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alors le séjour des maîtres de la gaie science, put être touché de ces diverses influences. La grandeur des événements et des hommes et la délicatesse relative des mœurs lui ont imprimé un caractère particulier. Villehardouin représente certaines qualités de l'esprit français, Joinville en représente d'autres. Tous deux marquent deux âges de la même langue.

La vie de Joinville est inconnue jusqu'à l'époque où il accompagna saint Louis dans sa première croisade. On sait seulement qu'il succéda à son père, vers 1240, en qualité de sénéchal de Champagne. Lui-même nous apprend qu'à une grande cour tenue par Louis IX à Saumur, il tranchait, c'est-à-dire qu'il était écuyer tranchant.

Quelques jours avant son départ pour la croisade, il lui était né un fils. Du lundi de Pâques au vendredi, des fêtes furent données au château de Joinville en l'honneur du nouveau-né. Le vendredi seulement, Joinville parla de son départ. Il dit à ceux qui estoient là, que comme il ne voulait pas emporter un denier à tort, si quelqu'un avait à se plaindre de quelque dommage, il était prêt à lui en offrir réparation. Quelques jours après il se confessa, ceignit l'écharpe et le bourdon de pèlerin, fit un pèlerinage pieds nus aux églises voisines; et quand il fallut repasser devant le château de Joinville, où il laissait sa femme et ses enfants:

Je ne voz (voulus), dit-il, onques retourner mes yex vers Joinville, pourceque le cuer ne me attendrisist dou biau chastel que je leissoie et de mes dous enfans.

Cette tendresse paternelle, ce regret pour le biau chastel, qui est plus d'un homme pacifique que d'un guerrier, sont des sentiments délicats qu'il ne faut pas chercher dans les mémoires ni sous l'armure de fer qui recouvrait le cœur de Villehardouin. Il n'est pas étonnant que le même homme qui détourne les yeux de la demeure de ses enfants, de peur de s'attendrir, s'embarque sans enthousiasme, et se souvienne qu'il a souffert du mal de mer dans la traversée. Joinville pense plus à la terre qu'il a quittée qu'à celle qu'il va conquérir.

Et en brief tens, dit-il, li venz se feri1 ou voile et nous ot tolu2 la veue de la terre, que nous ne veismes que ciel et yaue; et chascun jour nous esloigna li venz des païs ou nous avions esté nez. Et ces choses vous monstre je que cil est bien fol hardis qui se ose mettre en tel peril a tout autrui chatel5 ou en pechié mortel; car l'en se dort le soir la ou en ne scet se l'en se trouvera ou fons de la mer ou matin.

Cinq années de séjour en Orient, des souffrances de tout genre, la peste, la faim et la soif, la maladie, soit par l'effet du climat, soit par suite de blessures, la captivité, tant de courage perdu, tous les devoirs de croisé remplis avec un dévouement d'autant plus méritoire que l'enthousiasme était médiocre, avaient guéri Joinville du désir de recommencer la croisade. Aussi Louis IX essaya-t-il vainement de l'entraîner de nouveau en Orient. Joinville ne voulut pas prendre part à une expédition qu'il jugeait funeste à la France.

Joinville a en commun avec Villehardouin le caractère du chevalier chrétien, le courage, la droiture, les vertus de la chevalerie sans ses illusions, une foi simple, libre devant le clergé, sans subtilité

1 Du latin ferire: frappa. 2 enleva tout à fait. 8 vîmes. l'eau. 5 retenant le bien d'autrui.

théologique. Il a, de plus que Villehardouin, d'avoir vécu dans l'intimité d'un homme supérieur, et d'avoir eu l'esprit aiguisé par ce commerce. Quelques-uns de ses entretiens avec saint Louis nous transportent dans un monde bien supérieur à celui où vivait Villehardouin."

FROISSART.

