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ERCKMANN-CHATRIAN.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ÉMILE ERCKMANN, né à Phalsbourg (Pfalzburg) en Lorraine,

en 1822, est le fils d'un libraire. Il fit des études assez irrégulières au collège de sa ville natale, et vint à Paris en 1842, pour commencer l'étude du droit, qu'il interrompit plusieurs fois, et qu'il finit par abandonner pour les lettres. En 1847 il se lia avec M. Chatrian.

ALEXANDRE CHATRIAN, né en 1826 au hameau de Soldatenthal, en Lorraine, appartient à une famille de commerçants. Après avoir fait quelques classes au collège de Phalsbourg, il fut envoyé en Belgique pour entrer dans le commerce, mais, tourmenté par le goût des travaux littéraires, il rentra, malgré sa famille, comme maître d'étude au collège de Phalsbourg. C'est là qu'il se lia avec M. Erckmann.

Du

Les deux amis travaillèrent dès lors ensemble avec une telle unité de composition et de style que longtemps le public ne se douta pas que le double nom d'Erckmann-Chatrian, dont ils signèrent tous leurs livres, désignait deux écrivains différents. reste le début des jeunes auteurs fut obscur et pénible. Ce ne fut qu'en 1859 qu'ils commencèrent à être connus comme romanciers. Depuis ce temps une série d'ouvrages consacrés à la mise en scène des gloires et des revers militaires de la Révolution et de l'Empire et écrits d'une manière tout à fait originale ont rendu leurs noms extrêmement populaires. Parmi ceux de leurs ouvrages qui ont eu un grand et légitime succès, nous citons Madame Thérèse ou le Volontaire de 1792 (1863), Histoire d'un conscrit de 1813 (1864), Waterloo (1865), le Blocus, épisode de la fin de l'Empire (1867), dont nous reproduisons un fragment, et l'Histoire du Plebiscite (1872). MM. Erckmann-Chatrian ont aussi abordé le théâtre. En 1869 ils ont donné le Juif polonais, représenté avec un grand succès au théâtre de Cluny. En 1876 et 1877 ils ont obtenu, malgré les efforts d'une cabale bonapartiste, un succès plus grand encore avec l'Ami Fritz, pièce tirée d'un roman qui porte le même nom. Après avoir duré plus de quarante ans, la collaboration des deux écrivains cessa en 1889 à la suite d'une querelle littéraire. M. Chatrian est mort en 1890, M. Erckmann en 1899.

LE BLOCUS.

Ce livre a l'attrait d'une narration historique et d'un roman à la fois. Les auteurs mettent le récit du siège de Phalsbourg, en 1814, dans la bouche du vieux juif Moïse, qui le fait à son ami Fritz. „Je demeurais alors, dit Moïse, dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle: j'avais mon commerce de fer à la livre, en bas sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé (Sarah) et mon petit Sâfel." Pendant le siège, sa fille mariée Zeffen vient encore habiter avec eux. Lorsque les

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.
2 Tous ces ouvrages ont paru à Paris, chez l'éditeur Hetzel.
Blocus (prononcez: blo-kuce), investissement complet d'une place.

armées des alliés entrent en France, et que l'on entrevoit à Phalsbourg la probabilité d'un siège, le père Moïse conçoit l'idée d'une bonne spéculation. Sachant qu'une garnison assiégée a toujours grand besoin d'eau-de-vie, il écrit à Pézenas, en Languedoc, et fait une commande considérable d'espritde-vin. Nous y mettrons de l'eau nous-mêmes, dit-il. De cette façon le port coûtera moins que si nous faisions venir de l'eau-de-vie: car, ajoute-t-il judicieusement, on n'a pas besoin de payer le transport de l'eau, puisque nous en avons ici. Mais les semaines se passent, les Cosaques se montrent déjà aux environs de la ville, et la marchandise n'arrive pas. Le père Moïse est dans des inquiétudes mortelles.

L'EAU-DE-VIE ENLEVÉE AUX COSAQUES.

Vers les quatre heures, j'entendis quelqu'un monter notre escalier. C'était un pas lourd, le pas d'un homme qui cherche son chemin en tâtonnant dans l'ombre.

Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à se raconter entre elles qu'on ne doit pas entendre. J'écoute donc, et puis j'ouvre en disant: »>Qui est là?« »N'est-ce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d'eau-de-vie?« me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l'épaule; enfin une grosse figure de roulier.1 En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis: »Oui, je m'appelle Moïse. Que voulez-vous?« Il entre alors et tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant. »Tenez, dit-il, en me remettant deux papiers: ma facture et ma lettre de voiture, voilà! C'est pour vous les douze pipes de trois-six3 de Pézenas?<< - »Oui, où sont-elles?<< - »Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d'ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêté mes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poterne sous le pont.<<<

Comme il parlait, les jambes me manquèrent; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot. >>Vous allez me payer le port, dit cet homme, et reconnaître la livraison.<< Alors je criai d'une voix désolée: »Sorlé! Sorlé!« Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout: moi je n'entendais plus rien, je n'avais plus que la force de crier: »Maintenant tout est perdu!.... Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise!« Ma femme disait: >>Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville.« A la fin le voiturier répondit: »Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j'ai voulu connaître mon droit; il m'a dit que tout est à votre charge,

1 Roulier, c'est-à-dire voiturier par terre, qui transporte des marchandises sur des chariots. On disait envoyer des marchandises par roulage ordinaire ou accéléré, comme on dit depuis l'établissement des chemins de fer: envoyer par petite vitesse, ou par grande vitesse.

2 On appelle pipes les futailles (tonneaux) employées pour les alcools, esprit-de-vin, eau-de-vie, etc.

Troix-six est un terme de commerce pour désigner l'esprit-de-vin à 36 degrés.

Poterne signifie une fausse porte, une galerie souterraine, ménagée dans une place forte pour faire des sorties, et qui conduit dans le fossé de la place.

même mes chevaux et mes voitures, entendez-vous? J'ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c'est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui, ou non?« Nous étions comme morts d'épouvante, quand le sergent1 survint. Il avait entendu crier, et demanda: >>Qu'est-ce que c'est, père Moise? Qu'avez-vous? Qu'est-ce que cet homme vous vout?<«< Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite; il comprit aussitôt et s'écria: »Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison! quelle chance!<<

>>Oui, répondis-je, mais elles ne peuvent plus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaques entourent les voitures.<< >>Plus entrer! cria le sergent en levant les épaules, allons donc! Est-ce que vous prenez le gouverneur pour une bête? Est-ce qu'il ira refuser vingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison en manque? Est-ce qu'il va laisser cette aubaine aux Cosaques?... Madame Sorlé, payez le port hardiment, et vous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez le gouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route! Ne perdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre le nez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vous en réponds.<< En entendant cela, je m'écriai: »>Sergent, vous me sauvez la vie!« Et je me dépêchai de mettre ma capote. Sorlé me demanda: »Faut-il payer le port?<< >>Oui! paye!<< lui répondis-je en descendant, car il était clair que le roulier pourrait nous forcer.

Je descendis donc, l'esprit plein de trouble. Tout ce que je me rappelle de ce moment, c'est que le sergent marchait devant moi dans la neige, qu'il dit ensuite quelques mots au sapeur de planton à l'hôtel du gouverneur, et que nous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.

En haut, sur la galerie entourée d'une balustrade, le sergent me dit: »Du calme, père Moïse. Sortez votre lettre et laissez-moi parler.<< En même temps, il frappait doucement contre une porte. >>Entrez!« dit quelqu'un. Nous entrâmes. Le colonel Moulin, un gros homme en robe de chambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d'un bon feu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, à côté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et un verre à côté. »Qu'est-ce que c'est?«< ditil, en se retournant. >>Mon colonel, voici ce qui se passe, répondit le sergent; douze pipes d'esprit-de-vin sont arrêtées sur la côte de Mittelbronn, les Cosaques les entourent«< . . . >>Des Cosaques! s'écria le gouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes?<«< >Oui, dit le sergent, c'est un hourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes de trois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas pour soutenir la garnison.<< >>Quelques bandits, fit le gouverneur, des pillards!«<»Voici la lettre,« répondit le sergent en me la prenant de la main.

Le colonel jeta les yeux dessus et dit d'un ton brusque: >>Sergent, vous allez prendre vingt-cinq hommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer les voitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisition pour les amener en ville.<< Et

1 Le sergent Troubert, qui logeait chez le juif Moïse.

comme nous voulions sortir: »Attendez, fit-il en allant à son bureau écrire quatre mots, voici l'ordre!<<

Une fois dans l'escalier, le sergent me dit: »Père Moïse, courez chez le tonnelier, on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais les Cosaques; leur première idée aura été de décharger les pièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu'on apporte les cordes et les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes.<<

Alors je courus comme un cerf1 à la maison. J'étais indigné contre les Cosaques, et j'entrai prendre mon fusil et mettre ma giberne. J'aurais été capable de me battre contre une armée, je ne voyais plus clair. Sorlé et Zeffen me demandaient: »Qu'est-ce que c'est? Où vas-tu?« Je leur répondis: Vous saurez cela plus tard!« Et je repartis chez Schweyer. Il avait deux grands pistolets d'arçon, qu'il passa bien vite dans la ceinture de son tablier, avec la hache; ses deux garçons, Nickel et Frantz, prirent l'échelle et les cordes, et nous courâmes à la porte de France.

