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l'œil aux aguets, le revolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva, d'artichaut en artichaut, jusqu'à un petit champ d'avoine... De l'herbe foulée, une mare de sang, et, au milieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à la tête, un ... Devinez quoi!... >>Un lion, parbleu! ...«<

Non! un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si communs en Algérie et qu'on désigne là-bas sous le nom de bourriquots.<<

A la fin, Tartarin réussit pourtant à tuer un lion. Par malheur, il se trouve que c'est un vieux lion aveugle et apprivoisé, dont le proprié taire lui réclame des dommages-intérêts énormes. Tartarin, qui, dans le cours de ses aventures, a été dévalisé par un soi-disant prince monténégrin, dont il avait fait la connaissance à bord du paquebot, se voit réduit, pour payer, à vendre sa caisse d'armes, ses carabines, sa tente-abri et le reste. Il ne lui reste que la peau du malheureux lion, qu'il envoie, soigneusement emballée, à Tarascon, et un chameau, qu'il avait acheté pour porter ses bagages et dont, malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à se défaire. Après huit longs jours de marche, il arrive à Alger exténué de fatigue. N'ayant plus un sou dans sa poche et ne sachant que faire pour vivre, il est trop heureux de rencontrer le capitaine du Zouave, qui lui offre de le rapatrier. Mais la réception qui l'attend dans sa ville natale le dédommage de toutes ses souffrances.

Tout Tarascon était là, chapeaux en l'air, et sympathique. Voilà le brave commandant Bravida, l'armurier Costecalde, le président, le pharmacien, et tout le noble corps des chasseurs de casquettes qui se presse autour de son chef, et le porte en triomphe tout le long des escaliers..

Singuliers effets du mirage! la peau du lion aveugle, envoyée à Bravida, était cause de tout ce bruit. Avec cette modeste fourrure, exposée au cercle, les Tarasconnais, et derrière eux tout le Midi, s'étaient monté la tête. Le Semaphore1 avait parlé. On avait inventé un drame. Ce n'était plus un lion que Tartarin avait tué, c'étaient dix lions, vingt lions, une marmelade de lions! Aussi Tartarin, débarquant à Marseille, y était déjà illustre sans le savoir, et un télégramme enthousiaste l'avait devancé de deux heures dans sa ville natale.

Mais ce qui mit le comble à la joie populaire, ce fut quand on vit un animal fantastique, couvert de poussière et de sueur, apparaître derrière le héros, et descendre à cloche-pied l'escalier de la gare. Tarascon crut un instant sa Tarasque2 revenue.

Tartarin rassura ses compatriotes.

>>C'est mon chameau,«< dit-il.

Et déjà sous l'influence du soleil tarasconnais, ce beau soleil, qui fait mentir ingénument, il ajouta, en caressant la bosse du dromadaire: >>C'est une noble bête! ... Elle m'a vu tuer tous mes lions.<< Là-dessus, il prit familièrement le bras du commandant, rouge de bonheur; et, suivi de son chameau, entouré des chasseurs de casquettes, acclamé par tout le peuple, il se dirigea paisiblement vers la maison du baobab, et, tout en marchant, il commença le récit de ses grandes chasses.

>>Figurez-vous, disait-il, qu'un certain soir, en plein Sahara...« 2 Voyez page 762, note 4.

