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Bourbon; qu'il reçoit un traitement de l'Angleterre et n'a que cela pour vivre. Mais il nie avoir jamais connu Dumouriez ni Pichegru.1 Au moment de signer le procès-verbal, il écrit de sa main sur la minute qu'il fait avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. >Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation, ajoute-t-il, me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.<3 Le choix seul de l'heure indiquait que son sort était décidé. C'est cette requête d'un mourant, renouvelée quelques instants après devant la commission, et non seulement prévue, mais rejetée à l'avance, comme l'attestent à la fois Hulin et Savary, qui se transforme dans les relations de SainteHélène en une lettre que retient Talleyrand toujours altéré du sang des Bourbons: »>Le duc, dit Napoléon, m'avait écrit une lettre dans laquelle il m'offrait ses services et me demandait le commandement d'une armée, et ce scélérat de Talleyrand3 ne me la remit que deux jours après la mort du prince!»6 Il y a ici une double et honteuse calomnie, l'une contre Talleyrand, l'autre contre le duc d'Enghien, et celle-ci est particulièrement odieuse: elle est comme le soufflet dont le bourreau frappait le visage de la victime après l'avoir décapitée. Le duc n'écrivit pas de lettre, ni à plus forte raison une lettre aussi déshonorante, mais l'eût-il écrite, soit de Strasbourg, soit de Vincennes, elle n'eût été dans aucun cas remise à M. de Talleyrand. Elle eût été comme tous ses autres papiers envoyée directement à la Malmaison, ou, dans le cas bien invraisemblable d'une confusion, au grand juge ou à Réal, chargé de la police, ou encore à Murat, gouverneur de Paris. Il n'y avait aucune possibilité qu'elle fût adressée à M. de Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères. A supposer qu'il fût le monstre de cruauté qu'un tel acte dénoterait, Talleyrand était trop souple, trop avisé pour se le permettre envers un homme comme Bonaparte. Cette anecdote ne peut faire tort qu'à la mémoire de celui qui l'a inventée et à l'intelligence de ceux qui l'adoptent.

A deux heures du matin,' le prince est introduit devant la commission militaire que préside le général Hulin. A la physionomie morne et impassible de ces hommes habitués à l'obéissance passive,

1 Pichegru (1761-1803), général républicain, remporta sous le Directoire d'éclatantes victoires, puis se laissa séduire par les offres du prince de Condé et servit la cause royaliste. Déporté à Sinnamari (Guyane), il s'évada et rentra secrètement en France avec Georges Cadoudal. Il fut découvert et enfermé au Temple. Quinze jours après l'assassinat du duc d'Enghien, on le trouva étranglé dans son lit. 2 Konzept.

3 Rapport du capitaine Dautancourt."

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▲ Le Mémorial de Sainte-Hélène et les Mémoires dictés en partie par Napoléon.

5 Talleyrand (pr. ta-lai-ran), né à Paris en 1754, mort en 1838, d'abord évêque d'Autun, puis ambassadeur et ministre des affaires étrangères sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, nommé en 1806 prince de Bénévent, en 1814 membre du gouvernement provisoire, ministre sous Louis XVIII, et plénipotentiaire au congrès de Vienne. Retiré des affaires après les Cent-jours, il resta, sous la Restauration, simple pair de France. Après la révolution de Juillet il fut encore ambassadeur à Londres.

• „O'Méara (médecin de Napoléon à Sainte-Hélène), Las-Cases."

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7 L'heure est constatée sur la minute originale du jugement; mais cette date a été raturée après coup comme trop accusatrice pour les juges."

