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Nous parvinmes rapidement au pied de la redoute; les palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines nouvelles, avec des cris de vive l'empereur! plus forts qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.

Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait, derrière leur parapet à demi détruit, les grenadiers russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je crois voir encore chaque soldat, l'œil gauche attaché sur nous, le droit caché par le fusil élevé. Dans une embrasure à quelques pieds de nous, un homme tenant un boute-feu était auprès d'un canon.

Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était venue. »Voilà la danse qui va commencer, s'écria mon capitaine. Bonsoir.<< Ce furent les dernières paroles que je lui entendis prononcer.

Un roulement de tambour retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux et j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie il ne restait debout que six hommes et moi.

A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet, en criant vive l'empereur! Il fut suivi aussitôt de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir net de ce qui vint après. Nous entrâmes dans la redoute, je ne sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une fumée si épaisse que l'on ne pouvait se voir. Je crois que je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j'entendis crier: victoire! et la fumée diminuant, j'aperçus du sang et des morts, sous lesquels disparaissait la terre de la redoute. Les canons surtout étaient encombrés sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre, les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.

Le colonel était renversé tout sanglant, sur un caisson brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient autour de lui; je m'approchai: »Où est le plus ancien capitaine?« demanda-t-il à un sergent. Le sergent haussa les épaules d'une manière très expressive. >>Et le plus ancien lieutenant?<«< >> Voici monsieur qui est arrivé d'hier,«< dit le sergent d'un ton tout à fait calme. Le colonel sourit amèrement. - »>Allons, monsieur, me dit-il, vous commandez en chef; faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces chariots, car l'ennemi est en force; mais le général C... va nous faire soutenir.<«< >>Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé?«-»Flambé, mon cher, mais la redoute est prise.<<

II. LETTRE (A UNE INCONNUE).

3 janvier 1843. Il y a une douzaine de jours, j'ai dîné avec Mlle Rachel,1 chez un académicien. C'était pour lui présenter Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les hommes lui dirent tant de bêtises et les femmes en firent tant en la voyant, que je restai dans mon coin. D'ailleurs il y avait un an que je ne lui avais parlé. Après le dîner, Béranger, avec sa bonne foi et son bon sens ordinaires, lui dit qu'elle avait tort de gaspiller son talent dans les salons, qu'il n'y avait pour elle qu'un véritable public, celui du Théâtre-Français, etc. Mademoiselle Rachel parut approuver beaucoup la morale, et, pour montrer qu'elle en avait profité, joua le premier acte d'Esther.3 Il fallait quelqu'un pour lui donner la réplique, et elle me fit apporter un Racine en cérémonie par un académicien. Moi, je répondis brutalement que je n'entendais rien aux vers et qu'il y avait dans le salon des gens qui, étant dans cette partie-là, les scanderaient bien mieux. Hugo' s'excusa sur ses yeux, un autre sur autre chose. Le maître de la maison s'exécuta. Représentez-vous Rachel en noir, entre un piano et une table à thé, une porte derrière elle et se composant une figure théâtrale. Ce changement à vue a été fort amusant et très beau; cela a duré environ deux minutes, puis elle commença:

Est-ce toi, chère Élise

La confidente, au milieu de sa réplique, laisse tomber ses lunettes et son livre; dix minutes se passent avant qu'elle ait retrouvé sa page et ses yeux. L'auditoire voit qu'Esther enrage quelque peu. Elle continue. La porte s'ouvre derrière; c'est un domestique qui entre. On lui fait signe de se retirer. Il s'enfuit et ne peut parvenir à fermer la porte. La porte susdite, ébranlée, oscillait accompagnant Rachel d'un mélodieux cric-crac, très divertissant. Comme cela ne finissait pas, mademoiselle Rachel porta la main sur son cœur et se trouva mal, mais en personne habituée à mourir sur la scène, donnant au monde le temps d'arriver à l'aide. Pendant l'intermède, Hugo et M. Thiers se prirent de bec au sujet de Racine." Hugo disait que Racine était un petit esprit et Corneilles un grand. Vous dites cela, répondit Thiers, parce que Vous êtes un grand esprit; vous êtes le Corneille (Hugo prenait des airs de tête très modestes) d'une époque dont le Racine est Casimir Delavigne. Je vous laisse à penser si la modestie était de mise. Cependant l'évanouissement passe et l'acte s'achève, mais flascheggiando. Voilà mon histoire, ne me compromettez pas auprès des académiciens, c'est tout ce que je vous demande.

1 Rachel (1820-1858), célèbre tragédienne du Théâtre-Français, née dans le canton de Thurgovie, fille d'un pauvre israélite du nom de Félix. Camille, Hermione, Athalie, Lucrèce étaient ses meilleurs rôles. 2 Voyez page 472. 3 Voyez page 165. • Voyez page 581. 5 Voyez page 551. • Expression familière pour: se prendre de querelle. 7 Voyez page 164. 8 Voyez page 1.

Voyez page 514.

