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qu'amenait aussi la renommée de mon aventure. La visite de cet ecclésiastique ranima mes espérances, et je m'apprêtai à faire tourner au profit de ma délivrance tout ce que je pourrais trouver en lui de vertus chrétiennes.

Ce curé était fort âgé, infirme; il montait lentement. >Ohé! dit-il en m'apercevant; ces scélérats vous ont vilainement emmaillotté, monsieur! Je vous salue.<<

Le ton franc et l'air ouvert de ce bon vieillard me ravirent de joie. >> Vilainement en vérité, répondis-je; excusez-moi, si par leur faute je ne puis ni m'incliner ni vous tirer mon chapeau, monsieur le curé. Puis-je vous entretenir quelques instants en particulier? Le plus pressé, ce me semble, c'est de vous délier, reprit-il. Vous m'entretiendrez après plus commodément. Allons, Antoine, dit-il au syndic, à l'œuvre! et coupez-moi ces cordes, ce sera plus tôt fait.<<<

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Je me confondis en expressions de reconnaissance, et certes elles partaient du cœur. Antoine, ayant tiré son couteau, se disposait à couper mes liens, lorsque le naturel, qui convoitait la corde et qui était jaloux de la posséder dans son intégrité, écarta le couteau et alla droit au nœud, qu'il parvint à défaire au bout de quelques instants. A peine libre, je serrai la main du curé, et, dans les premiers mouvements de ma joie, je le baisai sur les deux joues. Mais aussitôt une vive douleur se fit sentir dans tous mes membres, et, incapable de mouvoir mes jambes engourdies, je fus contraint de m'asseoir sur la place même. Alors Antoine s'approcha avec la chopine, pendant que le curé envoyait un de ses paroissiens chercher sa mule pour la mettre à mon service. Ces ordres donnés: »Je suis prêt à vous écouter,« me dit-il. Et tout le village, femmes, marmots, pâtres, syndic et marguillier, firent cercle autour de nous. Le soleil venait de se coucher.

Je contai mon histoire dans toute sa vérité. Les circonstances atroces qui avaient accompagné la mort de Jean-Jean pénétrèrent d'effroi ces bonnes gens; et, lorsque j'eus répété le blasphème qui avait provoqué le rire des contrebandiers: Jean-Jean, fais ta prière! tous, curé et paroissiens, se signèrent d'un commun mouvement, au milieu d'un respectueux silence. Ému à cette vue, et vivement pressé de m'associer à ce naïf essor d'un sentiment si naturel, je portai instinctivement la main à mon chapeau, et je me découvris... Les paroissiens parurent surpris, le curé demeura grave et immobile, et moi. . . je me trouvai déconcerté. Continuez, continuez, me dit le bon vieillard. J'achevai l'histoire, sans oublier la prudence excessive du naturel ni le louable désintéressement du syndic.

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Quand j'eus achevé ce récit: »>C'est bien, dit le vieux curé. Puis, s'adressant à ses paroissiens: » Vous autres, écoutez-moi. Vous tremblez devant ces scélérats, et voilà pourquoi ils osent tout; car ce sont les poltrons qui font les braves. Et ce qui est bien pis, c'est que quelques-uns profitent de leur abominable négoce. Vois

disent que ce nom est une allusion à la durée éphémère de son ministère. Quelques-uns croient que ces dessins furent ainsi nommés par la seule raison qu'ils étaient à la mode pendant l'année que M. de Silhouette passa au ministère.

tu bien, à présent, André, où t'a conduit ton désordre de tabac, et cette brutale façon d'en consommer par-dessus tes moyens? Ton nez est gorgé, et tu n'as pas de bas; passe encore de n'avoir pas de bas: mais ce tabac, tu l'achètes des fraudeurs; et puis voilà que, pour ne pas te brouiller avec eux, tu n'oses délivrer un homme en peine, comme doit faire un chrétien! Mais sais-tu, André, que ces brigands-là seront grillés, en enfer, et tirés à quatre diables ... et que je ne réponds de rien pour ceux qui les ménagent? Crois-moi, mon garçon, prends moins de tabac, et achète-le au bureau. Pour Antoine, il a cru bien faire, et, ce qui vaut mieux, il a bien fait. C'est la règle qui l'enchaîne, lui, et non pas ses appétits.<< Le bon curé, en achevant ces mots, frappa familièrement sur l'épaule d'Antoine, qui, glorieux de cette approbation donnée par devant tout le village à sa conduite prudente et désintéressée, se rengorgeal naïvement, tenant sa chopine d'une main et son chapeau à cornes de l'autre.

