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son unique gagne-pain, tous les intérêts, à louer ou à diffamer tout le monde par ordre et à tant la ligne.

Si Giboyer n'a qu'une part secondaire dans l'action des Effrontés, action que nous ne pouvons pas plus analyser ici que celle de la pièce qui en est la continuation, il devient le héros principal et l'âme même de la seconde comédie qui porte le titre Le Fils de Giboyer. C'est avant tout une satire politique, c'est presque la résurrection de la comédie aristophanesque, dans les limites, bien entendu, que les lois des États modernes en général, et la censure du second Empire en particulier, imposaient à une pareille tentative. Cette comédie, qui ne fut jouée à Paris que grâce à une haute protection, est dirigée contre les ennemis de ce qu'on appelle en France les principes de 1789, et fait jaillir contre le parti réactionnaire un feu nourri de traits satiriques et de sarcasmes impitoyables. Augier ne va pas, comme les auteurs de l'ancienne comédie grecque, jusqu'à donner aux acteurs le nom et le masque de ceux qu'il veut livrer à la risée publique; mais il en représente quelques-uns, soit par les actions, soit par le langage, avec une telle ressemblance, qu'à la première représentation de sa pièce certains noms propres circulaient dans toutes les parties de la salle du Théâtre-Français.

Dans les Effrontés, Giboyer n'est, comme Figaro dans le Barbier de Séville, qu'un instrument au service de passions et d'intrigues indifférentes pour lui. Dans la seconde comédie, qui porte son nom, il a, comme Figaro dans le second drame de Beaumarchais, son intérêt propre, et son œuvre à lui, qu'il faut à tout prix accomplir. Comme Figaro, Giboyer est le plébéien supérieur à sa condition par l'intelligence, mais abaissé par le malheur des circonstances et par sa propre faute. Seulement Figaro porte son abaissement avec gaieté, Giboyer avec cynisme; l'ironie de l'un est étincelante de bon sens, celle de l'autre est amère et menaçante.

Giboyer, dont l'abjection avait été un instant dorée par la prospérité de son maître Vernouillet, est retombé, après la chute de ce dernier, d'abîme en abîme. Pour vivre, il a exercé, dans les basses régions de la société, une foule de ces professions inconnues à ceux qui ne voient que la surface. Après avoir écrit des pamphlets qui lui ont fait beaucoup d'ennemis, il se voit réduit à tenir un bureau de placement. Lorsque le marquis d'Auberive, un des chefs du parti légitimiste, lui demande s'il a enfin une position sérieuse, Giboyer répond: Extrêmement sérieuse: employé dans les pompes funèbres pendant le jour; le soir, contrôleur au théâtre des Célestins, et, dédaignant de s'étendre sur ce contraste si philosophique, il ajoute: Je suis ordonnateur; c'est moi qui dis aux invités, avec un sourire agréable: „Messieurs, quand il vous fera plaisir." Giboyer ne fait que passer à Paris, il est appelé en Amérique par des capitalistes pour prendre la direction d'un nouveau journal dont la couleur politique lui importe peu. Mais le marquis le retient pour remplacer le journaliste batailleur que le parti légitimiste vient de perdre. Giboyer, le démocrate socialiste, accepte la rédaction en chef d'une feuille clericale et devient le champion du parti réactionnaire.

Cette désertion des idées qui lui restent chères, cette infamie de vendre sa plume au plus offrant sont atténuées cette fois pour Giboyer par une circonstance qui lui manquait dans la première pièce. Ses anciennes bassesses n'avaient que l'excuse: Il faut bien que je vive, à laquelle an ministre de l'ancien régime répondit jadis: Je n'en vois pas la nécessité. Son nouvel abaissement a pour principale cause le devoir d'élever un fils auquel il a caché son origine pour ne pas lui imposer un nom souillé. Il lui fait donner l'éducation la plus brillante et la plus complète. Il a voulu, lui, le martyr de l'instruction, que cet enfant réunît, dans la supériorité de l'instruction, une belle intelligence au cœur le plus pur. „Il a léché la boue sur le chemin de son enfant." C'est pour accomplir cette tâche

qu'il accepte tous les métiers et reçoit de l'or même d'une main ennemie pour servir contre sa propre cause.