JEAN FROISSART (1337-1410), le plus célèbre des chroniqueurs, est le principal représentant de la prose française du 14° siècle. Il a aussi composé de nombreuses poésies, mais il est surtout connu par sa Chronique de France, d'Angleterre, d'Ecosse et d'Espagne, qui est un tableau presque universel de ce qui s'est passé en Europe depuis 1322 jusqu'à la fin du 14° siècle. Tandis que VILLEHARDOUIN et JOINVILLE Sont de grands personnages qui dictent des mémoires sur les événements où ils ont joué un rôle marquant, FROISSART est un simple prêtre et un chroniqueur de profession, qui écrit les exploits des autres. Ce fut pendant un perpétuel voyage que Froissart rassembla tous les matériaux de son œuvre. Il fit un séjour de cinq ans en Angleterre, où il fut, en 1362, clerc de Philippa de Hainaut, femme d'Édouard III, visita l'Écosse, s'attacha ensuite au prince de Galles (le Prince Noir) et au duc de Clarence, accompagna le premier en France et en Espagne, le second en Italie, parcourut toutes les parties de la France et fut souvent à Paris. Il se fixa quelque temps auprès du duc de Brabant, fut ensuite clerc du comte de Blois et devint enfin chanoine à Chimay, dans le Hainaut. Partout il interrogeait avec une avide curiosité ses compagnons de route ou ses nobles hôtes, et écrivait, quelquefois sous la forme de la conversation, les histoires telles qu'on les lui racontait. Destiné à l'état ecclésiastique, il avait dû, dans sa jeunesse, apprendre le latin,1 et il possédait quelque culture littéraire. Il a un admirable talent de narration, mais il ne connaît ni critique, ni distribution systématique.

Voici comment Froissart raconte de quelle manière le vieux roi aveugle de Bohême, Jean de Luxembourg, s'y prit pour combattre à la bataille de Crécy (1346):

Li vaillant et gentil roy de Behaigne, qui s'appelait messire Jean de Lucembourc, entendit par ses gens que la bataille estoit commencee; car quoiqu'il fust la armé et en grand arroi, si ne véoit-il goute et estoit aveugle. Lors demanda-t-il apres le roy d'Alemaigne son fils et dist: „Ou est messire Charles,2 mon filz?" Cils respondirent: Monseigneur, nous ne sçavons; nous creons bien qu'il soit d'autre part et qu'il se combatte." Adonc dist li roy a ses gens une grand' vaillance: „Seigneurs, vous estes mes hommes, mes amis et mes compaignons; a la journee d'hui je vous prie et resquiers tres especialement que vous me mené si avant que je puisse ferir un cop d'espee." Et cils qui de lez3 luy estoient, et qui son honneur et leur avancement amoient, li accorderent: si que, pour eux acquitter et qu'ils ne le perdesissent en la presse, ils se lierent par les freins de leurs chevaux tous ensemble et mirent li roy leur seigneur tout devant pour mieutz accomplir son desirier, et ainsi s'en alerent sus leurs ennemis.

Car on me fist latin apprendre
Et si je varioie au rendre
Mes liçons, j'estoie batus.
2 Charles IV (1346-1378).

(Poésies de Froissart.)

3 Lez de latus = près de.

COMMINES.

Le 15° siècle nous montre le premier véritable historien qui ait écrit en français. C'est PHILIPPE DE COMMINES, seigneur d'Argenton (1445-1509). Ses Mémoires, cependant, n'ont été publiés qu'en 1524. Ce n'est plus comme Froissart, le chroniqueur complaisant qui fait payer innocemment à la vérité les frais de l'hospitalité des princes qui l'hébergent; c'est un homme d'État qui juge les choses et les hommes. Les Mémoires de Commines sont en même temps l'histoire de sa vie, de ses débuts contre la France, à la cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, puis de sa désertion en 1472, quand il abandonne Charles le Téméraire et passe au service du roi Louis XI (1461-1483), dont il devient le confident et le conseiller. Les Mémoires racontent ses services publics et secrets, ses disgrâces sous Charles VIII (1483-1498), son emprisonnement à Loches dans une de ces cages de fer imaginées par Louis XI, sa rentrée en grâce, la part qu'il prit aux guerres d'Italie et ses dernières années sous le règne de Louis XII (1498-1515). Dans ces mémoires, Commines se montre politique plein de sagacité, observateur d'un jugement droit et sain, quoique pas toujours exempt d'erreur, narrateur vrai et précis. Son ouvrage offre une transition curieuse à étudier entre la langue du moyen âge et la langue française du 16° siècle. Voici comment Commines s'exprime en parlant du séjour de Louis XI au château de Plessis:

