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valides, pour éviter les rues étroites du centre de la capitale, puis il remonta les quais jusqu'au guichet des Tuileries. Le peuple de Paris ignorait son arrivée, et il n'y eut d'autres témoins de cette étrange et prodigieuse restauration impériale, que quelques curieux et la masse des officiers réunis sur la place du Carrousel.

La voiture pénétra dans la cour du palais, sans qu'on sût d'abord ce qu'elle contenait. Mais une minute suffit pour qu'on en fût informé. Alors Napoléon, arraché des mains de MM. de Caulaincourt, Bertrand, Drouot, fut porté dans les bras des officiers à la demi-solde, en proie à une joie délirante. Un cri formidable de Vive l'Empereur! avait averti la foule des hauts fonctionnaires qui remplissaient les Tuileries. Elle se précipita aussitôt vers l'escalier, et formant un courant contraire à celui des officiers qui montaient, il s'engagea une sorte de conflit presque alarmant, car on faillit s'étouffer, et étouffer Napoléon lui-même. On le porta ainsi au sommet de l'escalier, en poussant des cris frénétiques, et lui, pour la première fois de sa vie ne pouvant dominer l'émotion qu'il éprouvait, laissa échapper quelques larmes,1 et déposé enfin sur le sol, marcha devant lui sans reconnaître personne, abandonnant ses mains à ceux qui les serraient, les baisaient, les meurtrissaient de leurs témoignages.

Après quelques instants il recouvra ses sens, reconnut ses plus fidèles serviteurs, les embrassa, puis, sans prendre un moment de repos, s'enferma avec eux pour composer un gouvernement.

Ainsi en vingt jours, du 1er au 20 mars, s'était accomplie cette étrange prophétie que l'aigle impériale volerait sans s'arrêter de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame! Rien dans la destinée de Napoléon n'avait été plus extraordinaire, ni plus difficile à expliquer en apparence, quoique extrêmement facile à expliquer en réalité. Les infortunés Bourbons qui s'en allaient, imputaient cette révolution non pas à leurs fautes, mais à une immense conspiration qui, à les en croire, embrassait la France entière. Or, de conspiration il n'y en avait pas, comme on l'a vu. A la vérité, il avait existé un projet insignifiant de quelques jeunes officiers, dupes de M. Fouché, projet qui avait si peu d'importance, que, mis à exécution avec le puissant encouragement du débarquement de Napoléon, il avait complètement échoué. Mais ce projet n'avait eu aucun lien réel avec l'île d'Elbe, puisque M. de Bassano qui le connaissait sans s'y être associé, avait envoyé à Napoléon l'avis du mécontentement public, sans même y ajouter un conseil. Napoléon, peu influencé par cette communication, s'attendant à être prochainement enlevé de l'île d'Elbe, à voir ses compagnons d'exil périr d'ennui ou de misère sous ses yeux, et croyant le congrès dissous, s'était décidé à partir, mû surtout par son activité dévorante, par son audace extraordinaire, et comptant pour traverser la mer sur sa fortune, et pour traverser l'intérieur de la France sur tous les sentiments que les Bourbons avaient froissés. Toute la profondeur de sa conception avait consisté à juger, d'une manière sûre, que le sentiment national représenté par l'armée, que les sentiments de quatre-vingt-neuf représentés par le peuple des campagnes et des villes, éclateraient à sa vue, que dès lors, moyennant un premier danger vaincu, il