1 Journal publié à Tarascon.

SARDOU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

2

M. VICTORIEN SARDOU est né en 1831 à Paris, où son père était professeur. Il étudia la médecine, puis l'abandonna pour se livrer à des études historiques. Pour se créer des ressources à cette époque, qui fut pour lui une époque de besoin et de misère, il donnait des leçons d'histoire, de philosophie et de mathématiques, écrivait quelques articles dans des revues, des dictionnaires, des petits journaux; en même temps il s'essayait au théâtre. Il fit représenter à l'Odéon (1854) la Taverne des Étudiants, dont la chute complète l'éloigna de la scène pour quelque temps. En 1858 il épousa Mlle de Brécourt, dont les relations avec le théâtre lui firent faire la connaissance de Mlle Déjazet, qui obtenait à ce moment le privilège du théâtre qui porte son nom. Il rentra alors dans la carrière dramatique et acquit, outre la fortune, la plus rapide des réputations de ce temps. D'une fécondité inépuisable, M. Sardou a fait jouer dès lors sur divers théâtres (mais surtout au Gymnase et au Vaudeville) un nombre de pièces si considérable que nous nous bornons à en indiquer les principales. Ce sont: Candide; Les premières armes de Figaro; les Pattes de Mouche (1860), son premier chef-d'œuvre; Nos Intimes (1861), la Famille Benoîton (1865), la pièce la plus populaire de l'auteur, Nos bons Villageois (1866), Patrie (1869), Fernande (1870).

Après la guerre, abordant une voie nouvelle et scabreuse, M. Sardou fit représenter au théâtre du Vaudeville (1872) une comédie politique, Rabagas, mise en scène aristophanesque de personnages et d'événements contemporains, qui, par la transparence des allusions, souleva à Paris et en province de véritables tempêtes. Une autre comédie, l'oncle Sam, d'abord interdite par crainte de complications diplomatiques avec les États-Unis, fut jouée à New York avant de l'être à Paris (1873). Daniel Rochat, représenté au Théâtre-Français en 1880 et Divorçons (1880) sont deux pièces qui traitent, l'une la question du mariage religieux, l'autre celle du divorce. Ses dernières pièces sont: Thermidor (1891), grand drame historique du temps de la Révolution, qui donna lieu à des scènes tumultueuses et fut interdit par le ministère à la 3ième représentation, et Madame Sans Gêne (1894), charmante comédie, dont le brillant succès fut dû surtout au jeu exquis de Mlle Réjane. Depuis 1882 M. Sardou a de plus donné à la scène plusieurs grands drames à spectacle, d'une valeur littéraire plus contestable, et qu'il écrivit spécialement pour la tragédienne Sarah Bernhardt.

Les productions dramatiques de M. Sardou se distinguent par des qualités et des défauts qui expliquent le succès populaire de la plupart, et les contestations auxquelles ce succès a donné lieu. Il

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Pauline Déjazet (1797-1875) célèbre actrice du Palais-Royal.

possède une incontestable puissance dans la création des types, une rare habileté à nouer et à dénouer les fils d'une intrigue, une verve et une rapidité de mouvement qui ne permettent jamais à l'action de languir un seul instant. Mais on lui a reproché avec raison d'employer les moyens d'effet, les artifices les plus connus, et surtout, dans les détails, la fréquence des réminiscences et des emprunts, qui ont plus d'une fois donné lieu à l'accusation de plagiat. En 1877 M. Victorien Sardou a été élu membre de l'Académie française.

Nous reproduisons dans ce Manuel quelques-unes des scènes principales de Rabagas, la plus réussie de ses pièces satiriques, en les renouant par une courte analyse des scènes que le manque d'espace nous oblige à omettre.

RABAGAS.

Cette pièce, qui par la liberté des allusions et du langage rappelle l'ancienne comédie athénienne, est une caricature fort amusante de la démocratie contemporaine. L'auteur en a placé la scène à Monaco, mais les personnages en sont bien français, et, lors de la première représentation, personne à Paris ne s'y trompa.