il est facile de voir qu'ils ont une consigne, et la condamnation de l'accusé est écrite d'avance sur leur visage sévère et triste. Tout en eux et autour d'eux dénonce le rôle lugubre qu'ils ont accepté; les ténèbres dont ils s'environnent, le mystère avec lequel ils procèdent, le silence et l'isolement de cette heure nocturne, l'absence des témoins, du public, des défenseurs qu'on ne refuse pas au dernier des assassins, le déni de toutes les formes protectrices des accusés1, l'empressement furtif avec lequel ils expédient leur besogne, toutes ces choses muettes ont une voix terrible qui crie: Ce ne sont pas là des juges! En voyant leur attitude, le prisonnier a deviné le sort qui l'attend. Le noble jeune homme se redresse, il répond avec une dignité simple et virile aux questions sommaires que lui adresse Hulin. Ces questions faites pour la forme ne sont que la reproduction abrégée de celles du capitaine rapporteur: elles ne constatent d'autre fait que celui d'avoir porté les armes contre la république, fait qui n'était pas contesté par l'accusé. On dit que lorsque Hulin lui demanda s'il avait trempé dans un complot contre la vie du Premier Consul, le sang des Condés se révolta en lui et qu'il repoussa le soupçon avec une rougeur de colère et d'indignation; mais les dures invectives que vingt ans après Savary plaça dans la bouche de Hulin sont dépourvues de toute vraisemblance, car les juges étaient plus embarrassés que le coupable. Hulin, qui est beaucoup plus digne de foi, assure au contraire s'être efforcé de suggérer au prisonnier des réticences qui pouvaient le sauver et qu'il repoussa avec une noble indignation comme indignes de lui. L'interrogatoire terminé, le prince renouvelle sa demande d'un entretien avec le Premier Consul. Alors Savary, qui jusque-là s'était tenu silencieusement devant la cheminée et derrière le fauteuil du président: >>Maintenant, dit-il, cela me regarde! Après une demiheure de huis clos, nécessaire à un semblant de délibération et à la rédaction d'un arrêt signé en blanc, on vient chercher le prisonnier. Harel se présente un flambeau à la main, il le conduit à travers un sombre passage jusqu'à un escalier donnant sur les fossés du château. Arrivés là, ils se trouvent en présence d'une compagnie des gendarmes de Savary, rangés en bataille; on lit au prince sa sentence à côté de la fosse creusée d'avance où son corps va être jeté. Une lanterne déposée près de la fosse prête sa lueur sinistre à cette scène de meurtre. Le condamné, s'adressant alors aux assistants, leur demande si quelqu'un d'eux peut se charger du message suprême d'un mourant. Un officier sort des rangs; le duc lui confie un paquet de cheveux destinés à une personne aimée. Quelques instants après il tombe sous les balles des soldats.

1,Ces violations des formes judiciaires ont été relevées en détail dans l'éloquent mémoire de Dupin: Discussion des actes de la commission militaire."

2 Hulin: Explication au sujet de la commission militaire chargée de juger le duc d'Enghien."

Le vieux mot huis (du latin ostium) n'est plus guère usité qu'au palais (de justice) dans la locution à huis clos, c'est-à-dire à portes fermées, et sans que le public soit admis. On dit aussi substantivement le huis clos.“ •,,Déposition du brigadier Aufort."

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B Procès-verbal d'enquête. L'anecdote de la lanterne placée sur le cœur du duc d'Enghien est controuvée."