Comme nous ne pouvons entrer dans l'analyse de l'action, il est inutile de faire connaître les autres personnages de la pièce. Nous nous bornons à dire qu'au dénoûment l'amour de Maximilien, fils de Giboyer, triomphe d'un riche rival et qu'il épouse la fille d'un millionnaire dont il n'était que l'humble secrétaire. Giboyer dit au commencement de la pièce: Il faut plus d'une génération à une famille de portiers pour faire brèche dans la société! Tous les assauts se ressemblent; les premiers assaillants restent dans le fossé et font fascine de leurs corps aux suivants: j'étais la génération sacrifiée. A la fin de la pièce, il a au moins la satisfaction de voir que son sacrifice a profité à son fils, que Maximilien, qui a deviné le secret de sa naissance, réclame hautement et même aux dépens de son bonheur, le droit de s'appeler son fils, et que tous ceux qui connaissent son dévouement et son abnégation presque surhumaine le regardent comme réhabilité.

Nous ne reproduisons qu'une seule scène des Effrontés. Le théâtre représente le magnifique cabinet de travail de Vernouillet, qui est étendu sur une causeuse, Giboyer est dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée.

ACTE III, SCÈNE I.

VERNOUILLET. Que diriez-vous, monsieur Anatole Giboyer, mon secrétaire et ami, si vous appreniez tout à coup que j'ai refusé les présents d'Artaxerce ?1

GIBOYER. Je dirais qu'Artaxerce est un pingre.9

VERNOUILLET. Il ne faisait pourtant pas mal les choses; cent vingt mille francs sont un joli denier.

GIBOYER. La subvention du journal?

VERNOUILLET. Elle-même, mon bon. J'ai écrit au ministre que le journal ne la recevrait plus. Comment trouves-tu ça? GIBOYER. Tu te railles de ma crédulité.

VERNOUILLET. Non, sur l'honneur.

GIBOYER. Alors quel est ton but?

VERNOUILLET. De n'être aux gages de personne, de ne relever que de ma conscience, de marcher dans ma force et dans ma liberté! Que cherches-tu sous les meubles?

GIBOYER. Le naïf pour qui tu poses.3

VERNOUILLET. C'est toi-même, mon bon ami.

GIBOYER. Ah! tu t'exerces? je suis le mannequin? Va ton train. VERNOUILLET. Tâche donc de te prendre au sérieux, mon cher. Tu n'es plus un bohême, du moment que je t'attache à ma fortune. GIBOYER. Eh bien, sérieusement, est-ce que tu vas passer à l'opposition?

1 Allusion au désintéressement du célèbre médecin Hippocrate. I repoussa les propositions d'Artaxerce-Longue-Main (465-424), qui voulait, à prix d'or, l'enlever à la Grèce. 2 Expression populaire pour avare.

Poser signifie, comme verbe neutre, prendre une certaine attitude pour servir de modèle à un peintre ou à un statuaire. Au figuré, il signifie: prendre une attitude étudiée, pour produire de l'effet.

En France on appelle Bohêmes ou Bohémiens les bandes vagabondes de Zingaris, parce qu'on croyait à tort qu'ils venaient de la Bohême. Puis bohême, devenu nom appellatif, se dit par extension d'un vagabond, d'un déclassé ou d'un homme de mœurs déréglées.

VERNOUILLET. Parbleu! C'est l'A B C du métier.

GIBOYER. Et tes abonnés?

VERNOUILLET. Ils ne s'apercevront seulement pas du changement de front. Je ferai tout juste assez d'opposition pour que le pouvoir compte avec moi, au lieu de compter sur moi.

GIBOYER. Et tes actionnaires?

VERNOUILLET. Est-ce que ça les regarde? J'ai conservé la direction absolue de l'entreprise; pourvu qu'ils touchent leurs dividendes, ils n'ont rien à dire. D'ailleurs, je me suis réservé le droit de racheter leurs actions et je les rachèterai toutes.

GIBOYER. Quand tu les auras fait baisser.

VERNOUILLET. Non, dès que j'aurai triplé mes fonds à la Bourse, ce qui ne sera pas long, étant à la source des renseignements. GIBOYER. Étant toi-même la source des renseignements.

Dire

que je ne peux pas grappiller à ta suite, faute d'un petit capital! VERNOUILLET. Il ne tiendra qu'à toi de t'en faire un. GIBOYER. Sur mes économies?

