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PONSARD.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANCIS PONSARD, né en 1814 à Vienne, en Dauphiné, où son père était avoué, montra de bonne heure du penchant pour la poésie et les lettres. Cependant, après avoir achevé ses études classiques à Lyon, il alla faire son droit à Paris. Rangé et laborieux, il sut satisfaire en même temps à son goût pour les vers et aux exigences des études sérieuses. Tout en se faisant recevoir avocat, il traduisit en vers le Manfred de lord Byron, traduction estimable, mais qui passa à peu près inaperçue. Bientôt, sous l'influence de la réaction classique que les succès de la célèbre tragédienne Rachel' inauguraient au Théâtre-Français, il composa sa tragédie Lucrèce, qui jouée en 1843, à l'Odéon, par les artistes du second Théâtre-Français, fut applaudie avec frénésie, et fut couronnée par l'Académie française. Ce succès, il faut en partie le mettre sur le compte de la joie qu'éprouvaient les antagonistes du romantisme d'avoir enfin une nouvelle production à opposer aux extravagances des hugolâtres.3 Le sujet simple et antique, le style concis et nerveux, les caractères nettement tracés de la pièce de Ponsard semblaient marquer un retour vers la manière des grands maîtres du 17° siècle; mais malgré ces belles qualités, on reconnaît aujourd'hui assez généralement que Lucrèce n'est qu'une tragédie médiocre.

En 1846, Ponsard fit représenter, à l'Odéon, Agnès de Méranie, tragédie dont le sujet est emprunté à l'histoire du moyen âge. Nous en reproduisons plus bas une des scènes les plus remarquables. Le succès de cette pièce ne répondit pas aux espérances fondées sur l'auteur de Lucrèce. En 1850, Ponsard aborda le Théâtre-Français avec le grand et beau drame de Charlotte Corday. Cette nouvelle étude historique, si remarquable par la fidélité des peintures, la noblesse des idées et la virilité du style, eut pourtant, elle aussi, moins de succès à la représentation qu'à la lecture. La comédie d'Horace et Lydie, qui suivit quelque temps après, était une gracieuse imitation du poète favori de l'auteur: mais elle ne servit qu'à démontrer que la comédie demande, plus que tout autre ouvrage dramatique, l'actualité, et que le public de nos jours est absolument incapable de s'intéresser, au théâtre, à un tableau de mœurs antiques. Le poète ne fut pas plus heureux avec deux autres études fort remarquables tirées de l'antiquité, le poème d'Homère, et la tragédie d'Ulysse, qui ne put se soutenir à la scène, même avec le concours de la musique de M. Gounod.

1 En partie d'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 Elisa-Rachel Félix, connue sous le nom de Rachel, voyez page 617. Cette actrice, célèbre dès l'âge de 18 ans, ressuscita au Théâtre-Français l'ancienne tragédie classique par un talent hors ligne, et attira la foule aux chefs-d'œuvre longtemps délaissés de Corneille et de Racine.

3 C'est-à-dire des admirateurs fanatiques de Victor Hugo (voyez p. 583).

Ponsard fit représenter à l'Odéon, en 1853, l'Honneur et l'Argent, comédie en vers, dont nous reproduisons plusieurs scènes. Cette pièce, où tous les sentiments généreux parlent la bonne langue, fut très favorablement accueillie par le public, dégoûté du cynisme des spéculateurs. La popularité qu'elle valut à l'auteur lui ouvrit, en 1855, les portes de l'Académie française.

En 1866, Ponsard revint à l'interprétation poétique de l'histoire contemporaine, en donnant au Théâtre-Français une comédie en vers, dont le titre singulier, le Lion amoureux, visait un peu trop à l'effet, mais qui marquait un véritable progrès, et qui a eu, sur la première scène de Paris, l'honneur de cent représentations consécutives. Le principal personnage de cette pièce, dont l'action se passe en 1794, le lion amoureux, c'est le conventionnel Humbert, l'ami du jeune général républicain Hoche. Après avoir encore donné au Théâtre-Français Galilée, drame en vers, le poète, qui depuis longtemps souffrait d'une cruelle maladie, mourut au mois de juillet 1867.