Tel fut ce guet-apens, un des plus lâches qui aient été commis dans tous les temps. A en croire les apologies de ceux qui ont pris part à son exécution, personne n'en serait responsable, et la fatalité seule aurait commis le crime. A tous les hasards malheureux qu'ils ont découverts après coup dans ce triste événement, il faudrait en ajouter un dernier plus lamentable encore et qui aurait seul perdu le prince. Réal, chargé de l'interroger, aurait ouvert trop tard le message qui lui confiait cette mission, et il ne serait arrivé à Vincennes qu'après l'exécution. Mais si Réal avait dû faire l'interrogatoire, comment Murat, qui maudissait son rôle dans cette circonstance, aurait-il pris sur lui d'en charger le capitaine Dautancourt? Et si Réal est accouru à Vincennes, comment écrit-il à Hulin deux lettres successives dans la matinée pour le prier de lui envoyer le jugement et les interrogatoires? Jamais plus misérables subterfuges n'ont été imaginés pour dérober des coupables au juste mépris de l'histoire. Il faut mettre sur la même ligne le récit de Savary au sujet de l'accueil que lui fait Bonaparte lorsqu'il vient à la Malmaison rendre compte de sa mission: Il m'écoute avec la plus grande surprise!.... Il me fixe avec des yeux de lynx: Il y a là, dit-il, quelque chose qui me passe... Voilà un crime, et qui ne mène à rien !< Le point à éclaircir, c'était encore la question de l'identité du duc avec le personnage mystérieux, chauve, blond, de taille médiocre. Quand on pense que de si impudentes inventions ont été acceptées par toute une génération, on se demande si le mensonge n'a pas par lui-même une saveur et un attrait si irrésistibles pour les appétits vulgaires, que la vérité ne peut plus leur paraître que répulsive. Non, il n'y a eu dans la catastrophe de Vincennes ni hasards, ni confusion, ni méprise; tout y a été conçu, prémédité, combiné avec un soin d'artiste, et il faut avoir perdu le sens à force de prévention pour accepter les fables accréditées par le criminel lui-même. Comment l'homme qu'on voit dans sa Correspondance si minutieux, si attentif aux plus imperceptibles détails, si pénétrant et si inquisitif lorsqu'il s'agit des agents les plus insignifiants de la conspiration, l'homme qui dictait lui-même des interrogatoires et dirigeait toutes les poursuites contre le prévenu Querelle ou la femme Pocheton, aurait-il pu devenir du jour au lendemain le jouet des quiproquos, des distractions et des bévues énormes qu'on lui prête lorsqu'il s'agit d'un Bourbon et d'un Condé? Comment admettre qu'un esprit si clairvoyant, un caractère si entier et si absolu n'ait plus été en cette circonstance critique qu'un docile mannequin dans la main de Talleyrand? Non, en dépit des falsifications et des mensonges, en dépit d'une hypocrisie plus odieuse que le crime lui-même, il ne lui sera pas donné d'échapper à la responsabilité de l'acte où il a mis le plus de calcul; l'œuvre restera sienne devant Dieu et devant les hommes, et l'histoire n'admettra pas même en sa faveur ce partage d'ignominie que créent les complicités au bénéfice du coupable; car, dans le meurtre du duc d'Enghien, il y a eu un auteur principal et des instruments: il n'y a pas eu de complices.

ABOUT.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

EDMOND ABOUT naquit à Dieuze (Meurthe), en 1828. Après avoir fait de brillantes études au lycée Charlemagne, il entra à l'École Normale, d'où il passa, en 1851, à l'École française d'Athènes. De retour à Paris, il débuta dans les lettres par un succès: La Grèce contemporaine (1855), livre très piquant, où toutefois il juge les Grecs modernes avec une trop grande sévérité. Depuis ce temps About se voua aux lettres et fut tout ensemble journaliste, romancier, pamphlétaire politique et auteur dramatique. Nous citons parmi ses romans, qui eurent presque tous un grand succès, Tolla (1855), le roi des Montagnes (1856), Trente et Quarante (1856), l'Infâme (1867), et deux séries de charmantes nouvelles, intitulées les Mariages de Paris (1856) et les Mariages de Province (1868). Ses articles de journaux et ses brochures politiques, parmi lesquelles nous mentionnons la Question romaine, écrite dans un esprit hostile au pouvoir temporel du pape, lui firent un grand nombre d'ennemis, dont la coalition fit tomber presque toutes ses pièces de théâtre, notamment Gaëtana (1862), qui dut être retirée après quatre représentations des plus tumultueuses. Plus tard About écrivit, en collaboration avec M. de Najac, quelques pièces qui furent accueillies favorablement et dont une, »Histoire ancienne«, se joue encore au Théâtre-Français.

Après avoir collaboré à plusieurs journaux il fonda, en 1876, avec M. F. Sarcey' et quelques autres amis le journal Le XIX ième Siècle, organe libéral dans lequel il engagea une vive polémique contre les partis cléricaux et monarchiques. Edmond About est mort à Paris au mois de janvier 1885, peu de temps après son entrée à l'Académie française. Nous donnons comme échantillon du style de l'auteur un fragment de sa nouvelle intitulée

LA MÈRE DE LA MARQUISE.

L'héroïne de cette histoire, Éliane, est la fille d'un riche bourgeois de Paris, propriétaire d'un grand magasin de nouveautés, situé dans le faubourg Saint-Germain. Accoutumée dès son enfance à voir devant sa porte des voitures armoriées, à regarder la toilette des duchesses et marquises qui en descendent, servies par des laquais en livrée, la jeune fille se prend d'un profond respect pour cette aristocratie qui se croit supérieure au reste du genre humain par droit de naissance. Bientôt elle ne rêve que d'épouser un comte ou marquis qui la ferait entrer dans ces hôtels du noble faubourg dont jusqu'alors elle contemplait avec admiration les portes cochères. Occupée de cette folle idée, elle refuse tous les prétendants bourgeois, au grand mécontentement de son père, qui méprise profondément sa noble clientèle, tout en se montrant très humble et très respectueux envers elle au magasin. Cependant Éliane, s'apercevant un beau matin qu'elle a vingt-cinq ans sonnés, consent à épouser M. Morel, riche propriétaire de forges à Arlange, dans le département du Nord. Veuve six mois après la naissance d'une fille, et