Pendant ces discours, la mule était arrivée. On m'aida à me hisser dessus, et je pus enfin prendre congé de mon mélèze. Nous descendîmes. Le syndic tenait la bride, le bon curé causait à mes côtés, puis venaient les paroissiens; et cette pittoresque procession marchait à la lueur d'un clair crépuscule, tantôt éparse sur les mousses de la forêt, tantôt agglomérée dans le fond d'un ravin, ou descendant à la file les contours sinueux d'un étroit sentier. Au bout d'une demi-heure, nous atteignîmes des pâturages ouverts, d'où l'on découvrait l'autre revers de la vallée de l'Arve, déjà enseveli dans une nuit profonde, et, à peu de distance de nous, quelque culture, des hêtres et la flèche penchée d'un clocher délabré. C'était le village. Quand nous y entrâmes: »Bonsoir à tous! dit le curé à son monde. Pour vous, monsieur, je vous offre un lit et à souper. C'est jour maigre, mais j'ai vu là-haut que vous n'êtes pas catholique; ainsi nous vous restaurerons de notre mieux. Marthe! cria-t-il en approchant de la cure, apprête au plus vite un poulet, et donne-moi la clef de la cave.<<<

Je soupai en tête-à-tête avec cet excellent homme, qui fit maigre pendant que je dévorais le poulet. Après que nous eûmes bu la fin d'une bouteille de vin vieux qu'il avait débouchée en mon honneur, je pris congé de mon hôte pour aller goûter un repos dont j'avais grand besoin.

Le lendemain, je descendis à Maglan. Mon but avait été de visiter Chamounix; mais, après des émotions si vives et une si rude aventure, je ne me sentais plus la moindre velléité de courir le pays, en sorte que je tournai le dos aux montagnes, et je me hâtai de regagner mes foyers par le plus court chemin.

1 Se rengorger veut dire avancer la gorge, la poitrine et retirer la tête un peu en arrière (comme certains oiseaux), en affectant, par ce mouvement, un air de fierté.

2 On appelle velléité (du latin velle) une volonté peu arrêtée dans son objet. (Je ne me sentais plus la moindre velléité de courir le pays, ich verspürte nicht mehr das geringste Gelüste, im Lande herumzustreifen.)

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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MICHELET.

JULES MICHELET, né à Paris en 1798, mort à Cannes en 1874, était le fils d'un imprimeur. Après avoir fait de brillantes études au lycée Charlemagne, il devint en 1821 professeur au Collège Rollin. Après la révolution de Juillet (1830), il fut nommé chef de la section historique aux archives du royaume et suppléa quelque temps M. Guizot à la Sorbonne. Ses travaux historiques, surtout les premiers volumes de son Histoire de France, lui valurent, en 1838, la chaire d'histoire au Collège de France. L'ardente propagande démocratique qu'il y fit décida le gouvernement de Louis-Napoléon à fermer son cours en 1851. Après le coup d'Etat du 2 décembre, Michelet perdit sa place aux archives pour refus de serment. Ses principaux ouvrages historiques sont l'Histoire de France (1833-1857, 12 vol.), Précis de l'histoire moderne (1833) et Histoire de la Révolution française (1847-1856, 6 vol.). Michelet a publié encore l'Oiseau, l'Insecte, la Femme, l'Amour, la Mer, la Montagne, etc., œuvres des plus originales, études poétiques de la nature, dont quelquesunes ont eu une très grande vogue, mais qui ont été très diversement jugées. Nous ne donnons de Michelet qu'un petit fragment de son Histoire de France (II, 3).

COUP D'EIL SUR LA FRANCE.

