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favori, l'homme habile, le grand courtisan, est le duc de La Rochefoucauld;1 suivez son exemple. Le lever, le coucher, les deux autres changements d'habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi tous les jours aussi, il n'en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher d'où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller diner hors de la cour et ne pas être de la promenade.<< Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre. Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d'un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d'exercice on s'y habitue; il ne s'agit que d'être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s'appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d'eau, on calcule ses attitudes et l'on se plie en deux pour les révérences; on se montre et on regarde; on donne et on reçoit force embrassades; on débite et l'on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l'on subit et que l'on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour tuer cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse; mais on n'a rien dit, et pour toute action on a fait antichambre.

Si vous êtes las, imitez M. le Prince. »Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l'ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi vint se coucher.<<< Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin! Les ducs sont trop contents quand ils peuvent diner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche et les seigneurs s'en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, l'abîme infini des conséquences.

1 La Rochefoucauld, voyez page 123.

2 Lepautre (1614-1691), architecte qui construisit les deux ailes au château de Saint-Cloud et dessina la cascade du parc.

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NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANCISQUE SARCEY est né à Dourdan (Seine-et-Oise), en 1828. Il partagea au lycée Charlemagne les succès de son ami About et fut reçu, la même année que lui et Taine, à l'École normale. Après avoir professé sept ans dans différents collèges de province, M. Sarcey abandonna la carrière de l'enseignement et se voua à la littérature. İl est surtout connu comme journaliste et comme critique. Il rédigea longtemps avec un talent remarquable le feuilleton dramatique du Temps, et sans interrompre sa collaboration à ce journal il entreprit dans la nouvelle feuille d'Edmond About, le XIXième Siècle, une campagne quotidienne contre les abus du pouvoir sous les ministères de réaction, ce qui lui valut de nombreuses poursuites judiciaires et plusieurs condamnations. Quant aux livres qu'il a publiés, nous nous bornons à mentionner le Nouveau Seigneur de village et Les Misères d'un fonctionnaire chinois, nouvelles où la satire politique domine, le Siège de Paris (1871), qui a eu un immense succès et dont nous reproduisons un fragment, et la Maison de Molière. M. Sarcey est mort en 1899.

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LE PARISIEN D'AVANT LE SIÈGE PEINT PAR LUI-MÊME. Les journalistes écrivaient nombre d'articles pour démontrer que Paris ne pourrait jamais être investi à moins de quinze cent mille hommes douze cent mille au bas mot; qu'une place de guerre qui pouvait se ravitailler et conserver ses communications libres était imprenable, à moins d'être emportée d'assaut. Quant à l'assaut, nous étions là...! on dénombrait les troupes de secours, et cette vaillante armée de quatre cent mille gardes nationaux qui surgiraient de terre, aussitôt que nos chefs frapperaient le sol du pied. Ah! ils n'auraient qu'à venir! ils verraient bien.

Nous nous repaissions de ces chimères, que nous prenions alors, que tout le monde prenait pour des réalités. Mais notre passion nous persuadait plus aisément encore que toutes les démonstrations des gens du métier. Nous ne nous demandions pas précisément s'il fallait faire grand fond sur ces fortifications sur lesquelles on feignait de compter si fort. Non, nous partions de cette idée, tenace et profonde comme toutes les idées préconçues, qu'il était impossible que l'ennemi arrivât jusqu'à Paris, qu'il l'assiégeât et le couvrît de feux. Cette monstruosité ne pouvait nous entrer dans la cervelle. Le sol sacré de la patrie s'entr'ouvrirait sans doute et dévorerait les bataillons prussiens, avant que fût consommé cet horrible sacrilège.

Il y a des peuples dont les imaginations, naturellement tristes, sont hantées de papillons noirs. Les Parisiens, au contraire, ont l'esprit toujours ouvert aux crédulités et aux espérances. Jamais ils ne regardent en face la réalité qui leur déplaît; ils ressemblent à l'autruche, qui se cache la tête entre deux pierres pour ne pas voir le chasseur qui la vise. Ils se leurrent jusqu'au bout de chimères agréables et détournent volontiers les yeux des malheurs qu'ils ne peuvent plus se dissimuler.

C'était dans toute la presse comme un parti pris de mensonges, qui flattaient la vanité nationale. On ne pouvait guère cacher les progrès des Allemands et leurs succès répétés, partout où ils ren1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 Voyez page 744. * Voyez page 748.

Voyez page 500, note 1.

contraient nos troupes. Mais on s'en tirait par des excuses que l'on tenait toutes prêtes, pour sauver à nos propres yeux notre amour-propre souffrant. Nos défaites étaient plus glorieuses que des victoires, et l'on disait de la journée de Worth que c'était un revers triomphant. On exaltait la gloire de nos retraites, et l'héroïsme des soldats qui les exécutaient.

