Florentin est un des plus jolis actes qui égayent encore le théâtre de Thalie; l'idée de sa Clymène est ingénieuse, et la pièce est pleine de délicatesse. Son poème de la mort d'Adonis, Philémon et Baucis et les Filles de Minée ont des endroits foibles et peu soignés, mais ils en ont de charmants, et que la Fontaine seul pouvoit faire. Son roman de Psyché sans doute, a des longueurs, et renferme trop d'épisodes; mais quel charme, quelle délicatesse dans. le tableau de Vénus portée sur les eaux dans une conque marine, et dans l'hymne à la volupté. C'est dans cet ouvrage qu'il a prouvé qu'il savoit aussi écrire en prose. La Fontaine a eu encore la gloire de nous avoir donné la meilleure élégie que nous ayons dans notre langue: c'est celle qu'il fit à l'occasion du malheureux Fouquet. Elle ne fait pas moins d'honneur à son esprit qu'à son cœur.. Son âme s'y montre tout entière.

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Né sans ambition, il cultivoit les lettres au sein de l'amitié. Au-dessus de tout désir de fortune, il ne concevoit pas comment on pouvoit se donner tant, de peines pour y parvenir; il méprisoit toutes ces misérables intrigues dont l'effet est presque toujours de faire donner à l'homme indigne ou au talent médiocre les récompenses et les places qui devroient être le seul. appanage du mérite et du vrai talent. Quoiqu'il ait eu le malheur de composer des ouvrages trop libres, ses mœurs étoient pures, et ses discours très-réservés. Il ne lui échappa jamais en société un mot qui pût of fenser la pudeur, ou ridiculiser la vertu. Il n'avoit jamais pensé que ses contes pussent être dangereux, et lorsqu'il en avoit pris les sujets dans Bocace, Rabelais ou la reine de Navarre, il n'y avoit vu qu'un jeu d'esprit, ou que l'élan d'une imagination enjouée.

La Fontaine étoit naturellement rêveur et distrait, même avec ses amis et au milieu de la société ; on peut même dire que sa vie a été une distraction continuelle. Ou en rapporte des traits qui étonnent. Un jour que Mde, de Bouillon alloit un matin à Versailles, elle vit

la Fontaine rêvant sous un arbre du Cours: le soir en revenant, elle le trouva au même endroit et dans la même attitude, quoiqu'il fit assez froid et qu'il eût plu toute la journée. Voici une autre distraction plus singulière encore. Il rencontra dans une société un jeune homme qui lui plut beaucoup; il en fit uu grand éloge: Eh! c'est votre fils, lui dit-on; il répondit en rêvant, Ah! j'en suis bien aise. La suivante n'est pas moins singulière. Un jour qu'il dînoit avec Molière, Despréaux et quelques autres de ses amis, il soutenoit contre Molière que les aparté du théâtre sont contre le bon sens. Est-il possible, disoit-il, qu'on entende des loges les plus éloignées cs que dit un acteur, et que celui qui est à ses côtés ne l'entende pas? Après avoir soutenu son opinion, il se plongea dans sa rêverie ordinaire. Il faut avouer, dit Despréaux tout haut, que la Fontaine est un grand coquin, et continua sur ce ton sans que le rêveur s'en aperçut. Tout le monde éclata de rire. Entin on le tira de sa rêverie, et on lui dit qu'il devoit moins condamner les aparté que les autres, puisqu'il étoit le seul de la compagnie qui n'avoit rien entendu de ce qu'on venoit de dire si près de lui, et contre lui-même.

Ces distractions continuelles l'exposèrent souvent à la raillerie de ses amis qui le ménageoient peu dans ces occasions. Un soir qu'il soupoit avec Molière, Racine, Despréaux, et quelques amis communs, il étoit plus distrait qu'à l'ordinaire. Absorbé dans de profondes méditations, il ne prenoit aucune part à ce qui se passoit autour de lui. Racine et Despréaux voulant le tirer de sa rêverie, le railloient très-durement. Molière, qui trouva qu'ils passoient les bornes de la plaisanterie, prit un des convives à part, et lui dit avec vivacité ce mot célèbre, qui lui fait tant d'honneur: Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n'effaceront pas le bon homme: car c'est ainsi que ses amis et ses contemporains l'avoient nommé.

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