1 Voyez cependant p. 559, l'alinéa commençant: Durant ces cruelles etc. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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entrafnerait à sa suite le peuple et l'armée et arriverait d'un trait à Paris suivi des soldats envoyés pour le combattre. Il s'était donc embarqué avec sa foi accoutumée dans son étoile, avait heureusement traversé la mer, avait débarqué sans difficulté sur une côte gardée à peine par quelques douaniers, puis entre deux routes, celle des Alpes semée d'obstacles physiques, celle du littoral semée d'obstacles moraux, avait préféré la première, et trouvant à La Mure un bataillon qui hésitait, l'avait décidé en lui découvrant hardiment sa poitrine. Ce jour-là la France avait été conquise, et Napoléon était remonté sur son trône! Ainsi un acte de clairvoyance consistant à lire dans le cœur de la France blessée par l'émigration, un acte d'audace consistant à entraîner un bataillon qui hésitait entre le devoir et ses sentiments, étaient, avec les fautes des Bourbons, les vraies causes de cette révolution étrange, et bien ordinaire, disons-le, tout extraordinaire qu'elle puisse paraitre! Était-il possible en effet que l'ancien régime et la Révolution, replacés en face l'un de l'autre en 1814, se trouvassent en présence sans se saisir encore une fois corps à corps, pour se livrer un dernier et formidable combat? Assurément non, et une nouvelle lutte entre ces deux puissances était inévitable. Napoléon, il est vrai, en s'y mêlant, lui donnait des proportions européennes, c'est-à-dire gigantesques. Sans lui cette lutte aurait été peut-être moins prompte; peut-être aussi n'aurait-elle point provoqué l'intervention de l'étranger, et dans ce cas il faudrait regretter à jamais, qu'étant inévitable, elle eût été aggravée par sa présence. Mais ce point est fort douteux, et probablement l'étranger en voyant les Bourbons renversés par les régicides, n'aurait pas été moins tenté d'intervenir qu'en voyant apparaître le visage irritant du vainqueur d'Austerlitz!

Quoi qu'il en soit, au milieu de la joie délirante des uns, de la consternation naturelle des autres, les patriotes éclairés qui auraient souhaité que la liberté modérée s'interposant entre l'ancien régime et la Révolution, fit aboutir leur dernier conflit à des luttes paisibles et légales, et que ce conflit ne devint pas un dernier duel à mort entre la France et l'Europe, devaient être profondément attristés. Aussi la bourgeoisie, comprenant de ces patriotes plus qu'aucune autre classe, sans regretter les émigrés, sans repousser Napoléon qui lui plaisait par sa gloire, était incertaine, inquiète, sans larmes dans les yeux, sans joie au visage, et à peine curieuse, tant elle prévoyait de tristes choses qu'elle avait déjà vues, et qui l'alarmaient profondément. Les événements devaient bientôt justifier ses pressentiments douloureux!1

1 Voici le résumé de ces événements: 1815, 16 juin, Batailles de Ligny et de Quatre-Bras. 18 juin, Bataille de Waterloo et de Belle-Alliance. 7 juillet, Seconde entrée des alliés à Paris. 8 juillet, Rentrée de Louis XVIII. Napoléon est transporté à Sainte-Hélène.

20 nov. Second traité de Paris, cession des forteresses de Philippeville, Marienbourg, Saarlouis, Landau, du territoire jusqu'à la Lauter et de cette partie de la Savoie que la France avait conservée en 1814. Occupation (jusqu'en 1818) de 18 forteresses françaises par les troupes des alliés. La France paye 700 millions de francs de contributions.

RÉMUSAT.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

CHARLES, COMTE DE REMUSAT, naquit à Paris en 1797, y fit ses études classiques et son droit, fut reçu avocat, se voua à des études de politique et de législation et écrivit différents articles fort remarquables, pour la Revue encyclopédique, le Globe et le Courrier français. Elu député en 1830, il se plaça d'abord dans le parti conservateur et fut, en 1836, nommé sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur. L'année suivante, il entra dans l'opposition et se rangea dans le parti dont Thiers était le chef. En 1840, il fut, pendant huit mois, ministre de l'intérieur. En 1842, il fut appelé à l'Académie des sciences morales et politiques et, en 1846, à l'Académie française. En 1871, il fut nommé ministre des affaires étrangères; il quitta le pouvoir en 1873 en même temps que Thiers, et mourut en 1876.