ALEXANDRE DUMAS (PÈRE).

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ALEXANDRE DUMAS naquit en 1803 à Villers-Coterets, non loin de Paris. Il avait pour père le général républicain Davy-Dumas, qui était fils lui-même du marquis de la Pailleterie et d'une négresse. La vanité, qui était un des principaux traits de son caractère, lui fit plus tard reprendre le nom et le titre de son grand-père, qu'il dédaignait au commencement de sa carrière littéraire. Après avoir reçu à Villers-Coterets une instruction très médiocre, le jeune Dumas vint, à l'âge de vingt ans, chercher fortune à Paris. Un ancien ami de son père le fit placer comme surnuméraire au secrétariat du due d'Orléans, place modeste que lui valut sa belle écriture. A Paris il se mit sérieusement à l'étude, dévora les livres et commença à faire des vers. Il débuta, en 1826, par un volume de Nouvelles et, en 1829, comme auteur dramatique, par Henri III et sa cour, drame historique qui eut un très grand succès et fut célébré comme un triomphe de plus remporté par le romantisme sur l'ancienne école classique.

Depuis ce temps, Alexandre Dumas devint le favori du public parisien. Dans les quarante années qui suivirent cette époque, il fit représenter sur les différents théâtres de Paris plus de soixante pièces, drames et comédies, et publia plus de deux cents volumes de Romans, d'Impressions de voyage, etc., qui parurent presque tous deux fois, d'abord en feuilletons dans un des grands journaux, ensuite sous forme de livres. Il rédigea successivement plusieurs journaux remplis exclusivement des productions de sa plume, et ouvrit, pour les besoins de son répertoire, une salle de spectacle à part, le Théâtre Historique, dont l'existence ne fut qu'éphémère.

Une pareille fécondité, qui nous met dans l'impossibilité de donner, dans ce Manuel, la nomenclature de ses ouvrages, paraîtrait miraculeuse, si quelques procès scandaleux et deux brochures indiscrètes n'en avaient révélé le secret au public. Dumas a eu, comme Scribe, de nombreux collaborateurs; seulement il a attendu, pour les avouer que les réclamations des critiques ou des sentences judiciaires l'y eussent forcé; puis il a fait les emprunts les plus audacieux aux vivants et aux morts les plus illustres, Schiller, Walter Scott, Augustin Thierry, Barante, Victor Hugo, etc. Sur ce dernier point il s'est défendu au moyen de cette théorie commode que »l'homme de génie

7

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 V. page 582. 3 Citons pourtant les plus connues de ses productions: DRAMES ET COMÉDIES: Henri III et sa cour (1829), Antony (1831), la Tour de Nesle (1832), Mademoiselle de Belle-Isle (1839), un Mariage sous Louis XV (1841), les Demoiselles de Saint-Cyr (1843). ROMANS, VOYAGES, etc.: Le Maître d'armes (1840), Impressions de voyage (1833 et 1841), les trois Mousquetaires (1844), Monte Christo (1841-45), la Reine Margot (1845). Ces trois derniers romans, qui ont le plus popularisé le nom de l'auteur, ont passé du livre à la scène. Voyez page 502.

5 Walter Scott, né à Édimbourg en 1771, mort en 1832.
• Voyez page 528. 7 Voyez page 482. 8 Voyez page 581.

prend son bien où il le trouve, qu'il ne vole pas, qu'il conquiert,«< et en citant l'exemple de Shakespeare et de Molière.

Il est presque inutile d'ajouter qu'un travail aussi précipité, que le mécanisme d'une fabrique littéraire organisée sur une si grande échelle ont dû donner le jour à une foule d'ouvrages qui s'excluent de la littérature proprement dite. Néanmoins il est impossible de ne pas reconnaître l'immense talent d'Alexandre Dumas, qui consiste surtout dans l'arrangement et la disposition dramatique de l'ouvrage. Son style montre les plus belles qualités: il est naturel, vif, animé, entraînant même, et Alexandre Dumas compterait parmi les meilleurs prosateurs, si ses œuvres n'étaient pas si souvent déparées par des négligences de style. Son merveilleux talent de narration brille surtout dans les Impressions de voyage, dont nous reproduisons un petit fragment. Il faut cependant bien se garder de le croire sur parole; les trois quarts des choses qu'il raconte comme véritablement arrivées ne sont que les créations d'une brillante imagination.

Alexandre Dumas (Père) est mort à Dieppe à la fin de 1870.

IMPRESSIONS DE VOYAGE (SUISSE).

(1833.)

VISITE A LA MAISON DE VOLTAIRE,1 A FERNEY, ET A CELLE DE Mme DF STAËL A COPPET. LE LAC LÉMAN.

Les courses dans les environs de Genève sont délicieuses; à chaque moment de la journée, on trouve d'élégantes voitures disposées à conduire le voyageur partout où le mène sa curiosité ou son caprice. Lorsque nous eûmes visité la ville, nous montâmes dans une calèche, et nous partimes pour Ferney; deux heures après, nous étions arrivés.