Le personnage principal, qui donne son nom à la pièce, est un intrigant plein de capacité mais sans principes, véritable type du démagogue ambitieux qui n'a pas même le mérite de croire à la cause qui lui sert de marchepied. Autour de lui se groupent un tas de révolutionnaires subalternes, Camerlin, prêtre défroqué qui se mêle d'écrire, Vuillard, un ex-pion1 aigri par la lutte', Chaffiou, le type du prolétaire borné, haineux et avide. Leur quartier-général est la brasserie du Crapaud-Volant, qui sert en même temps de bureau à la Carmagnole,2 journal de l'opposition démocratique, dont Rabagas est le rédacteur-en-chef. C'est de là que partent toutes les manifestations aussi bêtes que malveillantes dont le pauvre prince de Monaco, qui ne veut que le bien de son peuple, est l'objet. Un moyen employé de préférence par ces messieurs pour faire de l'opposition au gouvernement", c'est de jeter des ordures et de causer des dégâts dans les beaux jardins que la libéralité du prince a ouverts au public. Enfin celui-ci, exaspéré par un dernier outrage de cette espèce, cède aux instances de ses officiers et donne l'ordre de fermer les grilles et d'arrêter tout individu suspect de dégradations. Il se trouve que la seule coupable sur laquelle son intelligente police réussit à mettre la main coupable convaincue seulement d'avoir cueilli une rose est une ancienne connaissance du prince, Mistress Eva Blounth, jeune veuve américaine qui se trouve de passage à Monaco. Naturellement le prince s'empresse de lui faire ses excuses, et dans la conversation qui s'engage il est amené par les questions de la dame à lui faire un tableau de sa situation.

8

1 Un pion (du bas latin pedo) veut proprement dire fantassin et désigne la pièce de moindre valeur du jeu d'échecs (Bauer), mais dans l'argot des écoliers il signifie: maître-répétiteur.

2 Carmagnole est le nom donné pendant la Révolution à une chanson républicaine injurieuse à la cour, puis au costume négligé qu'adoptèrent les Jacobins en 1793.

Ce nom impossible est probablement une méprise de l'auteur pour Blount (prononcez blönt), nom assez commun en Angleterre et aux États-Unis.

ACTE I, SCÈNE X.

LE PRINCE, EVA.

EVA. Mais la principauté, voyons, c'est intéressant, cela, une principauté à conduire?

LE PRINCE. Ah! que l'on voit bien que vous débarquez!...
EVA. Quoi, ce paradis sous les orangers?...

LE PRINCE. .. Et que vous ne connaissez pas le pays où fleurit l'oranger! - Tenez, ne parlons pas politique . . .

EVA. Mais, au contraire, parlons-en! C'est donc si compliqué que cela, le gouvernement de Monaco?

LE PRINCE. Oh! c'est d'une simplicité, au contraire! ... Ni ministère, ni chambre! Toute l'administration civile et militaire dans les mains d'un gouverneur, chef de cabinet et cabinet luimême. Et au-dessus de lui, moi!... C'est-à-dire un malheureux petit souverain, aplati entre deux gros voisins, qui n'hésitent que sur la sauce à laquelle ils dévoreront mes États ... mais aussi garanti par cette gloutonnerie mutuelle, qui se neutralise... EVA. Bon!

LE PRINCE. ... Seulement, forcé par le traité de 1817 à tolérer une garnison sarde à Menton... laquelle me protége!...

EVA. Eh bien?...

LE PRINCE. Jusqu'à la première émeute qu'elle appuiera...
EVA. Fi done!

LE PRINCE. Voilà tout!

Ceci établi, vous allez voir! Je

succède à mon frère Honoré V, et j'arrive ici, tout farci d'idées de liberté, de progrès, de réformes! ...

EVA. Oui!

LE PRINCE. Et je commence par les monacos! Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler des monacos?

EVA. Les sous!

LE PRINCE. Les sous!

EVA. Mais oui, quand j'étais toute petite, on n'en voulait déjà plus!

LE PRINCE. C'est bien ça! Et notez que ces sous-là valaient tous les autres. Mais les Français sont de terribles gens. Le premier à qui l'on en propose éclate de rire. Le reste fait chorus... Et voilà tous nos sous qui nous rentrent, avec une vague odeur de fausse monnaie! Or, vous comprenez qu'un bruit pareil...! EVA. Oui, cela ne pose pas très-bien une dynastie.