Un jour Edmond About1 vint, qui conta naïvement ce qu'il avait vu, après Reichshoffen, les troupes de Mac-Mahon en pleine déroute, les zouaves jetant leurs armes, pris de vin et pillant, les généraux qui avaient perdu la tête, et cent lieues de terrain abandonnées à l'ennemi, sans coup férir, quand il eût suffi de cinq cents hommes déterminés pour disputer les passages à une armée. A cette révélation, ce ne fut qu'un eri contre le malheureux feuilletoniste. On le traita de Prussien. Il y avait des vérités qu'il ne fallait pas dire, et c'était une trahison de les révéler à l'Europe. Au reste, rien de tout cela n'était exact; il avait mal vu, il exagérait. Comment supposer que les héros de l'Alma, de Magenta, de Solférino avaient fui honteusement devant des Pandours?

Pandours! nous les appelions des Pandours, des Huns, des Vandales; et nous leur versions sur la tête toutes les injures que nous fournissaient le vocabulaire et l'histoire: de bonne foi, hélas! combien peu d'entre nous étaient capables de se rendre compte des progrès que cette petite et humble Prusse, qui venait de se révéler tout à coup si formidable, avait faits, non pas seulement dans le maniement des armes, mais encore dans les sciences et les arts, qui sont l'honneur de la paix! Macaulay, le prudent et sagace observateur, avait déclaré, dès 1843, que la monarchie prussienne, le plus jeune des grands États européens, et que sa population aussi bien que ses revenus reléguaient au cinquième rang, occupait le second, après l'Angleterre, sous le rapport de l'instruction solide, du goût des arts et de la capacité pour tous les genres de science.

Et il n'était pas même question de nous! Macaulay se trompait sans doute, car il ne nous aimait guère, en bon Anglais qu'il était, et la haine égare. Mais que l'on nous eût étonnés, si l'on nous avait dit ce jugement, porté par un esprit qui passe pour être un des plus impartiaux et des plus profonds de l'Europe! Nous, la grande nation, au troisième rang! nous qui croyions fixer les regards de l'univers, parce que toute la haute vie cosmopolite se faisait habiller à Paris et chantait nos refrains! Il fallait que nous subissions bien des désastres encore avant d'accepter, sur notre propre compte, des vérités aussi désobligeantes. Sans compter que ce ne sont peut-être pas des vérités aussi incontestables que semblait le croire Macaulay!

Le premier moment de stupeur une fois passé, Paris, avec l'élasticité naturelle de son optimisme, rebondit à l'espérance. Le ministère Ollivier fut balayé en un jour, et l'on mit à la tête du gouvernement le général Montauban, comte de Palikao. C'était un vieux malin, qui n'eut pas de peine à nous prendre pour dupes. Je dirais même, si j'osais me servir de cette locution soldatesque, qu'il nous mit tous dedans. Il avait bien vu le mauvais effet qu'avaient produit 1 Voyez p. 744. 2 Macaulay (1808-1859), célèbre historien anglais. 3 L'anglais to take in, l'allemand hineinlegen.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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sur la population les vanteries et les fanfaronnades du régime tombé: il prit avec infiniment d'habileté le contre-pied juste de ce système. Il ne donna plus aucune nouvelle des opérations militaires. Chaque jour, après la séance, il prenait à part deux ou trois de ses familiers, et leur glissait mystérieusement à l'oreille des paroles énigmatiques: »Si Paris savait ce que je sais, il illuminerait ce soir... Chut!« ajoutait-il en posant le doigt sur ses lèvres.

>>Chut!<< répétait Paris, le même soir, tout bas, du Boulevard Montmartre à la chaussée d'Antin.

Et quand un membre de la gauche, impatienté de ce silence, s'avisait de demander à la Chambre quelques renseignements plus positifs, >>Je ne puis rien dire, répondait le ministre, mais tout va bien . . .« Et si on le pressait trop: »J'ai à faire... il faut que je m'en aille..«

Ou encore: >>Il m'est impossible de parler davantage ni plus haut: j'ai depuis vingt ans une balle dans la poitrine, et elle m'interdit les longs discours.<«<

Et l'on s'extasiait sur ces façons évasives de répondre: Quel homme! il a depuis trente ans une balle dans la poitrine!

Les journaux ne gardaient pas le même silence que Palikao. Il s'abattait tous les matins sur les kiosques1 une nuée de récits fantastiques, qui tenaient en haleine la confiance et la bonne humeur des Parisiens. Un jour, on contait que dix régiments prussiens, acculés contre des carrières taillées à pic, avaient été, d'un seul coup, précipités dans l'abîme, et qu'il avait péri vingt mille hommes, entassés les uns sur les autres. Une effroyable purée! Le lendemain, quelques soldats français, qui faisaient semblant de laver innocemment leur linge sur le bord d'un étang, y avaient attiré le gros des forces ennemies, que Bazaine avait ensuite entourées par un mouvement rapide de conversion, et qu'il avait exterminées.

