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ALPHONSE DAUDET.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ALPHONSE DAUDET naquit à Nîmes, le 13 mai 1840. Après avoir fait ses études au collège de sa ville natale et à celui de Lyon, il se vit obligé, à la suite de pertes pécuniaires éprouvées par sa famille, d'accepter une place de maître d'étude au collège d'Alais. Arrivé à Paris en 1857, il y débuta par quelques poésies qui attirèrent sur lui l'attention de l'impératrice Eugénie. Grâce à la protection de cette souveraine, il fut attaché comme secrétaire au cabinet du duc de Morny, dont il a plus tard fait un portrait peu flatteur dans son roman le Nabab. Pendant le siège de Paris il fit partie des bataillons de marche et assista à divers engagements. En 1874 il entra au Journal officiel comme critique dramatique, tout en collaborant à plusieurs autres journaux. Alphonse Daudet avait dès 1862 abordé le théâtre où il fit représenter avec plus ou moins de succès un grand nombre de pièces. Nous mentionnons: la Dernière idole (1862), l'Eillet blanc, pièce en un acte, de tendance légitimiste (1865), Lise Tavernier (1872), drame en cinq actes, et l'Arlésienne (1872), drame également en cinq actes, qui fut d'abord sifflé à Paris et qui, remanié pour la scène allemande par Th. Zolling, remporta un succès d'estime à Vienne, en 1877. En outre il a porté à la scène, seul ou avec divers collaborateurs, presque tous ses romans.

Avant d'écrire les romans qui l'ont rendu célèbre, A. Daudet a publié de courts récits où la fiction se mêle à la réalité, tels que les Lettres de mon moulin (1869), les Lettres à un absent (1871), les Contes du lundi (1873), Robert Helmont, études et paysages (1874). C'est de cette époque aussi que datent les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, satire admirable des excentricités méridionales, qui est devenue une de ses œuvres les plus populaires. Le petit Chose (1868), roman dans lequel l'auteur raconte en partie les tristes expériences de sa propre jeunesse, fut le premier essai d'Alphonse Daudet dans un genre où Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack, histoire d'un ouvrier (1876), et le Nabab (1878) lui ont assuré le premier rang parmi les romanciers contemporains. Le Nabab souleva dans la presse parisienne de si vives polémiques au sujet des personnages mis en scène, que l'auteur joignit aux nouvelles éditions de son livre une Déclaration dans laquelle il reconnaissait qu'il avait voulu peindre quelques célébrités du second Empire.

Ces ouvrages furent suivis d'un nombre considérable de romans de mœurs parisiennes, de contes et de fantaisies humoristiques, parmi lesquels nous citerons: Les Rois en exil (1879); Numa Roumestan (1880), roman dans le héros duquel on a voulu à tort reconnaître Gambetta; l'Evangeliste (1883); Tartarin sur les Alpes, nouveaux exploits du héros tarasconnais (1886); l'Immortel (1888), l'une des plus vives satires en action et en portraits contre

1 En partie d'après Vaperau, Dictionnaire des Contemporains.

l'Académie française, qui, en 1874, avait refusé de recevoir l'auteur: Trente ans de Paris; A travers ma vie et mes livres (1888); Port Tarascon, dernières aventures de l'illustre Tartarin (1890). Daudet est mort à Paris le 16 décembre 1897.

Alphonse Daudet est sans contredit le prince des romanciers contemporains, et, comme l'a dit François Coppée, son contemporain et ami, il gardera dans la littérature de ce siècle le premier rang comme maître admirable de l'émotion, de la grâce et de l'ironie. Presque tous ses romans sont des chefs-d'œuvre, et plusieurs des personnages créés par son admirable talent d'observation sont devenus des types aussi populaires que le Bourgeois gentilhomme et que Tartuffe. »Jusqu'ici la France n'avait pas de livre qui pût être comparé à Don Quichotte; Alphonse Daudet a rempli cette lacune en nous donnant les trois volumes sur la vie de Tartarin.<<

Nous reproduisons quelques chapitres du roman de Tartarin de Tarascon.

II.

Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon, si populaire dans tout le midi de la France. Pourtant même à cette époque c'était déjà le roi de Tarascon. Disons d'où lui venait cette royauté.

-

Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.

Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C'est superbe à voir... Par malheur, le gibier manque, il manque absolument.

Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue elles ont fini par se méfier.

A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc.6

Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi... Oui, mais il y a Tarascon derrière, et dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux

1 Voyez page 789. 2 Voyez page 107.

Voyez page 84.

Dragon monstrueux qui, selon la légende, désolait les environs de Tarascon, et dont sainte Marthe délivra miraculeusement la contrée. Faire les cent coups est une locution familière qui veut dire: faire toutes sortes de mauvais coups. • Nom donné familièrement à la bécassine.

mêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue1 en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort: »Voilà Tarascon!... voilà Tarascon!« et toute la bande fait un crochet.

Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s'entête à vivre là! A Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle le Rapide. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard, ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre, mais on n'a pas encore pu l'atteindre.

A l'heure qu'il est même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui.

Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est passé depuis longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature et qu'il mange les hirondelles en salmis, quand il en trouve.

Ah çà me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon, qu'est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches? Ce qu'ils font?

Eh mon Dieu! ils s'en vont en pleine campagne, à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent par petits groupes de cinq ou six, s'allongent tranquillement à l'ombre d'un puits, d'un vieux mur, d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, un saucissot, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.

Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C'est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sa casquette, la jette en l'air de toutes ses forces, et la tire au vol avec du 5, du 6, ou du 2, selon les conventions.3

Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en triomphateur à Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares.

Inutile de vous dire qu'il se fait dans la ville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d'avance à l'usage des maladroits; mais on ne connaît guère que Bézuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C'est déshonorant!

Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon n'avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve: tous les dimanches soir, il revenait avec une

1 La Camargue est un delta formé par les deux principales branches du Rhône près de son embouchure, dans le département des Bouches

du-Rhône.

2 Septembrisade signifie carnage, massacre et se dit par allusion aux massacres organisés par Danton dans les prisons de Paris au mois de septembre 1792.

C.-à-d. avec de la dragée (Schrot) numéro 5 etc.

loque. Dans la petite maison du baobab, les greniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous les Tarasconnais le reconnaissent-ils pour leur maître, et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur, qu'il avait lu tous les traités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu'à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.

Tous les jours, de trois à quatre, chez l'armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et se chamaillant. C'était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice, Nemrod doublé de Salomon.

IV.

C'est à ces différents talents que Tartarin de Tarascon devait sa haute situation dans la ville.

Du reste, c'est une chose positive que ce diable d'homme avait su prendre tout le monde.

A Tarascon, l'armée était pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, capitaine d'habillement en retraite, disait de lui: »C'est un lapin!« et vous pensez que le commandant s'y connaissait, en lapins, après en avoir tant habillé.

La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribunal, le vieux président Ladevèze avait dit, parlant de lui: >>C'est un caractère!<<

Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui venait on ne sait d'où, quelques distributions de gros sous et de taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient fait le lord Seymour' de l'endroit, le Roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la chasse, la casquette au bout du canon, sanglé dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s'inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l'œil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas les uns aux autres avec admiration:

...

>C'est celui-là qui est fort! . . . Il a DOUBLES MUSCLES! DOUBLES MUSCLES!

Il n'y a qu'à Tarascon qu'on entend de ces choses-là!

Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et l'estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, Tartarin n'était pas heureux; cette vie de petite ville lui pesait, l'étouffait. Le grand homme de Tarascon s'ennuyait à Tarascon. Le fait est

1 Boabab ou baobab, espèce d'arbre (Affenbrotbaum) qui, dans les régions tropicales, atteint des dimensions gigantesques et dont Tartarin possédait un exemplaire planté dans un pot de réséda. 2 Dans le langage familier le mot lapin désigne un homme brave, vigoureux.

3 C'est-à-dire un homme populaire et puissant. Edward Seymour (pr. Bi-mur), duc de Somerset jouit d'un pouvoir presque absolu pendant les deux premières années de la minorité du roi d'Angleterre Édouard VI (1547—1553).

que, pour une nature héroïque comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l'armurier Costecalde, ce n'était guère... Pauvre cher grand homme! A la longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.

En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et la place du marché, en vain s'entourait-il de baobabs et autres végétations africaines; en vain entassait-il armes sur armes, krish malais sur krish malais; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant comme l'immortel don Quichotte à s'arracher par la vigueur de son rêve aux griffes de l'impitoyable réalité . . . Hélas! tout ce qu'il faisait pour apaiser sa soif d'aventures ne servait qu'à l'augmenter. La vue de toutes ses armes l'entretenait dans un état perpétuel de colère et d'excitation. Ses rifles, ses flèches, ses lazzos lui criaient: »Bataille! bataille!« Dans les branches de son baobab, le vent des grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour l'achever, Gustave Aymard et Fenimore Cooper ..

Oh! par les lourdes après-midi d'été, quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois Tartarin s'est levé en rugissant; que de fois il a jeté son livre et s'est précipité sur le mur pour décrocher une panoplie!

Le pauvre homme oubliait qu'il était chez lui à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses lectures en action, et, s'exaltant au son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un tomahawk:

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Tartarin ne le savait pas bien lui-même. . . Ils! c'était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit... Ils! c'était l'Indien Sioux, dansant autour du poteau de guerre où le malheureux blanc est attaché. C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine et qui se lèche avec une langue pleine de sang. C'était encore le Touareg du désert, le pirate malais, le bandit des Abruzzes. Ils, enfin, c'était ils!... c'est-à-dire la guerre, les voyages, l'aventure, la gloire.

Mais, hélas! l'intrépide Tarasconnais avait beau les appeler, les défier... ils ne venaient jamais... Pécaïré!1 qu'est-ce qu'ils seraient venus faire à Tarascon?

VI.

Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon ? Car c'est un fait. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, l'intré

1 Interjection usitée dans le midi et qui correspond à peu près au mot hélas.

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