La première chose que l'on aperçoit avant d'entrer au château, c'est une petite chapelle dont l'inscription est un chef-d'œuvre; elle ne se compose cependant que de trois mots latins: Deo erexit Voltaire.3

Elle avait pour but de prouver au monde entier, fort inquiet des démêlés de la créature et du Créateur, que Voltaire et Dieu s'étaient enfin réconciliés; le monde apprit cette nouvelle avec satisfaction, mais il soupçonna toujours Voltaire d'avoir fait les premières avances.*

Nous traversâmes un jardin, nous montâmes un perron élevé de deux ou trois marches, et nous nous trouvâmes dans l'antichambre; c'est là que se recueillent, avant d'entrer dans le sanctuaire, les pèlerins qui viennent adorer le dieu de l'irréligion. Le concierge les prévient solennellement d'avance que rien n'a été changé à l'ameublement, et qu'ils vont voir l'appartement tel que l'habitait M. de Voltaire; cette allocution manque rarement de produire son effet. On a vu, à ces simples paroles, pleurer des abonnés du Constitutionnel.s

Aussi rien n'est plus prodigieux à étudier que l'aplomb du concierge chargé de conduire les étrangers. Il entra tout enfant au service du grand homme, ce qui fait qu'il possède un répertoire

2 V.

1 Voyez page 319. page 438. Érigée à Dieu par Voltaire. Avance se dit, au figuré, des premières recherches, des premières démarches pour amener une réconciliation, un raccommodement. Le Constitutionnel, journal parisien, lu alors de préférence par les bourgeois de Paris.

d'anecdotes à lui relatives qui ravissent en béatitude1 les braves bourgeois qui l'écoutent. Lorsque nous mîmes le pied dans la chambre à coucher, une famille entière aspirait, rangée en cercle autour de lui, chaque parole qui tombait de sa bouche, et l'admiration qu'elle avait pour le philosophe s'étendait presque jusqu'à l'homme qui avait ciré ses souliers et poudré sa perruque; c'était une scène dont il serait impossible de donner une idée, à moins que d'amener les mêmes acteurs sous les yeux du public. On saura seulement que chaque fois que le concierge prononçait, avec un accent qui n'appartenait qu'à lui, ces mots sacramentels: Monsieur Arouet de Voltaire, il portait la main à son chapeau, et que tous ces hommes, qui ne se seraient peut-être pas découverts devant le Christ au Calvaire, imitaient religieusement ce mouvement de respect.

Dix minutes après ce fut à notre tour de nous instruire; la société paya et partit; alors le cicérone nous appartint exclusivement. Il nous promena dans un assez beau jardin, d'où le philosophe avait une merveilleuse vue, nous montra l'allée couverte dans laquelle il avait fait sa belle tragédie d'Irène; et nous quittant tout à coup pour s'approcher d'un arbre, il coupa avec sa serpette un copeau de son écorce, qu'il me donna. Je le portai successivement à mon nez, à ma langue, croyant que c'était un bois étranger qui avait une odeur ou un goût quelconque. Point, c'était un arbre planté par M. Arouet de Voltaire lui-même, et dont il est d'usage que chaque étranger emporte une parcelle. Ce digne arbre avait failli mourir d'un accident, il y avait trois mois, et paraissait encore bien malade: un sacrilège s'était introduit nuitamment dans le parc, et avait enlevé trois ou quatre pieds carrés de l'écorce sainte. C'est quelque fanatique de la Henriade qui aura fait cette infamie,<< dis-je à notre concierge. »Non, monsieur, me répondit-il, je crois plutôt que c'est tout bonnement un spéculateur qui aura reçu une commande de l'étranger.<

En sortant du jardin, notre concierge nous conduisit chez lui; il voulait nous montrer la canne de Voltaire, qu'il conservait religieusement depuis la mort du grand homme, et qu'il finit par nous offrir pour un louis, les besoins du temps le forçant de se séparer de cette relique précieuse; je lui répondis que c'était trop cher, et que j'avais connu un souscripteur de l'édition Touquet, auquel, il y avait huit ans, il avait cédé la pareille pour vingt francs.

Nous remontâmes en voiture, nous repartimes pour Coppet, et nous arrivâmes au château de madame de Staël.

Là, point de concierge bavard, point d'église à Dieu, point d'arbre dont on emporte l'écorce; mais un beau parc où tout le village peut se promener en liberté, et une pauvre femme qui pleure de vraies larmes en parlant de sa maîtresse et en montrant les chambres qu'elle habitait, et où rien ne reste d'elle. Nous demandâmes à voir le bureau qui était encore taché de l'encre de sa plume, le lit qui devait être encore tiède de son dernier soupir; rien de tout cela n'a été sacré pour la famille; la chambre a été convertie en je ne sais quel salon; les meubles ont été emportés je ne sais où. Il n'y avait peutêtre pas même dans tout le château un exemplaire de Delphine.

1 Welche in seliges Entzücken verseßen . .

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