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senti le froid de la mort, ce frémissement de la chair, dont le prophète a dit: »>J'ai frémi dans mon âme, et les poils de mon corps se sont hérissés.<<

Mais ce qui montre l'esprit de sagesse et de prudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu'il les réserve pour un grand âge, c'est qu'aussitôt après, malgré le tremblement de mes genoux, j'allai m'asseoir sous la première voiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m'atteindre, et que, de là, je vis les vétérans achever l'extermination des vauriens qui s'étaient retirés dans la cour, et dont pas un n'échappa.

Cinq ou six étaient en tas devant la porte, et trois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route. Cela ne prit pas seulement dix minutes; puis tout redevint obscur, et j'entendis le sergent crier: >> Cessez le feu!<<

Heitz, redescendu de son grenier, venait d'allumer une lanterne; le sergent me vit sous la voiture, et s'écria: »Vous êtes blessé, père Moïse? »Non, lui répondis-je, mais un Cosaque a voulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l'abri.« Alors il rit tout haut et me donna la main pour m'aider à me relever, en disant: >>Père Moïse, vous m'avez fait peur. Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n'êtes pas brave.<< Je riais aussi, pensant: >>Que les autres croient ce qu'ils veulent! Le principal, c'est de vivre en bonne santé, le plus longtemps possible.<<

Nous n'avions qu'un blessé, le caporal Duhem, un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Il avait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter sur la première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint lui verser une goutte de kirschwasser, ce qui lui rendit aussitôt sa force et même sa bonne humeur. Il criait: »>C'est la quinzième! J'en ai pour huit jours d'hôpital; mais laissez-moi la bouteille pour les compresses.<«<

Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipes sur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s'étaient sauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sans eux. J'allai tout de suite toquer1 sur la bande de la dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux de Cosaques avaient déjà bu près d'une demimesure d'esprit; le père Heitz me dit que plusieurs d'entre eux n'y mettaient presque pas d'eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier de fer-blanc; les plus vieux ivrognes chez nous ne supporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à la renverse.

...

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Enfin tout était gagné, il ne fallait plus que retourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore y être : les gros chevaux gris-pommelés de Heitz sortent de l'écurie à la file; le sergent, près de la porte sombre, crie, la lanterne en l'air: „Allons, vivement la canaille pourrait revenir!" Sur la route, en face de l'auberge, les vétérans entourent les voitures; plus loin, à droite, les paysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent les Cosaques étendus dans la neige; et moi, debout, au haut de l'escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l'Éternel, en songeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, et du petit Safel, lorsqu'ils me verront revenir avec notre bien.

1 Frapper (flopfen).

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12. éd.

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BANVILLE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE1.

THEODORE FAULLAIN DE BANVILLE est né à Moulins en 1823. Il était fils d'un capitaine de vaisseau, vint de bonne heure à Paris et se consacra exclusivement aux lettres. Il débuta par la publication de deux volumes de vers: les Cariatides (1842) et les Stalactites (1848). Les Odelettes (1856) et surtout les Odes Funambulesques (1867), sorte de grande parodie lyrique, consacrèrent sa réputation. Théodore de Banville a encore écrit un grand nombre d'autres volumes de poésies, romans et études, et a donné au théâtre une suite de petites pièces qui ont été jouées avec succès, soit à l'Odéon, soit au Théâtre-Français. Ce sont notamment: Le beau Léandre (1856), Les Fourberies de Nérine (1864), La Pomme (1865), comédies en vers, Gringoire (1866), comédie en prose, Deïdamia (1876), comédie héroïque en vers, et Socrate et sa Femme (1885), comédie en vers. Il est mort à Paris en 1891.

Nous reproduisons des œuvres de Th. de Banville trois scènes de Gringoire, accompagnées d'une courte analyse de la pièce.

GRINGOIRE.

Les deux principaux personnages de cette belle comédie sont historiques: ce sont le roi Louis XI, que l'auteur représente se délassant chez un de ses bons bourgeois de Tours, Simon Fourniez, et Gringoire, jeune et pauvre poète, qui est amoureux de Loÿse, fille de Simon et filleule du roi. Au lever du rideau, Louis XI est à table, servi par Simon et sa soeur Nicole Andry; debout, près de lui, est Olivier-le-Daim (aussi dit le Diable) son barbier et ministre, qui ne serait pas fâché de devenir le beau-fils et l'héritier d'un des plus riches marchands de Tours. Après une conversation animée sur l'état de la France et la politique du roi, ce dernier dit à Simon qu'il songe à l'envoyer comme ambassadeur à ses amis les Flamands, et comme Simon s'excuse sous divers prétextes, Nicole finit par dire au roi que la vraie raison pourquoi son frère ne veut pas s'éloigner de Tours, c'est Loyse, »qu'il n'oserait confier à personne, pas même à vous, pas même à moi.<< >>Si encore elle était mariée! ajoute Simon, à quoi le roi répond tranquillement: >>Qu'à cela ne tienne. Marions-la. Mais, dans la scène qui suit, il se trouve que c'est justement là le difficile. C'est en vain que le roi cherche à confesser sa filleule et qu'il lui propose tour à tour divers partis. La seule réponse qu'il obtient, c'est qu'elle n'est amoureuse de personne, si ce n'est d'un idéal, et qu'elle ne veut pas se marier encore.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.
2 Voyez L'Introduction page XXV.

