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LE COMTE. Ce ne sera pas par hasard, madame, si je puis vous être bon à quelque chose.

LA MARQUISE. Encore un compliment! Mon Dieu, que vous m'ennuyez! C'est une bague que j'ai cassée; je pourrais bien l'envoyer tout bonnement, mais c'est qu'il faut que je vous explique

(Elle ôte la bague de son doigt.)

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Tenez, voyez-vous, c'est le chaton. Il y a là une petite pointe, vous voyez bien, n'est-ce pas? Ça s'ouvrait de côté, par là; je l'ai heurtée ce matin je ne sais où, le ressort a été forcé.

LE COMTE. Dites donc, marquise, sans indiscrétion, il y avait

des cheveux là-dedans?

LA MARQUISE. Peut-être bien. Qu'avez-vous à rire?

LE COMTE. Je ne ris pas le moins du monde.

LA MARQUISE. Vous êtes un impertinent; ce sont des cheveux de mon mari. Mais je n'entends personne. Qui avait donc sonné encore? LE COMTE (regardant à la fenêtre). Une autre petite fille, et un autre carton. Encore un bonnet, je suppose. A propos, avec tout cela, vous me devez une confidence.

LA MARQUISE. Fermez donc cette porte, vous me glacez.

LE COMTE.

Je m'en vais. Mais vous me promettez de me répéter ce qu'on vous a dit de moi, n'est-ce pas, marquise? LA MARQUISE. Venez ce soir au bal, nous causerons.

LE COMTE. Ah! parbleu oui, causer dans un bal! Joli endroit de conversation, avec accompagnement de trombones et un tintamarre de verres d'eau sucrée! L'un vous marche sur le pied, l'autre vous pousse le coude, pendant qu'un laquais tout poissé vous fourre une glace dans votre poche. Je vous demande un peu si c'est là . . . .

LA MARQUISE. Voulez-vous rester ou sortir? Je vous répète que vous m'enrhumez. Puisque personne ne vient, qu'est-ce qui vous chasse? LE COMTE (ferme la porte et vient se rasseoir). C'est que je me sens, malgré moi, de si mauvaise humeur, que je crains vraiment de vous excéder. Il faut décidément que je cesse de venir chez vous. LA MARQUISE. C'est honnête; et à propos de quoi?

LE COMTE. Je ne sais pas, mais je vous ennuie, vous me le disiez vous-même tout à l'heure, et je le sens bien, c'est très naturel. C'est ce malheureux logement que j'ai là en face: je ne peux pas sortir sans regarder vos fenêtres, et j'entre ici machinalement, sans réfléchir à ce que j'y viens faire.

LA MARQUISE. Si je vous ai dit que vous m'ennuyez ce matin, c'est que ce n'est pas une habitude. Sérieusement, vous me feriez de la peine; j'ai beaucoup de plaisir à vous voir.

LE COMTE. Vous? Pas du tout. Savez-vous ce que je vais faire? Je vais retourner en Italie.

Après s'être encore levé plusieurs fois pour s'en aller et avoir ouvert la porte pour la refermer et renouer la conversation, le comte demande enfin en toute forme la main de la jeune veuve.

1 Le chaton est la partie d'une bague dans laquelle une pierre précieuse est enchâssée.

2 Poisser signifie: frotter de poix, puis par extension, salir, gâter avec quelque chose de gluant, quoique ce ne soit pas de la poix C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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LA MARQUISE. Ah! Eh bien, si vous m'aviez dit cela en arrivant, nous ne nous serions pas disputés.

m'épouser?

LE COMTE.

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Ainsi, vous voulez

Mais certainement, j'en meurs d'envie, je n'ai jamais osé vous le dire, mais je ne pense pas à autre chose depuis un an; je donnerais mon sang pour qu'il me fût permis d'avoir la plus légère espérance.

LE COMTE.

LA MARQUISE. Attendez donc, vous êtes plus riche que moi. Oh! mon Dieu, je ne crois pas, et, qu'est-ce que cela vous fait? Je vous en supplie, ne parlons pas de ces choses-là! Votre sourire, en ce moment, me fait frémir d'espoir et de crainte. Un mot, par grâce! ma vie est dans vos mains.

