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L'ours, très-mauvais complimenteur,

Lui dit: Viens-t'en me voir. L'autre reprit: Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les ours le manger ordinaire;
Mais j'offre ce que j'ai. L'ours l'accepte: et d'aller (6).
Les voilà bons amis avant que d'arriver;
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble:

Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,

Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disoit pas deux mots,
L'homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours alloit à la chasse, apportoit du gibier;
Faisoit son principal métier

D'être bon émoucheur (7); écartoit du visage
De son ami dormant ce parasite (8) ailé
Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le vieillard dormoit d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'ours au désespoir: il eut beau la chasser.
Je t'attraperai, dit-il: et voici comme..
Aussitôt fait que dit: le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche;
Et, non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudroit un sage ennemi.

(6) Expression elliptique, (8) Celui qui fait le métier pour dire il résolut d'aller.

(7) De chasser les mouches. Emoucheur n'est pas dans le dictionnaire de l'Académie,

d'aller manger à la table d'au trui.

XI. Les deux Amis.

DEUX vrais amis vivoient au Monomotapa;
L'un ne possédoit rien qui n'appartînt à l'autre.
Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.

Une nuit que chacun s'occupoit au sommeil,
Et mettoit à profit l'absence du soleil,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme;
Il court chez son intime, éveille les valets:
Morphée (1) avoit touché le seuil de ce palais.
L'ami couché s'étoune; il prend sa bourse, il s'arme,
Vient trouver l'autre, et dit: Il vous arrive peu
De courir quand on dort: vous me paroissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme:
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu.?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point (2)
De coucher toujours seul? Une esclave assez belle
Etoit à mes côtés; voulez-vous qu'on l'appelle?
Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un, ni l'autre point:
Je vous rends grâce de ce zèle.

Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu.
J'ai craint qu'il ne fût vrai: je suis vite accouru.
Ce maudit songe.eu est la cause.

Qui d'eux aimoit le mieux? Que t'en semble, lecteur?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Qu'un ami véritable est une douce chose.!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même ;

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il sagit de ce qu'il aime.

.

(2) Ne vous ennuyez-vous

(1) Dieu du sommeil. Tout de moude dormoit dans ce pa- point? lais.

1

XII. Le Cochon, la Chèvre, et le Mouton,

UNE chèvre, un mouton, avec un cochon gras,
Montés sur même char, s'en alloient à la foire.
Leur divertissement ne les y portoit pas ;
On s'en alloit les vendre, à ce que dit l'histoire :
Le charton (1) n'avoit pas dessein
De les mener voir Tabarin (2).
Dom pourceau crioit en chemin

Comme s'il avoit eu cent bouchers à ses trousses:
C'étoit une clameur à rendre les gens sourds.
Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s'étonnoient qu'il criât au secours ;
Ils ne voyoient nul mal à craindre.

Le charton dit au porc; Qu'as-tu tant à te plaindre?
Tu nous étourdis tous: que ne te tiens-tu coi (3)?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi,
Devroient t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire:
Regarde ce mouton, a-t-il dit un seul mot?

Il est sage:

Il est un sot,

Repartit le cochon : s'il savoit son affaire,
Il crieroit, comme moi, du haut de son gosier;
Et cette autre personne honnête
Crieroit tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu'on les veut seulement décharger,
La chèvre de son lait, le mouton de sa laine:
Je ne sais pas s'ils ont raison;
Mais quant à moi, qui ne suis bon
Qu'à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.

Dom pourceau raisonnoit en subtil personnage: Mais que lui servoit-il? Quand le mal est certain,

(1) Le charretier.
(2) Nom d'un farceur.

(3) Tranquille.

La plainte ni la peur ne changent le destin;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.

XIII. Tircis et Amarante.

POUR MADEMOISELLE DE SILLERY.

J'AVOIS Esope quitté,

Pour être tout à Bocace (1):

Mais une divinité

Veut revoir sur le Parnasse
Des fables de ma façon.
Or, d'aller lui dire : Non,
Sans quelque valable excuse;
Ce n'est pas comme on en use
Avec les divinités,

Surtout quand ce sont de celles
Que la qualité de Belles
Fait reines des volontés.
Car, afin que l'on le sache,
C'est Sillery qui s'attache
A vouloir que, de nouveau,
Sire loup, sire corbeau,
Chez moi se parlent en rime.
Qui dit Sillery dit tout:
Peu de gens en leur estime
Lui refusent le haut bout;
Comment le pourroit-on faire ?

Pour venir à notre affaire,
Mes contes, à son avis,

Sont obscurs: les beaux esprits
N'entendent pas toute chose.
Faisons donc quelques récits

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(1) Célèbre auteur Italien qui a écrit en prose des contes que La Fontaine a imités en vers.

Qu'elle déchiffre sans glose:

Amenons des bergers; et puis nous rimerons disent entre eux les loups et les moutons.

Ce que

Tircis disoit un jour à la jeune Amarante:
Ah! si vous connoissiez comme moi certain mal
Qui nous plaît et qui nous enchante,
Il n'est bien sous le ciel qui vous parût égal!
Souffrez qu'on vous le communique;
Croyez-moi, n'ayez point de peur :

Voudrois-je vous tromper? vous, pour qui je me pique
Des plus doux sentiments qué puisse avoir un cœur!
Amarante aussitôt réplique:

Comment Pappelez-vous, ce mal? quel est son nom?— L'amour.-Ce mot est beau! dites-moi quelques marques

A quoi je le pourrai connoître: que sent-on ?—
Des peines près de qui le plaisir des monarques
Est ennuyeux et fade: on s'oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.

Se mire-t-on près d'un rivage,

Ce n'est pas soi qu'on voit; on ne voit qu'une image Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux : Pour tout le reste on est sans yeux.

Il est un berger du village

Dont l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir:
On soupire à son souvenir;

On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire:
On a peur de le voir, encor qu'on le désire.
Amarante dit à l'instant :

Oh! oh! c'est là ce mal que vous me prêchez tant!
Il ne m'est pas nouveau: je pense le connoître.
Tircis à son but croyoit être,
Quand la belle ajouta: Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant.

L'autre pensa mourir de dépit et de honte.

Il est force gens comme lui,

Qui prétendent n'agir que pour leur propre compte.
Et qui font le marché d'autrui.

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