Les détracteurs de Ponsard, qui ne voient dans ses vers que de la prose rimée, l'ont appelé avec dédain le chef de l'École du bon sens, tandis que ses admirateurs le regardent comme le successeur de Corneille et de Racine. On sera plus près de la vérité en disant que Ponsard est un poète de talent qui a travaillé consciencieusement, et qui a su se faire une place entre les maîtres du passé et les maîtres nouveaux par l'alliance du bon goût avec le sentiment de la vie moderne.

AGNÈS DE MÉRANIE.

(1846.)

Le roi de France Philippe II, surnommé Auguste (1180-1223), épousa en 1193 la belle Ingeborg, sœur du roi Canut (Knut II) de Danemark, que notre poète appelle Ingelberge. Immédiatement après le mariage, il la répudia et fit prononcer le divorce par l'évêque de Reims. Ingeborg refusa de retourner en Danemark, entra dans un couvent français, et porta ses plaintes à Rome. Les commissaires du pape Célestin III convoquèrent un concile d'évêques français; mais aucun prélat n'osant élever sa voix contre le roi, celui-ci se crut autorisé à contracter un autre mariage. Il épousa, en 1196, la fille du comte de Méran, Marie, que quelques chroniqueurs appellent Agnès. C'est l'héroïne de notre tragédie. Les plaintes réitérées de la reine Ingeborg et de son frère, le roi de Danemark, décidèrent, en 1199, le pape Innocent III, successeur de Célestin, à envoyer en France, comme légat, le cardinal Pierre de Capoue. Celui-ci convoqua un concile à Dijon, et comme Philippe II refusait de renvoyer la fille du comte de Méran et de reprendre Ingeborg pour épouse légitime, le légat lança l'interdit sur le royaume de France. Alors partout les offices cessèrent, le peuple fut sans prières, sans consolations. En vain le roi chassa de leurs sièges les évêques qui observaient l'interdit, il dut plier devant le mécontentement universel qui menaçait sa couronne. Au mois de septembre 1200, Philippe déclara qu'il se soumettrait à la décision du pape. En effet, il reprit Ingeborg, mais il la traita plutôt en prisonnière qu'en reine, quoique Marie ou Agnès de Méranie fût déjà morte en 1201. Enfin, en 1213, le roi se réconcilia avec Ingeborg, ce qui excita une joie universelle. Les deux enfants de la comtesse de Méran furent, à la prière du roi, déclarés légitimes par le pape.

Cet épisode, qui est un exemple remarquable de la toute-puissance papale au moyen âge, fait le sujet de notre pièce. Ponsard, traitant les données historiques avec toute liberté, fait mourir Agnès de Méranie par le poison qu'elle prend elle-même dans l'intention de faire lever l'interdit par le sacrifice de sa vie.

En choisissant cet épisode du règne de Philippe II pour le sujet d'une tragédie, le poète a fait preuve d'un grand discernement. En effet, rien n'est plus dramatique que ce conflit du pouvoir temporel avec le pouvoir de l'Église au moyen âge, que la lutte de la passion contre cette puissance mystérieuse qui finit par forcer un roi puissant à immoler son amour à son devoir.

Nous reproduisons la scène dans laquelle l'interdit est prononcé par le légat du pape, que le poète fait entrer en scène sous l'habit d'un simple moine.

ACTE I, SCÈNE IV.

LE MOINE, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS, GUILLAUME-DES-BARRES, BARONS. PHILIPPE. Eh bien, quel sujet vous amène,

Sire moine?

LE MOINE. Je viens au sujet de la Reine.

PHILIPPE. Alors expliquez-vous, moine; car la voici.

LE MOINE. Je ne vois pas la Reine;

PHILIPPE. Comment?

elle n'est pas ici.

LE MOINE. Souvenez-vous, o roi Philippe-Auguste,

De celle qui languit dans un exil injuste.

La reine, votre épouse, à qui Dieu vous a joint,

C'est madame Ingelberge; ailleurs il n'en est point.

PHILIPPE. Ah! tu viens de sa part! - Eh quoi? Que me veut-elle ? Tout est dit. Je suis las de sa plainte éternelle.