LE ROI. Ainsi ton cœur ne dit rien?

NICOLE (au Roi). Rien, Sire.

LOYSE (naïvement). Si fait. Mais ce qu'il me dit est bien confus. (Elle s'approche doucement du Roi et, pensive, appuie sa tête contre la chaire dans laquelle il est assis.) Il me semble que j'aime un homme qui, sans doute, n'existe pas, puisque je le voudrais vaillant comme un capitaine et capable d'une action héroIque, mais doux comme une femme. Et voyez si mes rêveries sont folles! quand je songe à cet ami inconnu, je le vois parfois malade et chétif, et ayant besoin de ma protection, comme si j'étais sa mère! Vous voyez bien que je suis une petite fille, ne sachant pas même ce qu'elle veut, et qu'il faut me laisser du temps pour que je lise plus clairement en moi-même.

Alors le brave Simon se fâche pour tout de bon et la renvoie dans sa chambre.

SCÈNE III.

LE ROI, SIMON FOURNIEZ, NICOLE ANDRY, OLIVIER-LE-DAIM.

LE ROL

Tu l'as encore mise en fuite, Simon!

SIMON. Je veux la réduire à l'obéissance! C'est à moi de montrer de la fermeté, puisque Votre Majesté n'a pas voulu décider sa filleule à être heureuse!

LE ROI. Bah! les gens n'aiment pas plus à tenir leur bonheur des mains d'un autre que les anguilles à être écorchées vives! OLIVIER. Ceux dont parle Votre Majesté sont les ingrats.

LE ROI.

Autant dire: tout le monde!

SIMON. Ah! Sire, je suis un père volé, assassiné. Adieu mon ambassade! Je ne verrai pas vos batteurs de cuivre.

LE ROI.

Calme-toi. Le refus de Loyse tient tout simplement à ce qu'elle n'aime encore personne. Il ne s'agit que de chercher celui qu'elle peut aimer.

NICOLE (au Roi). Et notre Loyse n'aura plus guère souci de tant voir les pays lointains, le jour où quelqu'un sera devenu pour elle tout l'univers!

LE ROI.

Bon! Mais encore faut-il trouver ce quelqu'un. (On entend au dehors un grand bruit et des éclats de rire prolongés.) Quel est ce tumulte? (Simon Fourniez va à la fenêtre à droite, et tout à coup éclate de rire.) Qu'est-ce done?

SIMON (riant). Sire, c'est Gringoire!

OLIVIER (à part). Gringoire! Ici! Les maladroits le laissent approcher de cette place!

SIMON. Oh! le voilà devant la boutique de mon voisin le rôtisseur. Ses yeux semblent vouloir décrocher les poulets dorés. Il mange la fumée, Sire! Ma foi, Gringoire est un drôle de corps.

OLIVIER (à Simon Fourniez). Oui, et ce drôle de corps s'arrête souvent sous les fenêtres de votre maison; particulièrement sous celles de votre fille.

NICOLE. Où est le mal?

SIMON. Il a de si bonnes chansons! (Il chante.)

Satan chez nous s'est fait barbier!
Il tient le rasoir....

(Rencontrant le regard d'Olivier-le-Daim et achevant entre ses dents.)
dans sa griffe!

(A part.) Oh! le diable! j'oubliais!

OLIVIER. Ces chansons, maître Fourniez, il paraît qu'on les écoute ici?

NICOLE (avec résolution). Sans doute.

OLIVIER. Prenez garde. Il ne faudrait pas trop vous en vanter. LE ROI. Pourquoi cela?

OLIVIER. C'est que, parmi ces chansons effrontées, qui ne respectent personne,

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OLIVIER (continuant). Il y a une certaine Ballade des Pendus, comme on l'appelle, qui doit mériter la corde à celui qui l'a composée.

NICOLE (a part avec effroi). La corde!

LE ROI.

Eh quoi! Nicole, c'est ce brave compagnon dont vous me parliez qui met ainsi en émoi tout le populaire?

SIMON (au Roi). Sait-il seulement ce qu'il fait? Gringoire, Sire, est un enfant.

OLIVIER. Un enfant méchant et dangereux, comme tous ses pareils! Les rimeurs sont une sorte de fous qu'on n'enferme pas, je ne sais pourquoi, bien que le plus sain d'entre eux soupe du clair de lune, et se conduise avec moins de jugement qu'une bête apprivoisée.