Montons sur un des points élevés des Vosges, ou, si vous voulez, au Jura. Tournons le dos aux Alpes. Nous distinguerons (pourvu que notre regard puisse percer un horizon de trois cents lieues) une ligne onduleuse, qui s'étend des collines boisées du Luxembourg et des Ardennes aux ballons des Vosges; de là, par les coteaux vineux de la Bourgogne, aux déchirements volcaniques des Cévennes, et jusqu'au mur prodigieux des Pyrénées. Cette ligne est la séparation des eaux; du côté occidental, la Seine, la Loire et la Garonne descendent à l'Océan; derrière s'écoulent la Meuse au nord, la Saône et le Rhône au midi. Au loin deux espèces d'îles continentales; la Bretagne, âpre et basse, simple quartz et granit, grand écueil placé au coin de la France pour porter le coup des courants de la Manche; d'autre part, la verte et rude Auvergne, vaste incendie éteint, avec ses quarante volcans.

Les bassins du Rhône et de la Garonne, malgré leur importance ne sont que secondaires. La vie forte est au nord. Là s'est opéré le grand mouvement des nations. L'écoulement des races a eu lieu de l'Allemagne à la France dans les temps anciens. La grande lutte des temps modernes est entre la France et l'Angleterre. Ces deux peuples sont placés front à front, comme pour se heurter: les deux contrées, dans leurs parties principales, offrent deux pentes en face l'une de l'autre; ou, si l'on veut, c'est une seule vallée dont la Manche est le fond. Ici, la Seine et Paris; là, Londres et la Tamise. Mais l'Angleterre présente à la France sa partie germanique; elle retient derrière elle les Celtes de Galles, d'Écosse et d'Irlande. La France, au contraire, adossée à ses provinces de langue germanique, oppose un front celtique à l'Angleterre. Chaque pays se montre à l'autre ce qu'il a de plus hostile.

L'Allemagne n'est point opposée à la France, elle lui est plutôt parallèle. Le Rhin, l'Elbe, l'Oder vont aux mers du Nord, comme la Meuse et l'Escaut. La France allemande sympathise d'ailleurs avec l'Allemagne, sa mère. Pour la France romaine et ibérienne, quelle que soit la splendeur de Marseille et de Bordeaux, elle ne regarde que le vieux monde de l'Afrique et de l'Italie, et d'autre part le vague Océan. Le mur des Pyrénées nous sépare de l'Espagne, plus que la mer ne la sépare elle-même de l'Afrique. Lorsqu'on s'élève au-dessus des pluies et des basses nuées jusqu'au port de Venasque, et que la vue plonge sur l'Espagne, on voit bien que l'Europe est finie; un nouveau monde s'ouvre: devant, l'ardente lumière d'Afrique; derrière, un brouillard ondoyant sous un vent éternel.

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En latitude les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre, avec leurs champs de lin, de colza et de houblon, la vigne amère du Nord. De Reims à la Moselle commence la vraie vigne et le vin; tout esprit en Champagne, bon et chaud en Bourgogne, il se charge, s'alourdit en Languedoc pour se réveiller à Bordeaux. Le marier, l'olivier paraissent à Montauban; mais ces enfants délicats du midi risquent toujours sous le ciel inégal de la France. En longitude les zones ne sont pas moins marquées. Nous verrons les rapports intimes qui unissent, comme en une longue bande, les provinces frontières des Ardennes, de Lorraine, de Franche-Comté et de Dauphiné. La ceinture océanique, composée, d'une part, de Flandre, de Picardie et de Normandie; d'autre part, de Poitou et Guyenne, flotterait dans son immense développement, si elle n'était serrée au milieu par ce dur noeud de la Bretagne.

