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Autant qu'un patriarche (3) il vous faudroit vieillir.
A quoi bon charger votre vie

Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;-
Tout cela ne convient qu'à nous.

Il ne convient pas à vous-mêmes,

Repartit le vieillard. Tout établissement

Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement?
Mes arrières-neveux me devront cet ombrage:
Hé bien! défendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui ;
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l'aurore

Plus d'une fois sur vos tombeaux.
Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se noya dans le port, allant à l'Amérique (4),
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars (5) servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre

Que lui-même il voulut enter :

Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre que je viens de raconter.

Ce

(3) Autant que ces hommes qui, dans les premiers âges du monde, vivoient plusieurs siècles.

(4) On dit a présent en Amérique. (5) Dans les armées.

IX. Les Souris et le Chat-huant.

Il ne faut jamais dire aux gens,
Ecoutez un bon mot, oyez une merveille.
Savez-vous si les écoutants

En feront une estime à la vôtre pareille?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté:
Je le maintiens prodige, et tel que d'une fable
Il a l'air et les traits, encor que véritable.

On abattit un pin pour son antiquité,

Vieux palais d'un hibou, triste et sombre retraite
De l'oiseau qu' Atropos (1) prend pour son interprète.
Dans son trouc caverneux, et miné par le temps,
Logeoient, entre autres habitants,

Force souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L'oiseau les nourrissoit parmi des tas de blé,
Et de son bec avoit leur troupeau mutilé (2).
Cet oiseau raisonnoit, il faut qu'on le confesse.
En son temps, aux souris le compagnon chassa:
Les premières qu'il prit du logis échappées (3),
Pour y remédier, le drôle estropia

Tout ce qu'il prit ensuite; et leurs jambes coupées
Firent qu'il les mangeoit à sa commodité,

Aujourd'hui l'une, et demain l'autre.
Tout manger à la fois, l'impossibilité

S'y trouvoit, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance alloit aussi loin que la nôtre :
Elle alloit jusqu'à leur porter

Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu'un cartésien s'obstine

A traiter ce hibou de monstre et de machine!
Quel ressort lui pouvoit donner

(1) Celle des trois Parques qui donne la mort.

(2) Leur avoit coupé les

pattes.

(3) S'étant échappées,

Le conseil de tronquer un peuple mis en mue (4) ?,
Si ce n'est pas là raisonner,

La raison m'est chose inconnue.
Voyez que d'arguments il fit:

Quand ce peuple est pris, il s'enfuit;

Donc il faut le croquer aussitôt qu'on le happe.
Tout! il est impossible. Et puis pour le besoin.
N'en dois-je point garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu'il échappe.

Mais comment? Otons-lui les pieds. Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite!
Quel autre art de penser Aristote (5) et sa suite
Enseignent-ils, par votre foi?*

(4) Mettre en mue se dit des volailles qu'on enferme dans un lieu obscur et serré pour les engraisser.

(5) Philosophe grec, chef des péripatéticiens. Il réduisit en méthode l'art de raisonner.

Ceci n'est point une fable; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci : mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d'écrire dont je me sers. La Fontaine.

EPILOGUE.

C'est ainsi que ma muse, aux bords d'une onde pure, Traduisoit en langue des dieux

Tout ce que disent sous les cieux

Tant d'êtres empruntant la voix de la nature.
Truchement de peuples divers;

Je les faisois servir d'acteurs en mon ouvrage;
Car tout parle dans l'univers;

Il n'est rien qui n'ait son langage.

Plus éloquents chez eux qu'ils ne sont dans mes vers,

Si ceux que j'introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon œuvre n'est pas un assez bon modèle,
J'ai du moins ouvert le chemin:

D'autres pourront y mettre une dernière main.
Favoris des neuf sœurs, achevez l'entreprise :
Donnez mainte leçon que j'ai sans doute omise;
Sons ces inventions il faut l'envelopper.

Mais vous n'avez que trop de quoi vous occuper: Pendant le doux emploi de ma muse innocente, Louis domte l'Europe; et d'une main puissante, Il conduit à leur fin les plus nobles projets

Qu'ait jamais formés un monarque. Favoris des neuf sœurs, ce sont là des sujets Vainqueurs du temps et de la parque.

FIN DU ONZIÈME LIVRE.

A MONSEIGNEUR

LE DUC DE BOURGOGNE.

MONSEIGNEUR,

Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paroître dans toutes choses au-delà d'un âge où à peine les autres princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'éclat; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m'a obligé de vous présenter un ouvrage dont l'original a été l'admiration de tous les siècles, aussi-bien que celle de tous les sages. Vous m'avez mème ordonné de continuer; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n'avons

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