Le dict Seigneur, vers la fin de ses jours feit clorre, tout à l'entour, sa maison du Plessis lez1 Tours de gros barreaulx de fer, en forme de grosses grilles, et aux quatre coings de sa maison quatre moyneaulx2 de fer, bons, grans et espais. Les dictes grilles estoient contre le mur du costé de la place, de l'autre part du fossé, et y fist mettre plusieurs broches de fer, massonnees au dedans du mur, qui avoient chascune trois ou quatre poinctes, et les fist mettre fort pres l'une de l'autre. Et d'avantage ordonna dix arbalestriers dedans les dicts fossez, pour tirer a ceux qui en approucheroient, avant que la porte fust ouverte et entendoit qu'ils couchassent audicts fossez et se retirassent audicts moyneaulx de fer. La porte du Plessis ne s'ouvroit qu'il ne fust huict heures du matin ni ne baissoit le pont jusques a la dicte heure, et lors y entroient les officiers: et les capitaines des gardes mettoient les portiers ordinaires, et puis ordonnoient leur guet d'archiers, tant à la porte que parmi la court, comme en une place de frontiere estroictement gardee: et n'y entroit que par le guichet, et que ce ne fust du sceu du Roi, nul excepté quelque maistre d'hostel, et gens de ceste sorte qui n'alloient point devers luy. Est-il doncques possible de tenir ung Roi pour le garder plus honnestement et en estroite prison que lui-mesme se tenoit? Les cages ou il avoit tenu les aultres avoient quelques huict piez en quarré, et luy qui estoit si grand Roi, avoit une petite cour de chasteau a se pourmener, encores n'y venoit-il gueres, mais se tenoit en la galerie, sans partir de la sinon par les chambres, et alloit à la messe, sans passer par la dicte cour. Vouldrait l'on dire que ce Roi ne souffrist pas aussi bien que les aultres? qui ainsi s'enfermoit, qui se faisoit garder, qui estoit ainsi en paour de ses enfants et de tous ses prochains parens et qui changeoit et muoit de jour en jour ses serviteurs qu'il avait nourris, et qui ne tenoient bien ni honneur que de luy, tellement qu'en nul d'eux ne s'osoit fier, et s'enchainoit ainsi de si estranges chaines et clostures?

1 Lez, voyez page XXX, note 3 et 524, note 3.

2 Moineau (moyneau) est encore aujourd'hui un terme de fortification qui désigne une espèce de bastion.

3. RENAISSANCE. XVI SIÈCLE.1

Le nom de Renaissance, abrégé de Renaissance des arts et des lettres, a été donné à la seconde moitié du 15° siècle et à la première moitié du 16, parce que les savants et les artistes byzantins qui, après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, émigrèrent en Italie, firent pour ainsi dire renaître en Occident la connaissance des arts et des lettres de l'antiquité, surtout l'étude de la langue et de la littérature grecques. Il ne faut pourtant pas prendre ce mot trop à la lettre. Ni en France, ni en Allemagne et moins encore en Italie, l'étude de l'antiquité classique n'avait entièrement péri pendant le moyen âge. Mais ce fut au 15° siècle et au 16o que, grâce à l'impulsion donnée par les savants grecs et à l'invention de l'imprimerie, les lettres grecques et latines reparurent avec un nouvel éclat. En France, la Renaissance ne prit son essor qu'au seizième siècle, surtout pendant le règne de François Ier (1515-1547). Ce prince doit en grande partie son titre de Père des lettres à sa sœur MARGUERITE DE VALOIS, mariée d'abord au duc d'Alençon et en secondes noces à Henri d'Albret, roi de Navarre. Femme d'un esprit cultivé, apprenant le grec et le latin, écrivain distingué elle-même, la reine de Navarre recherchait et protégeait les gens de lettres, même ceux qui étaient entachés d'hérésie, et elle intercédait souvent pour eux auprès de son frère François Ier.

POÉSIE ÉPIQUE ET LYRIQUE.

CLÉMENT MAROT (1495-1544) doit être placé au premier rang parmi ceux des protégés de la reine de Navarre qui penchaient vers la nouvelle doctrine religieuse. Sa vie fut fort agitée, mêlée de faveurs et de persécutions. Malgré la protection de Marguerite de Valois et de François Ier, Marot eut à subir deux emprisonnements et autant d'exils, et il mourut loin de sa patrie dans le délaissement. Comme poète, Marot a tout le sel et toute la grâce de l'esprit gaulois, mais il manque d'élévation, et quand il a essayé de la haute poésie, il a perdu sa naïveté sans atteindre à la noblesse. Il a pleinement réussi dans l'épigramme et le madrigal, et il est inimitable dans la poésie badine. Son épître au roi François Ier pour lui emprunter de l'argent, parce qu'il a été volé par un valet, est un chef-d'œuvre.

