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On dit qu'au premier choc de ces fiers circoncis,
Les vieux républicains pâlirent, indécis!1
Jamais dans l'Italie, aux glorieuses rives,

Ni les Germains couverts de cuirasses massives,
Ni des légers Hongrois les poudreux tourbillons,
N'avaient d'un pareil choc heurté nos bataillons.
La profonde colonne, un instant ébranlée,
Vit le fer de Mourad luire dans la mêlée;
Mais, à la voix des chefs, déjà les vétérans
Sur la ligne rompue ont rétabli les rangs.
Ainsi, dans ces marais où les hardis Bataves
A l'Océan conquis imposent des entraves,
Quand la vague, un moment, par de puissants efforts,
De son premier domaine a ressaisi les bords,
L'homme accourt, et bientôt une digue nouvelle
Montre aux flots repoussés la barrière éternelle.

Dites quel fut le chef qui, sur ses régiments,
Vit luire le premier les sabres ottomans.
Toi, vertueux Desaix!2 au point d'être entamée,
Déjà ton dévoûment nous sauvait une armée.
Dans les carrés voisins, le soldat raffermi,
Du même front que toi regarde l'ennemi;

Il revient plus terrible, et, dans la plaine immense,
Sur six points isolés le combat recommence.
Déjà les Mamelouks, lancés de toutes parts,
Assiègent des chrétiens les mobiles remparts;
Tantôt, pressant le vol du coursier qui le porte,
Mourad devant les rangs passe avec son escorte,
Et le geste insolent du hardi cavalier
Provoque le plus brave en combat singulier;
Tantôt sa voix, pareille à l'ouragan qui tonne,
De tous les Mamelouks formant une colonne,
Sous la ligne de feu les pousse en bonds égaux,
Et cet amas confus d'hommes et de chevaux
Résonne sur le fer des carrés intrépides,
Comme un bloc de granit tombé des pyramides;
Partout la baïonnette et les longs feux roulants,
Des fougueux Mamelouks arrêtent les élans;
Et, telle qu'un géant sous la cotte de maille,
L'armée offre partout sa puissante muraille.

1 Le premier choc des Mamelouks contre les carrés fut si terrible que le courage des Français en fut ébranlé un instant; c'est ce qui nous a été raconté par plusieurs acteurs de ce magnifique drame. (Note des auteurs.)

2 Desaix, né en 1768, d'une famille noble, adopta les principes de la révolution, se signala en plusieurs occasions et fut promu au grade de général de division. Il montra beaucoup de bravoure et d'habileté en Egypte, se rendit, après la bataille des Pyramides, maître de la haute Égypte et y exerça le commandement militaire avec tant de modération et d'équité, que les musulmans l'appelaient le Sultan juste. Il mourut glorieusement à Marengo, le 14 juin 1800.

Gloire à Napoléon! on dirait que son bras
Par des chaînes de fer a lié ses soldats,
Et que son art magique, en ces plaines mouvantes,
A bâti sur le roc six redoutes vivantes.

Français et Mamelouks, tous ont les yeux sur lui;
Au centre du combat, qu'il est grand aujourd'hui !
Sur son cheval de guerre il commande, et sa tête,
Sublime de repos, domine la tempête;

Mourad l'a reconnu. »Bey des Francs, lui dit-il,
Sors de tes murs de fers, viens sur les bords du Nil;
Et là, seuls, sans témoins, que notre cimeterre
Dans un combat à mort dispute cette terre!<<
A ces cris de Mourad, vingt braves réunis
Frémissent de laisser tant d'affronts impunis;
A leur tête Junot,1 Lannes,2 Berthier,3 La Salle,"
Du centre aux ennemis vont franchir l'intervalle;
En même temps, au flanc des bataillons froissés,
Six mille Mamelouks tombent à flots pressés;
C'est l'heure décisive: un signal militaire
Tonne, et, comme l'Etna déchirant son cratère,
L'angle s'ouvre, et soudain, sur les rangs opposés,
Le canon a vomi ses arsenaux brisés;

Les grêlons, échappés à leur bouche qui gronde,
Volent avec le feu dans la masse profonde,
Et sous les pieds sanglants de six mille chevaux,
La mitraille a passé comme une immense faux.

Jour de mort et de deuil, où l'Égypte étonnée
Vit de ses Mamelouks l'élite moissonnée!
A ses plus braves chefs Mourad a survécu;
Quel œil reconnaîtrait le superbe vaincu?
Sous la poudre et le sang qui sillonnent sa face,
On voit briller encore une farouche audace;
Haletant de fatigue, il ne tient qu'à demi
Le tronçon d'un damas brisé sur l'ennemi,
Et quitte en soupirant ces plaines funéraires,
Qu'inonda sous ses yeux le sang de ses vingt frères.