On l'a dit, Paris, Rouen, le Havre. sont une même ville dont la Seine est la grande rue. Éloignez-vous au midi de cette rue magnifique, où les châteaux touchent aux châteaux, les villages aux villages; passez de la Seine Inférieure au Calvados, et du Calvados à la Manche; quelles que soient la richesse et la fertilité de la contrée, les villes diminuent de nombre, les cultures aussi; les pâturages augmentent. Le pays est sérieux; il va devenir triste et sauvage. Aux châteaux altiers de la Normandie vont succéder les bas manoirs bretons. Le costume semble suivre le changement de l'architecture. Le bonnet triomphal des femmes de Caux, qui annonce si dignement les filles des conquérants de l'Angleterre, s'évase vers Caen, s'aplatit dès Villedieu; à Saint-Malo, il se divise, et figure au vent, tantôt les ailes d'un moulin, tantôt les voiles d'un vaisseau. D'autre part, les habits de peaux commencent à Laval. Les forêts qui vont s'épaississant, la solitude de la Trappe, où les moines mènent en commun la vie sauvage, les noms expressifs des villes Fougères et Rennes (Rennes veut dire aussi fougère), les eaux grises de la Mayenne et de la Vilaine, tout annonce la rude contrée.

1 Venasque, port ou pas dans les Pyrénées, à seize kilomètres S. de Bagnères-de-Luchon.

2 Le pays de Caux, partie de la Haute-Normandie, au nord de la Seine entre le Havre et Dieppe.

Fougère (pour feugère) Farnkraut.

SAINT-MARC GIRARDIN.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

SAINT-MARC GIRARDIN, né en 1801, à Paris, d'une famille de commerçants, fit ses études classiques au lycée Napoléon, appelé plus tard lycée Henri IV. Quoiqu'il se destinât à l'instruction publique, il fit son droit et se fit recevoir avocat. En 1822, il eut le premier accessit du prix d'éloquence, à l'Académie française, pour l'Eloge de Le Sage, l'année suivante il fut nommé agrégé des classes supérieures, mais jusqu'en 1826 il n'obtint de chaire dans aucun collège, à cause de ses opinions libérales. En 1827, il reçut de l'Académie française le prix pour l'Eloge de Bossuet, et débuta comme journaliste au Journal des Débats; l'année suivante il fut encore une fois couronné pour son Tableau de la littérature française au XVIe siècle.

En 1830, Saint-Marc Girardin, qui avait déjà visité l'Italie en 1822, fit un voyage en Allemagne. Après la révolution de Juillet, il fut chargé de remplacer Guizot, comme professeur d'histoire à la faculté des lettres, et nommé maître des requêtes au conseil d'État. En 1834, après un second voyage en Allemagne, il publia un Rapport sur l'instruction intermédiaires de ce pays et des Notices politiques et littéraires sur l'Allemagne. Il fut successivement élu député en 1834 et nommé membre du Conseil royal de l'instruction publique en 1837, mais il ne cessa pas de faire ses cours à la Sorbonne. En 1843, il publia son Cours de littérature dramatique ou de l'usage des passions dans le drame, et, l'année suivante, il devint membre de l'Académie française.

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Restant en dehors de la politique active sous la république, Saint-Marc Girardin garda son influence au Journal des Débats et ses fonctions dans l'Université, mais les remaniements dont l'instruction publique fut l'objet sous le second Empire amoindrirent son influence. En 1863, il se fit remplacer à la Sorbonne par M. SaintRené-Taillandier tout en continuant de publier d'excellents articles littéraires, surtout dans la Revue des deux Mondes. Nous y remarquons spécialement un travail sur la Vie et les Ouvrages de J.-J. Rousseau. En 1871, Saint-Marc Girardin fut élu membre de l'assemblée nationale et prit, pendant les dernières années de sa vie, une part active à la politique. Il est mort en 1873.

Saint-Marc Girardin occupe une place marquante comme professeur et comme écrivain. Un goût éclairé, une grande finesse d'esprit, un style net et facile le distinguent à la chaire comme dans ses livres, et un débit oratoire brillant lui a, pendant vingt ans, conservé un auditoire considérable.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2 Voyez page 266. L'examen de l'agrégation ouvre la carrière du professorat.

4 Voyez page 501, note 1.

5 En France on distingue l'enseignement primaire (écoles élémentaires), l'enseignement secondaire (lycées et collèges) et l'enseignement supérieur (facultés des lettres et des sciences, écoles de droit et de médecine). • Voyez page 528, note 3.

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