NICOLE (indignée). Oh! (Au Roi.) Est-ce la vérité, Sire? LE ROI. Pas tout à fait, et messire Olivier-le-Daim est un peu trop fier. Vous semblez, Nicole, vous intéresser vivement à ce rimeur, qui vous a chantée?

NICOLE. Oui, Sire. J'avoue hautement que je l'aime.
LE ROI.

Vous l'aimez?

NICOLE. Cordialement. Et si Gringoire n'était fier comme l'empereur des Turcs, il aurait toujours chez nous une place au foyer et un bon repas. Quand je le vis pour la première fois, c'est il y a trois ans, par le rude hiver qu'il fit alors, où pendant deux mois la terre fut toute blanche de neige. Gringoire était assis sous le porche d'une maison de la rue du Cygne; il avait sur ses genoux deux petits enfants égarés qu'il avait trouvés pleurant après leur mère, et grelottant de froid. Il avait ôté de dessus ses épaules son méchant pourpoint troué pour les envelopper dedans, et, resté à demi nu, il berçait les petits, en leur disant un cantique de la sainte Vierge.

LE ROI (après avoir rêvé). Je veux voir ce Gringoire.
OLIVIER (déconcerté). Ah!

NICOLE.

Ah! Sire! vous avez là une idée de roi. Pauvre garçon! le voilà déjà qui triomphe de son étoile!

OLIVIER. Appeler devant le Roi ce baladin !

LE ROI. J'ai dit: Je veux.

OLIVIER (changeant de pensée). Soit!

(Il s'incline devant le Roi, et va donner un ordre aux officiers placés dans la pièce voisine.)

LE ROI (négligemment). Le jeu en vaut un autre. Et je trouve qu'il n'y a pas de festin excellent, s'il ne se termine par quelque bonne drôlerie et joyeuseté.

SIMON. C'est mon avis. Gringoire nous dira une de ses farces... bien salées! Celle de Pathelin,1 par exemple... Bée...bée...bée...bée! OLIVIER (au Roi). Votre Majesté va être obéie. Gringoire va venir, et je lui ferai dire quelques rimes. Seulement, je n'assure pas qu'elles amuseront Votre Majesté!

LE ROI. Nous verrons bien! et pour peu que ses chansons soient moins méchantes que tu ne le prétends, puisque Gringoire est si affamé, nous avons là de quoi lui faire fête. (Ön sert les mets sur la table.) Ça ne lui déplaira pas.

SIMON (allant vers la porte).

Le voici.

SCÈNE IV.

LE ROI, OLIVIER-LE-DAIM, NICOLE ANDRY, SIMON FOURNIEZ, GRINGOIRE.

(Les Archers.)

Gringoire entre au milieu des archers, pâle, grelottant, et comme ivre de faim.

GRINGOIRE. Ah! çà, messieurs les archers, où me conduisez-vous? (Aux archers.) Pourquoi cette violence? (Les archers se taisent.) Ce sont des gendarmes d'Écosse qui n'entendent pas le français. (Sur un signe d'Olivier-le-Daim, les archers lâchent Gringoire, et sortent ainsi que les pages.) Hein? Ils me lâchent à présent! (Apercevant le Roi et Olivier-le-Daim.) Quels sont ces seigneurs? (Flairant le repas.) Dieu tout-puissant, quels parfums! On me menait donc souper? On me menait, de force, faire un bon repas! La force était inutile. J'y serais venu de bonne volonté. (Admirant l'ordonnance du repas.) Des pâtés, de la venaison, des grès pleins de bon vin pétillant! (Au Roi et à Olivier-le-Daim.) Je devine, vous avez compris que messieurs les archers me conduisaient en prison sans que j'eusse soupé, et alors vous m'avez fait venir pour me tirer de leurs griffes... de leurs mains, veux-je dire, et pour me donner l'hospitalité, comme les potiers de terre firent à Homérus! LE ROI. Dites-vous vrai, maître Gringoire? Vous n'avez pas

encore soupé?

GRINGOIRE. Soupé? Non, messire. Pas aujourd'hui.

NICOLE (s'avançant, au Roi). Cela se voit de reste.2 Regardez son visage défait et blême.

GRINGOIRE (rassuré). Madame Nicole Andry!

SIMON (s'avançant à son tour). Il meurt d'inanition.

GRINGOIRE. Maître Simon Fourniez! Dans mon trouble, je n'avais pas d'abord reconnu votre maison.

OLIVIER (a Gringoire). Vous n'avez pas soupé? Alors, vous accepterez bien une aile de cette volaille?

GRINGOIRE (comme halluciné). Oui. Deux ailes. Et une jambe! 1 Voyez l'Introduction p. XXV.

2 C.-à-d.: sa mine en fournit une preuve plus que suffisante.

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