1 Junot (1771-1813), duc d'Abrantès, fit, en 1805, la conquête du Portugal, dont il resta gouverneur, et prit part à la guerre d'Espagne (1810) et à celle de Russie (1812). Sa femme, la duchesse d'Abrantès, a écrit sur l'empire des Mémoires pleins d'intérêt.

2 Lannes (1769-1809), duc de Montebello, maréchal de l'Empire, se distingua dans les batailles d'Austerlitz (1805), de Jéna (1806), d'Eylau, de Friedland (1807), et mourut des suites d'une blessure reçue à Essling (1809).

Berthier (1753-1815), maréchal de l'Empire, prince de Neuchâtel et prince de Wagram.

La Salle (1775-1809), périt sur le champ de bataille de Wagram après avoir été nommé général de division.

MIGNET.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOIS-AUGUSTE-ALEXIS MIGNET naquit en 1796 à Aix. Il fit ses études classiques à Avignon et revint, en 1815, suivre les cours de droit dans sa ville natale. C'est alors qu'il rencontra Thiers, et de cette époque date la longue amitié qui les unit pendant toute leur vie. Reçus avocats en même temps, en 1818, ils suivirent ensemble pendant un an et demi la carrière du barreau et se tournèrent ensuite vers la littérature. En 1821, l'Académie des inscriptions et belles-lettres décerna un prix au mémoire de Mignet: Sur l'état du gouvernement et de la législation en France à l'époque de l'avènement de saint Louis.

Encouragé par ce succès, Mignet s'abandonna entièrement à sa vocation littéraire, et partit pour Paris, où il entra à la rédaction du Courrier français. Il commença en même temps à l'Athénéea des cours d'histoire qui eurent le plus grand éclat.

En 1824 parut son Histoire de la Révolution française, qui eut un très grand succès en France et à l'étranger. Ce n'est pas un récit complet et détaillé, c'est un tableau animé et rapide, un résumé brillant écrit par un partisan franc et sincère de la révolution, qui ne va pas jusqu'à en justifier les sanglants excès, mais qui les excuse par les nécessités de la situation et les regarde comme amenés par une fatalité inévitable. Par son Histoire de la Révolution, Mignet appartient donc à l'école historique que l'on a appelée l'Ecole fataliste.

Comme journaliste, Mignet prit part aux événements de Juillet, mais, la révolution de 1830 une fois accomplie, il se tint à l'écart des fonctions politiques et n'accepta du nouveau roi que la place de directeur des archives au ministère des affaires étrangères. Il profita de cette position si favorable aux recherches historiques pour se consacrer entièrement à ses travaux. Une seule fois, en 1833, il se chargea momentanément d'une mission diplomatique en Espagne. Membre depuis 1832 de l'Académie des sciences morales et politiques, il fut reçu, en 1836, à l'Académie française et devint, l'année suivante, secrétaire perpétuel de la première de ces académies. La révolution de Février lui fit perdre sa place au ministère.

Outre une série de Notices et de Mémoires historiques lus à l'Académie des sciences morales et politiques, Mignet publia les ouvrages suivants: Négociations relatives à la succession d'Espagne (1836-1842), Antonio Pérez et Philippe II (1845) épisode historique

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

? Athénée (du nom grec de Minerve '49ývŋ) était chez les anciens le nom de divers édifices d'Athènes, d'Alexandrie, de Rome, de Constantinople, consacrés aux sciences et aux arts. Dans les temps modernes, on a étendu le nom d'Athénée à tout lieu où s'assemblent des savants, des gens de lettres, pour faire des cours de science ou de littérature. L'Athénée de Paris, dont il s'agit ici, fut fondé en 1785.

qui a tout l'intérêt d'un roman, Vie de Franklin, Histoire de Marie Stuart (1851), Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Saint-Just (1854). Il est mort à Paris en 1884. Le style de Mignet est pur et élégant; il est pour ainsi dire académique, en même temps qu'il a de la vivacité et de l'éclat.

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION.

COUP D'ÉTAT DU 18 ET 19 BRUMAIRE. LE DIRECTOIRE ET LA
CONSTITUTION DE L'AN III RENVERSÉS PAR BONAPARTE.

(Histoire de la Révolution, chapitre XIII.)