-

LE PRINCE. Je supprime donc les monacos! le monopole du pain, etc., etc. Bref, je réforme, je perfectionne, j'épure! On grogne! EVA. Naturellement!

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LE PRINCE. Mais je tiens bon! Arrive la malheureuse affaire des olives!

EVA. Des olives?

LE PRINCE. Mon Dieu, je vous demande pardon; je vous conte là mes petites histoires!

EVA. Mais non, mais non. Allez donc; c'est très-intéressant cette cuisine locale. Donc les olives?

LE PRINCE. Donc les olives, ou pour mieux dire, l'huile est la richesse du pays. Mais nous la fabriquons si mal par de vieux

procédés, qu'elle ne vaut pas celle de Provence... Je fais venir deux moulins anglais admirables... et j'invite tous mes sujets à m'envoyer leurs olives pour les moudre... On crie à l'arbitraire! J'achète leurs olives pour fabriquer moi-même!... On crie au monopole! Je supprime les moulins! et remets tout dans l'état primitif. On crie à la routine!

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EVA. Oh! oh!

LE PRINCE. Je renonce aux réformes industrielles! ...

EVA. Je le crois!...

LE PRINCE (debout). Et de ce jour date, entre mes sujets et moi, une petite lutte sourde, qui en est venue tout doucement à l'état d'hostilité féroce!

EVA (debout). Féroce?

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LE PRINCE. Vous avez certainement vu de ces mauvais ménages où l'un ne fait rien que l'autre n'y trouve à redire! L'un c'est moi: l'autre, c'est mon peuple. Tous mes actes sont appréciés, dénaturés, travestis avec un art!... Exemples - Je me promène!.. >>J'ai donc bien des loisirs!<< Je ne me promène pas!... »J'ai peur de me montrer!...<< Je donne un bal!... effréné!<<< Pas de bal! . . . >>Quelle avarice!«<

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--

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»... Luxe Je passe une

revue!... >>Intimidation militaire! . . .« Je n'en passe pas!... >>... Je crains l'esprit des troupes! ...« Des pétards à ma fête!... »>... L'argent du peuple en fumée! . . .« Pas de pétards!.. Rien pour les plaisirs du peuple.<< Je me porte bien! ». L'oisiveté!<< Je me porte mal! »... La débauche!« Je bâtis!... >>Gaspillage!<< Je ne bâtis pas! ... >Et le prolétaire?...<<

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Enfin, je ne puis

plus ni manger, ni que je fais ne soit

dormir, ni veiller à ma guise, que tout ce

proclamé détestable, et tout ce que je ne fais pas, encore pire!...

EVA. Mais ce n'est pas une vie, cela!

LE PRINCE. Ah! le métier est bien gâté! ...

...

EVA. Mais voyons! . . . Il vous reste bien quelques amis? LE PRINCE. Oh! Si peu!... La bourgeoisie, et encore?... Rien ne l'amuse comme de taquiner son gouvernement! ... Que quelqu'un travaille à le démolir... Ah! Dieu, c'est une joie! Elle donnera son petit coup de pioche au besoin; quitte à s'apercevoir, quand tout s'écroule ... que la première écrasée, c'est elle! ... Ce pays est comme son voisin, il ne connaît que deux procédés, l'absolue routine ... ou le bouleversement!... Quand il sort de l'ornière, c'est pour faire sauter la route!... L'aplanir... jamais!... EVA. Et vous prenez tout cela gaiement?

LE PRINCE. Qu'y faire? Tenez, chère missess,1 voyez-vous là-bas ce petit toit rouge?

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1 Il va sans dire que jamais, ni en Angleterre ni en Amérique, une personne comme il faut ne parle à une dame en disant: missis tout court, sans ajouter le nom de famille. On dit Mrs (pr. missis) Blount ou simplement: „Madam" (pr. mádăm). Mais les écrivains français n'y regardent pas de si près.

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