2

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 V. p. 502, n. 2. • L'École française d'Athènes est une institution qui permet à un certain nombre de jeunes savants et artistes, qui obtiennent leur place au concours, de passer deux années en Grèce pour se vouer à l'étude de l'archéologie et des antiquités grecques. • Voyez page 752.

se trouvant, après la mort de ses parents, à la tête d'une fortune colossale, elle revient à sa folie, vend la maison de son père et achète un hôtel rue Saint-Dominique, en plein faubourg Saint-Germain. Mais toutes ses tentatives pour entrer en relations avec ses nobles voisins échouent misérablement. De guerre lasse, rappelée du reste à Arlange par son régisseur, elle quitte la capitale. Ce qu'elle cherchait vainement à Paris, elle a le bonheur de le trouver en province, dans la personne de monsieur le marquis Benoît de Kerpry, capitaine au 2 régiment de dragons. Eblouie par le titre nobiliaire de cet officier, la jeune veuve ne s'effraye ni des dettes de son futur mari ni de ses mœurs légères, ni de ses quarante ans. Elle l'épouse aussitôt qu'il a envoyé sa démission au ministre de la guerre.

Conformément à la loi, le mariage fut affiché dans la commune d'Arlange, au 10° arrondissement de Paris, et dans la dernière garnison du capitaine. L'acte de naissance du marié, rédigé sous la Terreur,1 ne portait que le nom vulgaire de Benoît, mais on y joignit un acte de notoriété publique attestant que, de mémoire d'homme, M. Benoît était connu comme marquis de Kerpry.

La nouvelle marquise commença par ouvrir ses salons au faubourg Saint-Germain du voisinage: car le faubourg s'étend jusqu'aux frontières de la France.

Après avoir ébloui de son luxe tous les hobereaux des environs, elle voulut aller à Paris prendre sa revanche sur le passé, et elle alla conter ce projet à son mari. Le capitaine fronça le sourcil et déclara net qu'il se trouvait bien à Arlange. La cave était bonne, la cuisine de son goût, la chasse magnifique; il ne demandait rien de plus. Le faubourg Saint-Germain était pour lui un pays aussi nouveau que l'Amérique: il n'y possédait ni parents, ni amis, ni connaissances. >>Bonté divine! s'écria la pauvre Éliane, faut-il que je sois tombée sur le seul marquis de la terre qui ne connaisse pas le faubourg Saint-Germain!«<

Ce ne fut pas son seul mécompte. Elle s'aperçut bientôt que son mari prenait l'absinthe quatre fois par jour, sans parler d'une autre liqueur appelée vermouth qu'il avait fait venir de Paris pour son usage personnel. La raison du capitaine ne résistait pas toujours à ces libations répétées, et, lorsqu'il sortait de son bon sens, c'était, le plus souvent, pour entrer en fureur. Ses vivacités n'épargnaient personne, pas même Éliane, qui en vint à souhaiter tout de bon de n'être plus marquise. Cet événement arriva plus tôt qu'elle ne l'espérait.

Un jour le capitaine était souffrant pour s'être trop bien comporté la veille. Il avait la tête lourde et les yeux battus. Assis dans le plus grand fauteuil du salon, il lustrait mélancoliquement ses longues moustaches rousses. Sa femme, debout auprès d'un samavar,' lui versait coup sur coup d'énormes tasses de thé. Un domestique annonça M. le comte de Kerpry. Le capitaine, tout malade qu'il était, se dressa brusquement en pieds.

Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez sans parents? demanda Éliane un peu étonnée.

1 On appelle Terreur cette époque de la première révolution française qui s'étend du 31 mai 1793, jour où la Montagne triompha des Girondins dans la Convention, jusqu'au 9 thermidor an II (27 juillet 1794), jour de la chute de Robespierre. 2 Espèce de bouillotte (Theefeffel).

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