VERNOUILLET. Et sur tes frais de voitures. Tu m'en comptes quarante-huit heures par jour.

GIBOYER. Le temps me paraît si long, loin de toi!

VERNOUILLET. Tu m'attendris. J'augmente ta position: outre ta place de secrétaire de la rédaction, je te donne la chronique des salons . . . quatre sous la ligne.

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GIBOYER. O mon bienfaiteur! o homme au petit manteau bleu!1 Je ferai l'article des modes?

VERNOUILLET. Oui, et tu signeras comtesse de Folleville.

GIBOYER. Bon, je m'habillerai dans les maisons recommandées.2 VERNOUILLET. Tu pourras aussi faire quelques incursions dans le monde des théâtres.... A propos, je pense à me marier. GIBOYER (plaintif). Oh! pourquoi?

VERNOUILLET. Je veux avoir un salon.
GIBOYER. As-tu un parti en vue?
VERNOUILLET. Oui.

GIBOYER. Quels sont les appointements?

VERNOUILLET. Cinq cent mille francs, et un beau-père bien posé. GIBOYER. La demoiselle a donc des engelures?

VERNOUILLET. Elle est charmante, je l'ai vue.

GIBOYER. Alors elle n'est pas pour ton nez.

VERNOUILLET. C'est ce que nous verrons. La presse est un merveilleux instrument dont on ne soupçonne pas encore toute la puissance. Jusqu'ici, il n'y a eu que des racleurs de journal; place à Paganini!!

1 C'est le surnom que le peuple de Paris avait donné à un fameux philanthrope, qui, pendant une disette, distribuait de la soupe aux pauvres. 2 C'est-à-dire: je commanderai mes habits dans ces maisons.

• Racleur, mauvais joueur de violon.

• Paganini (1784-1840), célèbre violoniste et compositeur italien. Il fut attaché à la cour d'Élisa Baciocchi, sœur de Napoléon Ier et dirigea à Lucques l'orchestre de cette princesse jusqu'en 1813. Il parcourut ensuite les principales villes de l'Europe, excitant partout l'enthousiasme. Enrichi par son talent, cet artiste laissa une fortune colossale.

Un domestique apporte des lettres sur un plat d'argent et sort.

VERNOUILLET (décachetant). Encore des lettres! C'est fatigant! (A Giboyer quitire une pipe de sa poche.) Une pipe! veux-tu cacher cela! GIBOYER. C'est ma fille; je ne la quitte jamais.

VERNOUILLET. On ne fume plus ici.

GIBOYER. Je vais lui faire faire un tour au Palais-Royal. VERNOUILLET (ouvrant une lettre). Un autographe du ministre, en réponse à ma lettre d'hier.

GIBOYER. Du ministre?

VERNOUILLET. Écoute ça: (Lisant.) Monsieur, la connaissance „des hommes ne m'a pas laissé une grande estime pour l'humanité. „Je n'en suis que plus heureux quand je rencontre un caractère. Vous en êtes un, Monsieur; votre lettre m'a inspiré un vif désir de vous „connaître. Voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner demain „au ministère? Comment la trouves-tu?

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Agréez, etc."

GIBOYER. Elle serait invraisemblable si elle n'était pas vraie. VERNOUILLET. Il y a des moments où ma puissance m'épouvante, ma parole d'honneur! Je finirai par n'oser plus froncer le sourcil, de peur d'ébranler l'Olympe ... Ah, Giboyer, quelle admirable chose que la presse! Que de bien elle peut faire!

GIBOYER. Ne m'en parle pas, ça fait frémir. Iras-tu à ce dîner? VERNOUILLET. Parbleu! et j'espère bien trouver la croix1 sous ma serviette.

GIBOYER. Ah! Monsieur tient à voir briller sur sa devanture' l'insigne de l'honneur?

VERNOUILLET. Dans un an je veux être estampillé de tous les ordres de l'Europe. (Ouvrant une autre lettre.) De mon agent de change.... Diable! hausse d'un franc! C'est demain la liquidation, et j'ai vendu cent mille. Je suis dans de beaux draps!3

GIBOYER. Pourquoi cette hausse?

VERNOUILLET. La visite de l'empereur de Russie à la reine d'Angleterre est démentie.