Rémusat a publié plusieurs ouvrages philosophiques remarquables, et une série d'articles politiques et littéraires, dont la plupart parurent dans la Revue des Deux Mondes, et qui lui assignent une place très distinguée parmi les prosateurs français contemporains. Son style est un modèle de précision et de netteté.

CROMWELL.1

(De Cromwell, selon Carlyle, Revue des Deux Mondes, mars 1854.)

Cromwell régna cinq ans. L'Angleterre sous lui ne fut agitée par aucune guerre civile; elle se fit respecter au dehors. Il gouverna avec rudesse, mais sans violence; il la maintint en repos, et ne persécuta ni les partis ni les croyances: de là l'admiration historique que l'Europe porte à son gouvernement; mais il ne fonda rien, et pourtant il voulut fonder. Il essaya plus d'une fois d'organiser un gouvernement régulier et définitif; il échoua toutes les fois. Il voulut être roi; mais il ne put ou n'osa. Il recourut successivement, avec habileté et bonheur, à tous les expédients de l'absolutisme; il fut condamné aux tristes soins d'une police inquiète et réussit à sauver sa vie, mais non son repos. Quant à l'opinion publique, jamais il ne la gagna au point de pouvoir s'abandonner à elle. Il répondit à ses résistances par des coups d'autorité;2 mais il ne parvint pas plus à dompter qu'à satisfaire l'esprit de liberté. Il opprima sa nation, il ne la corrompit pas. Le despote réussit, mais non le despotisme. Cromwell, par ses qualités les plus éminentes, mais les moins singulières, est de l'espèce de ces grands hommes pour lesquels l'histoire se monte au ton de la poésie, quoique pour lui elle ne doive pas s'élever au-dessus de la prose éloquente. La qualité et les procédés de son ambition, sa vocation pour le commandement, pour l'organisation, pour la guerre, son obstination, sa patience, son activité, son art de ménager et de conduire les opinions contemporaines, de

-

1 Cromwell (1599-1658) porta le titre de protecteur d'Angleterre depuis 1652 jusqu'à sa mort.

2 Coups d'autorité, c'est-à-dire coups d'État, Staatsstreich.

faire servir ses penchants et ses idées les plus involontaires au succès même de ses desseins, tout cela le met au rang de ceux que les hommes reconnaissent pour leurs maîtres. D'autres traits plus individuels, ses mœurs, ses croyances, son langage, un certain vague dans les idées, une certaine indécision devant les grandes choses, un esprit exalté et artificieux, mille singularités le rendent curieux à observer et à peindre; mais tout cela le diminue un peu pour la raison. Si Jules César est pris pour le type de ces hommes rares qu'aucun n'a surpassés, on pourra comparer, non égaler Cromwell à César, quoiqu'il ait eu de ses qualités et commis de ses fautes. Enfin ce qui le fait appeler sectaire a pu lui servir souvent comme moyen d'influence, mais lui donne je ne sais quoi d'incohérent et d'outré, qui touche au haut comique, et le fait descendre des régions de l'idéal: c'est un héros du drame romantique.