- Qu'elle parte! qu'elle aille, en ses glaciers du nord,

Retrouver, loin de moi, l'hiver dont elle sort!

Qu'elle parte! et je mets, sur la nef1 qui l'emmène,
Une dot qui vaut plus que le plus beau domaine.
Mais qu'elle parte! Va! son nom m'est odieux.

-

AGNES. O Philippe, sois-lui miséricordieux.
Laisse les mots amers pour la pitié meilleure.
Après t'avoir perdu, je comprends qu'elle pleure;

Elle est bien malheureuse. Il faut, par la douceur,
Tempérer des refus qui lui percent le cœur.

(Philippe fait signe au moine de sortir.)

LE MOINE. Seigneur, vous ignorez mon sacré caractère.
Vous voyez devant vous un légat du Saint-Père.
PHILIPPE. Un légat du Saint-Père!

AGNES. Un légat!
LES BARONS.

LE MOINE (s'avançant vers Philippe).
Roi, vous avez péché par un double attentat.
Il vous a plu d'abord de choisir Ingelberge;
Vous avez à l'autel conduit la jeune vierge;
Vous avez devant Dieu fait serment, à genoux,
De la prendre pour femme et garder avec vous;

Un légat!

1 La nef (navis), le navire. En prose on ne dit plus que la nef d'une église.

Et cependant, trois mois s'étaient passés à peine,
Vous ne la traitiez plus en épouse ni reine;
Et de brusques dégoûts, injustement conçus,
Effaçaient vos serments que le ciel a reçus.
Vous avez, alléguant un prétexte sans force,
Au secours du parjure appelé le divorce!
Et, chose déplorable à dire! il s'est trouvé

Des prélats complaisants qui vous ont approuvé!
Sire, ce que Dieu joint ne doit plus se dissoudre,
Le divorce est impie, et rien ne peut l'absoudre.

Vous fates criminel, quand vous avez banni
Celle à qui pour jamais vous vous étiez uni,

Et votre hymen nouveau, sire, est un nouveau crime
Qui, par la fausse épouse, exclut la légitime.

En vain vous vous couvrez d'un arrêt du clergé;
L'arrêt n'existe pas. Rome n'a pas jugé.

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PHILIPPE. Rome n'a pas jugé! Pourquoi donc son silence A-t-il pendant cinq ans accepté la sentence?

Pourquoi n'a-t-on rien dit, quand j'allais m'engager?
Qu'est-ce qu'on attendait alors pour me juger?

Quel est ce jeu? d'où vient cette atroce folie
D'attaquer maintenant l'union accomplie?

LE MOINE. Sire, c'était du temps du pape Célestin,1
Vénérable vieillard, mais pontife incertain;
D'une main, où tremblait sa foudre moribonde,
Il n'osait affronter un des puissants du monde.
- Ce pontife n'est plus, et, depuis quelques mois,
Le saint-siège appartient au pape Innocent trois.
Or, le pape nouveau, gardien du mariage,
Ne supportera pas que personne l'outrage,
Et ne s'occupera d'amis ni d'ennemis,

Pour défendre les droits qui lui furent commis.
Il ne sait pas non plus laquelle, au fond de l'âme,
D'Ingelberge ou d'Agnès est la plus digne femme;
Mais il n'est pas besoin d'un plus ample examen;
Ingelberge, à ses yeux, représente l'hymen.
Devant cet intérêt, tout sentiment s'efface.
L'épouse est toujours plus que celle qui la chasse,
Et grâces, ni beauté, ni vertus même, rien
Ne peut donner un droit qui soit égal au sien.
(A Agnès.)

Madame, cette place est la place d'une autre,
N'usurpez plus, madame, un rang qui n'est pas vôtre.
(A Philippe.)

Sire, renvoyez-la! le temps est arrivé.

Brisez le cœur, pourvu que l'hymen soit sauvé.
C'est un sublime effort que le Saint-Père exige;
Mais vous devez savoir que la couronne oblige;
Et le pape voudrait vous en laisser l'honneur,
Plutôt que de sévir, s'il le fallait, seigneur.

1 Célestin III, pape de 1191 à 1198.

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