GIBOYER. Ah! oui, par le Courrier de Paris.

VERNOUILLET. Belle autorité! Faut-il que ces boursiers soient jobards!*

GIBOYER. Le Courrier est en général bien informé.

VERNOUILLET. J'ai cent raisons de croire qu'il l'est mal aujourd'hui. GIBOYER. Tu en as même cent mille.

VERNOUILLET. Cours aux bureaux du journal: fais-moi une correspondance de Saint-Pétersbourg: le tzar est parti. Nous rectifierons après la liquidation, s'il y a lieu.

GIBOYER. Il est toujours beau de confesser une erreur.

1 La croix de la Légion d'honneur.

2 Devanture, proprement le nom de la boiserie vitrée d'un magasin où l'on étale les marchandises, ici comiquement employé pour la boutonnière ornée du ruban d'une décoration.

C'est-à-dire: Je suis dans une situation très critique.

Jobard, mot du langage familier, se dit d'un homme niais, crédule, qui se laisse tromper facilement (Gimpel).

OCTAVE FEUILLET.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

OCTAVE FEUILLET naquit en 1822 à Saint-Lô, en Normandie, où son père était secrétaire général de la préfecture. Il fit ses humanités au collège Louis-le-Grand, à Paris. Octave Feuillet se fit remarquer, dès 1848, par une série de nouvelles, de comédies et de comédies-proverbes qu'il publia dans différents journaux et revues, surtout dans la Revue des Deux Mondes. Imitateur, dans la première période de son activité littéraire, d'Alfred de Musset, dont il reproduisait la grâce recherchée sans tomber dans les mêmes excès, Octave Feuillet se fit peu à peu un genre à part.

Il arriva sur la scène littéraire au moment où la grande lutte entre les romantiques et les classiques était terminée, mais où le romantisme3 reflétait encore une partie de l'éclat dont il avait brillé. Son talent subit nécessairement l'influence de l'époque qui le vit éclore. Le romantisme expirant enseigna à Octave Feuillet l'élégance, l'amour des formes curieuses et originales, le dédain des formes vulgaires et communes; mais il le conduisit souvent aussi à l'oubli de la simplicité et du naturel et lui donna un style maniéré. Ces qualités et ces défauts des romantiques, il se les assimila; mais, après avoir rejeté tout ce que sa nature saine ne pouvait supporter, après s'être défait des excentricités paradoxales de la littérature romantique, il transporta, au moins pendant quelque temps, toute la poésie d'une littérature d'imagination dans la vie calme et morale, et employa son remarquable talent à lutter pour ce qui est éternellement vrai et beau. Les plus remarquables des pièces et comédies-proverbes d'Octave Feuillet sont: le Village, la Fée, le Cheveu blanc (1856), Dalila, drame en trois actes (1857), Montjoye (1863), la Belle au Bois dormant, drame en cinq actes (1865), le Cas de Conscience (1867), Julie (1869), l'Acrobate (1873), le Sphinx (1874), un Roman Parisien (1882).

Parmi ses romans, nous citons la Petite Comtesse (1856), le Roman d'un jeune homme pauvre (1858), qu'il porta plus tard sur le théâtre, Histoire de Sybille (1862), Monsieur de Camors et Julia de Trécœur (1871), dont il fit plus tard le drame le Sphinx.

En 1862, Octave Feuillet fut élu membre de l'Académie. française en remplacement de Scribe. Il est mort en 1890.

I. DALILA.
(1857.)

Le titre allégorique de cette pièce en désigne l'idée fondamentale. Samson, dans l'Ancien Testament, est trahi par Dalila qui, gagnée par les présents des Philistins, lui coupe la longue chevelure dans laquelle résidait sa force et le livre ensuite à ses ennemis. Le Samson

de la Bible périt, parce que son amour pour une femme lui fait abandonner le gage extérieur de la force surhumaine dont le Seigneur l'avait doué pour être l'appui de son peuple. Le héros de la pièce de Feuillet succombe, parce qu'il détruit lui-même le don divin de son

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains, et Émile Montégut Octave Feuillet (article de la Revue des Deux Mondes, décembre 1858) 2 Voyez page 634. 3 Voyez l'article Victor Hugo, page 581 et 582.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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