LA MARQUISE. Je vais vous dire deux proverbes: le premier, c'est qu'il n'y a rien de tel que de s'entendre. Par conséquent, nous causerons de ceci.

LE COMTE. Ce que j'ai osé vous dire ne vous déplaît donc pas? LA MARQUISE. Mais non. Voici mon second proverbe: c'est qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Or, voilà trois quarts d'heure que celle-ci, grâce à vous, n'est ni l'un ni l'autre, et cette chambre est parfaitement gelée. Par conséquent aussi, vous allez me donner le bras pour aller dîner chez ma mère. Après cela, vous irez chez Fossin.

LE COMTE. Chez Fossin, madame, pour quoi faire?

LA MARQUISE. Ma bague.

LE COMTE. Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus. Eh bien, votre bague, marquise?

LA MARQUISE Marquise, dites-vous? Eh bien, à ma bague, il y a justement sur le chaton une petite couronne de marquise, et comme cela peut servir de cachet ... Dites donc, comte, qu'en pensez-vous? il faudra peut-être ôter les fleurons ?1 Allons, je vais mettre un chapeau.

LE COMTE.

primer

?

Vous me comblez de joie! . . . . comment vous ex

LA MARQUISE. Mais fermez donc cette malheureuse porte! cette chambre ne sera plus habitable.

1 Le fleuron est une espèce de représentation de fleur servant d'ornement. La couronne de marquis est de fleurons et de perles alternativement, tandis que la couronne de comte est de pointes surmontées de perles et n'a pas de fleurons.

SANDEAU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

JULES SANDEAU est né à Aubusson (département de la Creuse, ancienne Marche), en 1811. Il vint à Paris pour y faire son droit, mais ses relations avec la jeune Mme Dudevant, devenue depuis si célèbre sous le nom de George Sand,2 le tournèrent vers la littérature. Ils y débutèrent ensemble par le roman de Rose et Blanche, signé d'abord Jules Sand et classé plus tard dans les œuvres de George Sand, qui prit dès lors à son associé la moitié de son nom. Depuis ce temps la vie de Sandeau resta consacrée aux travaux littéraires. Il a publié, sans collaborateurs, un très grand nombre de romans qui se font remarquer par la finesse de l'observation et la vérité piquante du style. Les plus remarquables de ces romans sont Mme de Sommerville (1834), Valcreuse (1846), Mule de la Seiglière (1848), Sacs et parchemins (1851), Jean de Thommeray (1871).

En 1851, Sandeau fit de son roman Mile de la Seiglière une excellente comédie qui obtint au Théâtre-Français un grand et légitime succès. Nous en donnerons l'analyse, et nous en reproduirons quelques scènes. Plus tard il a écrit, avec M. Augier, plusieurs autres comédies. Nous mentionnons le Gendre de M. Poirier (1854), la meilleure pièce due à cette collaboration, la Pierre de touche (1854), la Ceinture dorée (1856), Jean de Thommeray (1873).

Depuis 1853, Jules Sandeau était un des conservateurs de la bibliothèque Mazarine; cinq ans plus tard il fut élu membre de l'Académie française. Il est mort à Paris en 1883.

MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

COMÉDIE EN QUATRE ACTES.

La scène se passe au château de la Seiglière, dans le Poitou, en 1817 c'est-à-dire en pleine Restauration. Le marquis de la Seiglière est un de ces émigrés français rentrés à la suite de la famille royale, qui, dans leur long exil, „n'avaient rien appris et rien oublié" et dont Béranger a immortalisé le type dans sa chanson du Marquis de Carabas. Plus heureux que bien d'autres, le marquis de la Seiglière a pu rentrer immédiatement en possession de ses terres, confisquées et vendues par la République. Un de ses anciens fermiers, le vieux Stamply, qui avait acheté ces domaines à bas prix, l'a reçu au seuil de la porte du château de la Seiglière, en lui disant: „Monsieur le marquis, vous êtes chez vous." M. de la Seiglière et sa fille croient y être en effet. Le vieux marquis, qui „n'a jamais reconnu à la république le droit de confisquer ses biens," ne pouvant imaginer qu'un rustre, un manant puisse posséder une terre noble autrement que comme usurpateur et provisoirement, trouve cette restitution chose toute simple et dont il doit à peine quelque reconnaissance à son fidèle vassal. Mlle Hélène de la Seiglière, jeune fille de dix-huit ans, étrangère aux détails de la vie positive, croit également que le vieux fermier n'a 1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Voyez page 622.