L'histoire d'un grand homme ne dépend pas toute de lui: ce qu'il maîtrise des événements est souvent peu de chose auprès de ce qu'il en subit; mais Cromwell fut heureux, ce qui veut dire que les événements le servirent bien, et il se servit bien des événements. Il motiva et mérita sa fortune au moins par ses travaux et ses périls. En cela il ne fut pas un usurpateur. C'est ce qui l'honore, et c'est ce qui honore son temps et sa nation. La servitude est d'autant moins humiliante, qu'elle a coûté plus cher à celui qui l'impose. S'il releva son pouvoir en le conquérant par d'héroïques efforts, si les circonstances se prêtèrent à son avènement au point d'en faire une chose toute naturelle, sa tyrannie ne devint inévitable qu'en raison de sa supériorité même. Jamais la nation ne la chercha, ne l'appela, et ne s'enorgueillit d'avoir trouvé un maître. Moins habile ou moins heureux, il n'aurait pas asservi son pays; aucun des résultats de la révolution d'Angleterre n'avait besoin de lui; elle ne lui dut rien qu'un intervalle assez éclatant. Il fut un incident très commun dans les troubles civils. Qu'un guerrier victorieux s'y rencontre, il est rare qu'il ne domine pas. Mais l'intervention de Cromwell ne fut ni une nécessité ni un bienfait, et si ce n'est qu'il lui a donné la Jamaïque, j'ignore quel bien permanent il a fait à son pays. C'est le faible des historiens que de vouloir toujours chercher dans les grands hommes un de ceux-là dont Dieu a dit; Je t'appellerai Cyrus. Tout est permis, tout est voulu par la Providence; mais nul ne la représente, et il faut se résigner à croire que la valeur des individus est, comme on dit, un hasard de la naissance, c'est-à-dire que l'ordre politique, à la différence de l'ordre des cieux, est l'empire de la liberté humaine. Les contemporains jugèrent de Cromwell ainsi, lorsqu'en subissant son influence, en admirant son génie, en redoutant sa force, ils n'acceptèrent jamais son despotisme, et, par la résistance de l'opinion, le tinrent constamment en échec et le condamnèrent à l'impuissance d'opprimer en paix. Jamais il ne parvint à suborner l'esprit de liberté, à dénaturer le caractère national. L'Angleterre dominée, mais non déchue, resta au fond la même et conserva dans son sein ce sentiment de la bonne vieille cause qui ne devait pas périr. Voilà ce que ne saurait jamais oublier l'historien de Cromwell. On doit du respect aux grands hommes: on en doit plus encore aux nations.

ALFRED DE VIGNY.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ALFRED-VICTOR, COMTE DE VIGNY, naquit en 1799 à Loches, en Touraine, et mourut en 1863. Il eut de bonne heure la passion de l'état militaire et entra, en 1814, dans la garde de Louis XVIII. En 1825, il obtint de passer dans la ligne pour faire partie de l'expédition d'Espagne; mais son régiment devant rester dans les Pyrénées, il consacra ses loisirs forcés à l'étude et à la poésie. Désenchanté de la vie de soldat, il donna, en 1828, sa démission et se consacra entièrement aux lettres.

Alfred de Vigny publia ses premiers Poèmes de 1822 à 1826. On distingua surtout Moïse, le Trappiste, le Cor, Eloa. C'est aussi en 1826 qu'il publia son premier et son meilleur roman historique, Cing-Mars. On en admira beaucoup le style et l'action dramatique, mais on reprocha avec justice à l'auteur d'avoir faussé l'histoire et d'avoir trop exalté Cinq-Mars aux dépens de Richelieu. (1832) et Servitude et Grandeur militaires réussirent également, mais provoquèrent des critiques du même genre.

Stello

Alfred de Vigny a aussi travaillé pour le théâtre. En 1829, il fit jouer Othello, traduit de Shakespeare, le premier drame romantique2 qui aborda la scène française, et qui donna lieu à des attaques et à des éloges également exagérés. En 1835, le poète détacha de son Stello l'épisode de Chatterton, qui, remanié pour la scène, obtint un véritable succès. Comme poète et comme prosateur, Alfred de Vigny a autant d'élégance que de pureté et de délicatesse de style, mais il est souvent trop recherché et laisse voir la peine que ses œuvres lui ont coûtée.

LE COR.

I.

J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré!
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.

O montagne d'azur! pays adoré!

Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves,3 ruisseaux, torrents des Pyrénées;

1 D'après Vapereau. Dictionnaire des Contemporains.
2 Voyez l'article Victor Hugo, page 581.

3 Gave, nom que l'on donne, dans les Pyrénées occidentales, à tout

torrent.

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