Le sergent ne s'y trouvait pas encore: mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant, avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil sur l'épaule. L'officier de garde à la poterne n'eut qu'à voir l'ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants après nous étions dans les fossés de la place, derrière l'hôpital, où le sergent fit ranger ses hommes, en leur disant: >>C'est du cognac, . . . vingt-quatre pipes de cognac! Ainsi, camarades, attention! La garnison est privée d'eau-de-vie, ceux qui n'aiment pas l'eau-de-vie n'ont qu'à se mettre derrière.<«< Mais tous voulaient combattre au premier rang, ils riaient d'avance.

Nous montâmes donc l'escalier, et l'on se remit en ordre dans les chemins couverts.3 Il pouvait être cinq heures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grande prairie de l'Eichmatt et plus haut les collines de Mittelbronn, couvertes de neige. Le ciel était plein de nuages, et la nuit venait. Il faisait très froid. »En route!« dit le sergent. Et nous gagnâmes la chaussée. Les vétérans, sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, le fusil en bandoulière, ils avaient de la neige jusqu'aux genoux. Schweyer, ses deux garçons et moi, nous marchions derrière.

Au bout d'un quart d'heure, les vétérans, qui galopaient toujours, étaient déjà loin; nous entendions encore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dans l'éloignement, et puis nous entendimes le chien des Trois-Maisons aboyer à sa chaîne. Le grand silence de la nuit nous donnait à réfléchir. Sans l'idée de mes eaux-de-vie, j'aurais repris la route de Phalsbourg, heureusement cette idée me dominait, et je disais: »Dépêchons-nous, Schweyer, dépêchons-nous!<»>Dépêchons-nous! cria-t-il en colère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper ton esprit-de-vin; mais nous, est-ce que cela nous regarde? est-ce que notre place est sur

1 Prononcez: cère.

C'était à son corps

2 Moïse prend ses armes de garde national. défendant qu'on l'avait fait entrer dans la garde bourgeoise de Phalsbourg. • On appelle, dans une forteresse, chemins couverts les chemins qui longent le rempart et qui sont masqués par le glacis, car le glacis les couvre, c'est-à-dire les protège contre le feu de l'ennemi.

la grande route? est-ce que nous sommes des bandits, pour risquer notre existence?« Aussitôt je compris qu'il voulait se sauver, et j'en fus indigné. »Prends garde, Schweyer, lui dis-je, prends garde! Si tu t'en vas avec tes garçons, on dira que vous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C'est encore pire que le drapeau, surtout pour des tonneliers.<«< >>Que le diable t'emporte! fit-il,

jamais nous n'aurions dû venir.<<

Il continua pourtant de monter la côte avec moi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser. Comme nous arrivions sur le plateau, nous vimes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblait paisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient de monde.

La porte du bouchon1 de la Grappe, ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond de l'allée jusque sur la route, où stationnaient mes deux voitures. Ce fourmillement venait des Cosaques qui se gobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous le hangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe au poivre, et nous les voyions très bien, à deux ou trois cents pas, monter et descendre l'escalier de meunier en dehors, avec des brocs2 et des cruches qu'ils se passaient de l'un à l'autre.

L'idée me vint qu'ils buvaient mon eau-de-vie, car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueux revenaient tous de là, le coude en l'air. Ma fureur en fut si grande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pour arrêter le pillage. Par bonheur, les vétérans avaient de l'avance sur moi, sans cela les Cosaques m'auraient massacré. Je n'étais pas encore à moitié chemin, que toute notre troupe sortait d'entre les haies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, et criant: »A la bafonnette!<<

Tu n'as jamais vu de confusion pareille, Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétérans au milieu d'eux; la façade du bouchon, avec son treillis, son pigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, était éclairée par les coups de fusil et de pistolet. Les deux filles Heitz aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu'on devait entendre dans tout Mittelbronn. A chaque instant, au milieu de la confusion, quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaient à travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière et la queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le père Heitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant l'échelle, et moi j'arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.

Je n'étais plus qu'à cinquante pas, quand un Cosaque, qui s'échappait ventre à terre, se retourna près de moi, furieux, la lance en l'air, en criant: »Hourra!« Je n'eus que le temps de me baisser, et je sentis le vent de la lance qui me passait le long des reins. Voilà ce que j'ai senti de pire dans ma vie, Fritz; oui, j'ai

1 Bouchon, proprement ce qui sert à boucher une bouteille, se dit aussi de tout signe attaché à une maison pour faire connaître qu'on y vend du vin. De là vient qu'on dit bouchon, par extension, du cabaret même.

? Un broc (prononcez bro) est une espèce de grande cruche de bois ou d'étain, dont on se sert en France pour transporter du vin, de l'eau eta.

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