3 Cette comédie, comme la plupart des pièces modernes jouées dans les grands théâtres de Paris, a paru chez M. Calman-Lévy.

Voyez page 474.

fait que restituer un bien qui appartient à son père; mais elle regarde la démarche de Stamply comme un acte de haute probité; et, entraînée vers le vieillard par l'instinct de la reconnaissance, elle paye, sans s'en douter, la dette de son père.

Cependant une voisine du marquis de la Seiglière, la baronne de Vaubert, qui désire marier son fils Raoul à l'héritière des riches propriétés de la famille de la Seiglière, connaît mieux le véritable état des choses. Sachant que, aux yeux de la loi, le vieux Stamply est le seul propriétaire légitime de ce domaine qu'il a payé de ses deniers, qu'il a amélioré et même agrandi par son travail, elle a su l'amener, à force d'habileté et d'esprit à faire au marquis de la Seiglière une donation entre vifs de son ancien domaine. Le marquis, dans sa naïve ignorance des choses juridiques, n'a vu dans cette donation qu'une formalité assez inutile pour constater une restitution légitime.

Le vieux Stamply a pu consentir à cette donation, parce qu'il croit avoir perdu son fils unique, brave officier qui a servi avec distinction dans l'armée impériale, qui a gagné le grade de commandant2 dans la campagne de Russie, en 1812, mais qui, depuis la bataille de la Moskva, n'a plus donné de ses nouvelles. Le père Stamply, après avoir été quelque temps flatté et choyé de tout le monde, a été peu à peu délaissé et enfin relégué dans la petite maison du garde-chasse. Il y est mort, abandonné de tous, excepté de Mlle de la Seiglière qui l'a entouré, jusqu'à sa dernière heure, d'une piété et d'une reconnaissance toutes filiales.

Après la mort du vieillard, le champ est devenu tout à fait libre pour les intrigues de Mme de Vaubert, et bientôt Mlle de la Seiglière et le jeune baron se sont trouvés fiancés, sans trop savoir comment. Le jeune Vaubert, qui aspire au titre de savant, est trop absorbé par l'étude des trois règnes de la nature pour s'occuper beaucoup de sa fiancée et de son futur beaupère. Celui-ci, en revanche, le regarde comme un gentilhomme dégénéré; mais s'il subit comme gendre un jeune homme qui préfère à la plus belle chasse une promenade dans les champs pour compléter ses herbiers, il le fait uniquement, parce qu'il veut le bonheur de sa fille Hélène, et que la baronne de Vaubert lui a persuadé que leurs enfants s'adorent.

Le premier acte de la pièce expose admirablement cet état de choses, tout en nous montrant le vieux marquis, déjeunant bien le matin, dînant mieux le soir, chassant dans la journée, parlant avec enthousiasme de son roi et avec mépris de „monsieur de Buonaparte", si content enfin de la vie qu'il mène que, s'adressant à son valet de chambre, il s'écrie:,,Comprends-tu, Jasmin, qu'il y ait des gens qui se plaignent de l'existence? Il n'est pas jusqu'à ta figure bête que je ne prenne plaisir à regarder."

Cette douce quiétude, qui semble réaliser la félicité des hommes de l'âge d'or, va être cruellement troublée. Dans la matinée il s'est présenté au château un jeune homme qui a demandé à voir le marquis pour affaire". Jasmin lui dit que M. de la Seiglière n'est jamais visible à cette peure, et que du reste le déjeuner est servi. Le jeune homme, qui refuse de dire son nom, s'en va faire une promenade au parc, ajoutant qu'il rehassera dans une heure. Lorsqu'il revient, le marquis est parti pour la chasse. A son valet de chambre qui lui parlait de cette visite d'affaire, il a répondu: Je n'ai pas d'affaires, et celles d'autrui ne m'intéressent pas. A défaut du marquis, le jeune inconnu lie conversation avec M. Destournelles, avocat de Poitiers, qu'il rencontre au salon du château. C'est un vieil ambitieux qui, pour parvenir à une place de président

1 Donation entre vifs (pour vivants) est un terme juridique: la donation entre vifs est opposée à la donation par testament.