On calculait le nombre des Prussiens morts depuis le commencement de la guerre: c'était par centaines de mille que l'on comptait les cadavres. Jamais les Grecs, ces Gascons de l'antiquité, contant les défaites de Xerxès, n'avaient fait un aussi effroyable carnage des Perses.

Paris dévorait ces histoires. Un de mes amis, homme de beaucoup d'esprit, mais légèrement sceptique, avait le privilège d'en inventer d'inouïes, d'invraisemblables, qu'il avait le plaisir de voir gober aux nobs de ce public crédule. Il en a mis pour son compte une demidouzaine en circulation; et, comme un jour, après l'avoir entendu conter, de l'air le plus sérieux du monde, une de ses bourdes habituelles, je lui demandais quel plaisir il trouvait à cet exercice:

Moi! aucun, me dit-il, c'est par philanthropie. Voilà des gens qui vont s'aller coucher sur des pensées riantes; ils feront les rêves les plus agréables du monde; ils seront heureux jusques à demain. Ce n'est donc rien que cela?

Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que je lui ai vu mettre vingt fois la crédulité des Parisiens aux plus rudes épreuves, sans la lasser jamais. Tel est leur penchant à se repaître des nouvelles qui les flattent, qu'il les eût encore empaumés, en leur disant une des Mille et une Nuits de la princesse Shéhérazade.

1 Les kiosques ou petits pavillons, dans lesquels on vend les journaux, à Paris.

CHERBULIEZ.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

M. VICTOR CHERBULIEZ est né en 1829 à Genève, où son père était professeur. Il est le neveu d'ANTOINE-ÉLISÉE CHERBULIEZ (1797-1869), économiste suisse et de JOËL CHERBULIEZ (1806-1870), qui est connu comme écrivain et traducteur. M. Victor Cherbuliez s'est fait connaître par des publications littéraires très distinguées. Après une fantaisie d'archéologie artistique, A propos d'un cheval, causeries athéniennes (1860, publiée en 1864 sous le titre d'Un cheval de Phidias), il a donné une série de romans, dont les principaux, publiés dans la Revue des Deux Mondes, ont eu beaucoup de succès. Nous mentionnons le Comte Kostia (1863), le Prince Vitale (1864), Paul Méré (1864), Prosper Randoce (1868) dont nous reproduisons un fragment, la Revanche de Joseph Noirel (1872), Samuel Brohl et Cie (1877) et la Ferme du Choquart (1883). M. V. Cherbuliez a été élu membre de l'Académie française en 1881; il est mort en 1899.

PROSPER RANDOCE.

Le principal personnage de ce roman, bien qu'il ne figure pas dans le titre, est M. Didier de Peyrols, jeune gentilhomme dauphinois. Quelques mois après la mort de son père, dont il se croyait le fils unique, il apprend qu'il possède un demi-frère. M. de Peyrols père a, sur son lit de mort, confié ce secret au vieux notaire Patru, son homme de confiance. Celui-ci, en le révélant à Didier, ajoute que M. de Peyrols, n'ayant pu faire aucune disposition en faveur de ce fils cadet, qui ignore son origine, a laissé son aîné entièrement libre de faire pour lui ce qu'il voudra, quand il connaîtra sa position et son caractère. Le notaire apprend encore à Didier que ce frère, qui a vingt-six ans, habite Paris sous le nom de Prosper Randoce, qu'il paraît être une espèce d'homme de lettres, et qu'il a publié un volume de vers qui ne trouve pas d'acheteurs, intitulé: les Incendies de l'âme.

Le premier soin de Didier est de se procurer un exemplaire de ces poésies et de les étudier en conscience. Il y trouve une imitation assez maladroite de Victor Hugo, mais çà et là quelques belles tirades qui lui font conjecturer que l'auteur du volume n'est pas tout à fait dépourvu de talent. Didier se rend à Paris et prend la résolution de s'introduire chez Prosper Randoce sans lui faire connaître les liens de parenté qui existent entre eux. C'est le récit de cette première entrevue des deux frères que nous reproduisons.

UN POÈTE INCOMPRIS.

Didier revint le lendemain matin. Bien que d'ordinaire il se mit avec goût, il portait ce jour-là, non sans dessein, un paletot un peu fripé et une cravate négligemment nouée dont la fraîcheur laissait à désirer. Il monta l'escalier, qui avait bonne tournure, et sonna. Une voix lointaine cria: Entrez! Il entra, franchit un vestibule, poussa une seconde porte, et se trouva dans une grande chambre moitié salon, moitié cabinet de travail, qui prenait jour sur la rue par deux fenêtres cintrées. Près de la fenêtre de droite il y avait une longue table 2 Usé.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

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