Touchez là, s'il vous plaît. Vous me la promettez, ALCESTE. Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire; Mais l'amitié demande un peu plus de mystère, Et c'est assurément en profaner le nom Que de vouloir le mettre à toute occasion.3 Que tous deux du marché nous nous repentirions. ORONTE. Parbleu! c'est là-dessus parler en homme sage, Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux; 7 S'il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,6 ALCESTE. Monsieur, je suis mal propre à décider la chose: Veuillez m'en dispenser. ORONTE. Pourquoi? ALCESTE. J'ai le défaut D'être un peu plus sincère en cela qu'il ne faut. 1 C'est-à-dire: donnez-moi votre main. Touchez là, l'affaire est faite se dit dans le langage familier pour conclure un marché. 2 Variante: la. • Mettre le nom de l'amitié à toute occasion, c'est-à-dire: parler de l'amitié à toute occasion, est une tournure qu'on n'emploie plus aujourd'hui. • Aujourd'hui on dit: avant que de nous lier, et plus souvent encore: avant de nous lier. Avant que avec l'infinitif est très fréquent dans Molière. 5 Complexions. On dirait aujourd'hui: tempérament, caractère. 6 On dit bien faire des ouvertures, en parlant des premières propositions relatives à une affaire, à un traité; mais cette locution n'est guère usitée dans le sens que Molière lui prête ici, et où elle veut dire: Ouvrir le chemin à quelqu'un, lui aplanir les premières difficultés. 7 En user bien, en user mal avec quelqu'un sont des locutions fort usitées, mais familières, qui veulent dire: Agir bien ou mal envers qn., le traiter bien ou mal. L'expression Il en use le plus honnêtement du monde avecque moi marque une familiarité excessive et fait voir toute la fatuité du personnage qui ose s'exprimer ainsi en parlant du roi. 8 Avecque. La forme avecque pour avec est une licence poétique des anciens poètes français, qui tomba en désuétude à la fin du 17e siècle. On la trouve souvent dans Corneille et dans Molière, mais déjà très rarement dans Racine et dans Boileau. • Mal propre à, archaïsme; aujourd'hui on dit: peu propre. ORONTE. C'est ce que je demande, et j'aurais lieu de plainte,1 Si, m'exposant à vous pour me parler sans feinte, Vous alliez me trahir, et me déguiser rien. ALCESTE. Puisqu'il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien. ORONTE. Sonnet....3 C'est un sonnet. L'espoir.... C'est une dame Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme. L'espoir. ... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux, ORONTE. L'espoir Pourra vous en paraître assez net et facile, ORONTE. Au reste, vous saurez Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire. ALCESTE. Voyons, monsieur; le temps ne fait rien à l'affaire.1 Et nous berce un temps notre ennui; Lorsque rien ne marche après lui. PHILINTE. Je suis déjà charmé de ce petit morceau. ALCESTI (bas à Philinte). Quoi? vous avez le front de trouver ORONTE. Vous eûtes de la complaisance; Mais vous en deviez moins avoir, cela beau? Et ne vous pas mettre en dépense PHILINTE. Ah! qu'en termes galants ces choses-là sont mises! ALCESTE (bas à Philinte). Morbleu! vil complaisant, vous louez des sottises? ORONTE. S'il faut qu'une attente éternelle Pousse à bout l'ardeur de mon zèle, Le trépas sera mon recours. Vos soins ne m'en peuvent distraire: Alors qu'on espère toujours.5 PHILINTE. La chute en est jolie, amoureuse, admirable. ALCESTE (bas à part). La peste de ta chute! empoisonneur au diable," En eusses-tu fait une à te casser le nez!? 1 On ne dit plus avoir lieu de plainte mais: avoir lieu de se plaindre. 2 M'exposant à vous, pour dire: me livrant, me confiant à vous, est encore moins usité. 3 Sonnet, v. page 67, note 1. Le temps ne fait rien à l'affaire est passé en proverbe. 5 Cette antithèse était déjà vieille en Espagne et en France du temps de Molière; on la trouve entre autres dans une chanson très connue de Ronsard (sur l'amour): Un désespoir où toujours on espère, un espérer où l'on se désespère. On raconte que, à la première représentation du Misanthrope, les spectateurs applaudirent à qui mieux mieux lorsque Oronte eut fini la lecture de son sonnet. Grand fut leur étonnement quand ils entendirent la critique d'Alceste et qu'ils comprirent que Molière avait voulu leur faire entendre un mauvais sonnet. C'est-à-dire: empoisonneur digne d'aller au diable. 7 L'exclamation d'Alceste n'est autre chose qu'un jeu de mots d'un PHILINTE. Je n'ai jamais ouï1 de vers si bien tournés. ÓRONTE (à Philinte). Vous me flattez, et vous croyez peut-être . PHILINTE. Non, je ne flatte point. ALCESTE (bas, à part). Et que fais-tu donc, traître? ORONTE (a Alceste). Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité. Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité. ALCESTE. Monsieur, cette matière est toujours délicate, Et sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte. Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom, Je disais, en voyant des vers de sa façon, Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements Qu'on a de faire éclat de tels amusements; Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages," On s'expose à jouer de mauvais personnages. ORONTE. Est-ce que vous voulez me déclarer par là ALCESTE. Je ne dis pas cela; ORONTE. Est-ce qu'à mon sonnet vous trouvez à redire? ORONTE. Est-ce que j'écris mal? et leur ressemblerais-je? Quel besoin si pressant avez-vous de rimer? Et qui diantres vous pousse à vous faire imprimer? Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre, Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre. Dérobez au public ces occupations; goût fort douteux et en tout cas plus mauvais que celui d'Oronte. La chute du vers désigne la pointe qui termine la pensée du sonnet. 1 Aujourd'hui le verbe our n'est guère usité qu'au participe passé et suivi d'un infinitif: J'ai ouï dire, j'ai ouï raconter. L'impératif oyez a été apporté en Angleterre par les Normands. Encore aujourd'hui, toute séance d'une cour de justice y est ouverte, toute proclamation commencée par trois oyez prononcés à haute voix par un huissier qui ne comprend plus le sens de ce mot et qui le prononce à l'anglaise (ô yès). 2 La chaleur de montrer ses ouvrages. On dirait en prose: la chaleur qu'il met à montrer ses ouvrages, ou l'empressement à montrer ses ouvrages. On dirait aujourd'hui: pour décrier un homme; v. page 50, note 1. ▲ On dirait aujourd'hui: mettre sous les yeux ou bien devant les yeux. • Diantre, modification du mot diable. Molière l'emploie même en forme de souhait. „Diantre soit de la folle, avec ses visions! (Femmes savantes II, 5). Essor signifie au sens propre: l'action d'un oiseau qui s'élève dans les airs. Il se dit figurément de l'action de débuter en quelque chose 1 Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,1 C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre. ORONTE. Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet . . . .? ALCESTE. Franchement, il est bon à mettre au cabinet.* Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles, Et vos expressions ne sont point naturelles. Qu'est-ce que Nous berce un temps notre ennui? Ce style figuré, dont on fait vanité, Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure, Et ce n'est point ainsi que parle la nature. Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur. Paris, sa grand' ville," Et qu'il me fallût quitter L'amour de ma mie,7 Je dirais au roi Henri: La rime n'est pas riche, et le style en est vieux; Paris, sa grand' ville, Et qu'il me fallût quitter Je dirais au roi Henri: avec énergie, avec hardiesse et liberté. Ici il désigne l'action de laisser prendre son essor à ce qu'on devrait réprimer (la publication d'un livre). 1 C'est-à-dire quoi que l'on vous demande. à serrer des papiers. 5 V. page 9, note 4. 2 On dirait aujourd'hui: à la cour. 8 Voyez page 77, note 3. Du temps de Molière on appelait cabinet un petit meuble destiné 6 V. page 49, note 3. 7 Le mot mie doit son origine à une faute d'orthographe. Aujourd'hui on dit: mon amie, pour éviter l'hiatus, mais en vieux français on écrivait m'amie, plus tard ma mie, forgeant ainsi un nouveau mot. 8 Ce refrain, qu'on a aussi écrit oh gay et ô gué! et qui n'a ici aucun sens, dérive d'une chanson satirique de Ronsard sur les fredaines du roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père de Henri IV. Ce prince avait dans les environs de Vendôme, tout près d'un lieu appelé le Gué-du-Loir, un petit château qui avait reçu le nom de la Bonne-Aventure, et la chanson de Ronsard se terminait par ces deux vers, contenant quelque allusion au château et à son gué: La bonne aventure au gué! La bonne aventure. Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris. Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits, De tous ces faux brillants, où chacun se récrie. ORONTE. Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons. Mais vous trouverez bon que j'en puisse avoir d'autres, ORONTE. Il me suffit de voir que d'autres en font cas. ALCESTE. J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi méchants; Mais je me garderais de les montrer aux gens. OBONTE. Vous me parlez bien ferme,1 et cette suffisance ... ALCESTE. Autre part que chez moi cherchez qui vous encense. ORONTE. Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut. ALCESTE. Ma foi! mon grand monsieur, je le prends comme il faut. PHILINTE (se mettant entre Alceste et Oronte). Eh! messieurs, c'en est trop: laissez cela, de grâce. OBONTE. Ah! j'ai tort, je l'avoue, et je quitte la place. Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur. ALCESTE. Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur. Au deuxième acte, Alceste. qui s'est éloigné de Philinte avec humeur et qui a rompu en visière à Oronte, vient gronder Célimène et la presser de mettre un terme aux manèges de sa coquetterie: mais pendant qu'il lui fait des reproches, arrivent deux marquis, Acaste et Clitandre, tous deux admirateurs de Célimène, puis sa cousine Éliante, jeune femme aussi sincère que Célimène est artificieuse. Alceste, qui voulait s'éloigner, demeure quand on cesse de l'en prier. Bientôt la conversation s'engage aux dépens du prochain. ACTE II, SCÈNE IV. CLITANDRE. Parbleu! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé," Madame, a bien paru ridicule achevé.3 N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières, D'un charitable avis lui prêter les lumières? CÉLIMÈNE. Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort;4 Partout il porte un air qui saute aux yeux d'abord; 1 Ferme est un des adjectifs qui s'emploient encore aujourd'hui et dans la même forme comme adverbes. 2 Au levé du roi, c'est-à-dire à l'instant où le roi reçoit dans sa chambre après s'être levé. Autrefois on écrivait le levé (comme aussi le diné, le déjeuné); aujourd'hui on écrit le lever. Aujourd'hui et en prose on dirait: Il a paru d'un ridicule achevé. • Barbouiller veut dire, au sens propre: salir, souiller, tacher. se barbouille s'employait autrefois au figuré et signifiait: Il fait beaucoup de tort à sa réputation. |