2 Le grade de commandant (de bataillon) et de chef d'escadron répond, dans l'armée française, au grade de major dans d'autres armées.

ou au moins de conseiller à la cour royale, désire s'allier à une famille noble. Depuis longtemps il poursuit de ses déclarations et de sa demande Mme de Vaubert, sa cliente, sans se laisser rebuter par les railleries de cette grande dame et par les épigrammes parfois brutales du marquis de la Seiglière. La baronne, impatientée des assiduités de l'avocat, vient de le congédier définitivement et avec une hauteur blessante. M. Destournelles, qui brûle de se venger de Mme de Vaubert, donne volontiers au jeune homme, qu'il rencontre par hasard, les renseignements que celui-ci lui demande sur les intrigues de la baronne et sur l'ingratitude dont le marquis de la Seiglière a payé les bienfaits du vieux Stamply. L'avocat commence à entrevoir la possibilité d'un bon procès.

LE JEUNE HOMME. Si l'acte de donation de feu Thomas Stamply renfermait quelque nullité?

DESTOURNELLES. Il n'en existe aucune... Mais on peut en trouver. LE JEUNE HOMME. S'il se présentait un héritier dont le donateur aurait ignoré l'existence . . . un héritier de sa famille?

DESTOURNELLES. Un seul pourrait se présenter avec un droit de revendication. Malheureusement, il n'est pas probable que celui-là se présente jamais.

LE JEUNE HOMME. Pourquoi?

DESTOURNELLES. Parce qu'il dort en Russie, depuis cinq ans, sous six pieds de neige.

LE JEUNE HOMME. Le fils de Stamply?
DESTOURNELLES. Oui, Bernard.

LE JEUNE HOMME. Ainsi, monsieur, malgré la donation, Bernard Stamply pourrait revendiquer une partie de l'héritage de son père?

DESTOURNELLES. Une partie? C'est, pardieu! bien le tout qu'il pourrait réclamer.

Après avoir obtenu cette assurance, le jeune homme dit qu'il n'a que faire maintenant de voir M. de la Seiglière, et qu'il désire entretenir l'avocat dans son cabinet. M. Destournelles se déclare prêt à le suivre à Poitiers. Les deux personnages, en sortant du salon, se complimentent à la porte; c'est à qui passera le dernier. Enfin le jeune homme, impatienté, s'écrie: „Passez donc, monsieur, et pas de façons, je suis ici chez moi.“

Au second acte, nous apprenons clairement que le jeune inconnu n'est autre que Bernard, le fils ressuscité du vieux Stamply. Laissé pour mort sur le champ de bataille, il s'est vu traîner jusqu'au fond de la Sibérie et, après cinq ans de captivité, il a pu enfin rentrer en France. C'est la baronne de Vaubert qui en apporte la nouvelle au marquis de la Seiglière.

LA BARONNE. Croyez-vous aux revenants? ... Si vous n'y croyez pas, vous avez tort; le fils de Stamply, Bernard, ce héros mort et enterré depuis cinq ans sous les glaces de la Russie

LE MARQUIS. Eh bien?

...

LA BARONNE. Eh bien! on l'a vu aujourd'hui, il n'y a qu'un instant, à Poitiers; on l'a vu en chair et en os, on l'a vu, ce qui s'appelle vu, et on lui a parlé, et c'est lui, c'est Bernard, Bernard Stamply, le fils de votre ancien fermier. Il existe, il vit, le drôle n'est pas mort.

LE MARQUIS. Eh bien! qu'est-ce que ça me fait?

LA BARONNE. Comment, ce que cela vous fait? . . . Le fils de Stamply n'est pas mort, il est de retour au pays, on a constaté son identité, et vous demandez ce que cela vous fait?

LE MARQUIS. Mais sans doute; si ce garçon a des raisons d'aimer la vie, tant mieux pour lui qu'il ne soit pas en terre. Je serai charmé de le voir.... Pourquoi ne s'est-il pas déjà présenté?

LA BARONNE. Oh! soyez calme, il se présentera.

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