J'avois ung jour un valet de Gascongne
Gourmant, yvroingne et asseuré menteur,
Pipeur,2 larron, jureur, blasphémateur,
Sentant la harts de cent pas à la ronde,
Au demeurant, le meilleur filz du monde.
Ce vénérable hillot fut adverty

De quelcque argent que m'aviez départy,"

1 D'après GERUZEZ, DEMOGEOT, NISARD, Hist. de la Littérature fr., SAINTE-BEUVE, Tableau de la poésie fr. au 16e siècle, et BARTHE, Litt. fr. 2 Qui pipe (c'est-à-dire triche, trompe) au jeu.

Sentant la hart (la corde), c'est-à-dire que sa conduite semblait le prédestiner à la potence. Ce dernier vers est devenu proverbial.

• D'autres éditions portent ilot (aujourd'hui ilote), c'est-à-dire ici valet. Dont vous m'aviez gratifié.

Et que ma bourse avoit grosse apostume:1
Si se leva plustost que de coustume
Et me va prendre en tapinois2 icelle,
Puis la vous mist tresbien soubz son esselle,
Argent et tout (cela se doit entendre)
Et ne croy point que ce fust pour la rendre:
Car oncques puis n'en ay ouy parler.

Advisez donc, si vous avez désir
De riens prester, vous me ferez plaisir;
Car, puis ung peu, j'ay basty à Clément,
Là où j'ay faict un grand desboursement:
Et à Marot, qui est ung peu plus loing:
Tout tumbera, qui n'en aura le soing.

LA PLÉIADE.

Marot, bien que libre penseur et vivant en pleine Renaissance, appartient encore au moyen âge par la forme de sa poésie. C'est peu de temps après sa mort que quelques jeunes esprits, formés dans les écoles restaurées par la Renaissance entreprennent de régénérer la poésie française en lui donnant pour modèle celle de l'antiquité. Le programme de la jeune école, qui reçut plus tard le nom de Pléiades française, est contenu dans la Défense et Illustration_de la langue française, publiée en 1548 par l'Angevin JOACHIM DU BELLAY. Ce traité justement célèbre proposait un double but: Régénération de la langue et régénération de la poésie, toutes deux par l'imitation de l'antiquité. Traduire, disait Du Bellay, n'est pas un suffisant moyen pour arriver à la perfection; il faut imiter, dévorer les anciens, et, après les avoir bien digérés, les convertir en sang et en nourriture." A la fin de son manifeste, Du Bellay s'exprime dans un style tout à fait belliqueux.

Là donques, François, marchez courageusement vers ceste superbe cité Romaine, et des serves despouilles d'elle (comme vous avez faict plus d'une fois), ornez vos temples et vos autels. Ne craignez plus ces oyes criardes, ce fier Manlie et ce traistre Camille, qui, soubz ombre de bonne foy, vous surprennent tous nuds contans la rançon du Capitole. Donnez en ceste Grece menteresse et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallogrecs. Pillez moy sans conscience les sacrez thresors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez faict autresfois, et ne craignez plus ce muet Apollon, ses fauz oracles ny ses flesches rebouchees.

Dans cette tentative il y a une distinction importante à faire. La réforme linguistique, bien qu'entreprise par pur patriotisme, était basée sur une double erreur. En disant: Nos ancêtres ont laissé la langue si pauvre et si nue qu'elle a besoin des plumes et des ornements d'autrui, les novateurs méconnaissaient les ressources

1 Apostume veut dire abcès; le sens est: ma bourse était gonflée. 2 En tapinois, en cachette, expression employée aussi par MOLIÈRE, voyez page 67 et 68 de ce Manuel. 3 Quelque chose.

Texte d'après la belle édition publiée par M. d'Héricault en 1867. 5 Le nom de pléiade fut donné par éloge à une réunion de sept poètes grecs renommés du temps de Ptolémée Philadelphe, et dont les plus illustres sont Théocrite, Aratus, Apollonius de Rhodes, Callimaque et Lycophron. • Au lieu de Manlius, voyez page 45, note 5.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

C

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