Bonaparte avait appris en Orient, par son frère Lucien1 et quelques autres de ses amis, l'état des affaires en France et le déclin du gouvernement directorial. Son expédition avait été brillante, mais sans résultat. Après avoir battu les Mamelouks et ruiné leur domination dans la basse et dans la haute Égypte, il s'était avancé en Syrie; mais le mauvais succès du siège de Saint-Jean-d'Acre2 l'avait contraint de retourner dans sa première conquête. C'est là qu'après avoir défait une armée ottomane sur le rivage d'Aboukir, si fatal une année auparavant à la flotte française,3 il se décida à quitter cette terre de déportation et de renommée, pour faire servir à son élévation la nouvelle crise de la France. Il laissa le général Kléber pour commander l'armée d'Orient, et traversa, sur une frégate, la Méditerranée, couverte de vaisseaux anglais. Il débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799), dix-neuf jours après la bataille de Berghen, remportée par Brune sur les Anglo-Russes du duc d'York, et quatorze jours après celle de Zurich remportée par Masséna sur les Austro-Russes de Korsakoff et de Suwaroff. I parcourut la France, des côtes de la Méditerranée à Paris, en triomphateur. Son expédition, presque fabuleuse, avait surpris et occupé les imaginations et avait encore ajouté à sa renommée, déjà si grande par la conquête de l'Italie. Ces deux entreprises l'avaient mis hors de ligne avec les autres généraux de la république. L'éloignement du théâtre sur lequel il avait combattu lui avait permis de commencer sa carrière d'indépendance et d'autorité. Général victorieux, négociateur avoué et obéi, créateur de républiques, il avait traité tous les intérêts avec adresse, toutes les croyances avec modération. Prépa rant de loin ses destinées ambitieuses, il ne s'était fait l'homme d'aucun système, et il les avait tous ménagés pour s'élever de leur consentement. Il avait entretenu cette pensée d'usurpation dès ses

1 Lucien Bonaparte: voyez page 472, note 3.

Défendu par les Anglais sous les ordres de Sir Sidney Smith.

3 En 1798 fut livrée à Aboukir une bataille navale où l'amiral anglais Nelson détruisit la flotte française.

Le calendrier républicain fixait le commencement de l'année au 22 septembre (1792), époque de la fondation de la république et donnait aux douze mois les noms suivants: Vendémiaire, brumaire, frimaire pour l'automne; nivôse, pluvióse, ventôse, pour l'hiver; germinal, floréal, prairial pour le printemps; messidor, thermidor, fructidor pour l'été.

victoires d'Italie. Au 18 fructidor, si le Directoire1 avait été vaincu par les Conseils, il se proposait de marcher contre ces derniers avec son armée, et de saisir le protectorat de la république. Après le 18 fructidor, voyant le Directoire trop puissant et l'inaction continentale trop dangereuse pour lui, il accepta l'expédition d'Égypte, afin de ne pas déchoir et de n'être pas oublié. A la nouvelle de la désorganisation du Directoire, au 30 prairial, il se rendit en toute hâte sur le lieu des événements.

Son arrivée excita l'enthousiasme de la masse modérée de la nation; il reçut des félicitations générales, et il fut aux enchères des partis, qui voulurent tous le gagner. Les généraux, les directeurs, les députés, les républicains même du Manège le virent et le sondèrent. On lui donna des fêtes et des repas; il se montrait grave, simple, peu empressé et observateur; il avait déjà une familiarité supérieure et des habitudes involontaires de commandement. Malgré son défaut d'empressement et d'ouverture, il avait un air assuré, et on apercevait en lui une arrière-pensée de conspiration. Sans le dire, il le laissait deviner, parce qu'il faut toujours qu'une chose soit attendue pour qu'elle se fasse. Il ne pouvait pas s'appuyer sur les républicains du Manège, qui ne voulaient ni d'un coup d'etat, ni d'un dictateur; et Sieyes craignait avec raison qu'il ne fût trop ambitieux pour entrer dans ses vues constitutionnelles: aussi Sieyes hésita-t-il à s'aboucher avec lui. Mais enfin, pressés par des amis communs, ils se virent et se concertèrent. Le 15 brumaire, ils arrêtèrent leur plan d'attaque contre la constitution de l'an III. Sieyes se chargea de préparer les conseils par les commissions des inspecteurs, qui avaient en lui une confiance illimitée. Bonaparte dut gagner les généraux et les divers corps de troupes qui se trouvaient à Paris, et qui montraient beaucoup d'enthousiasme et de dévouement pour sa personne. On convint de convoquer, d'une manière extraordinaire, les membres les plus modérés des conseils; de peindre aux Anciens les dangers publics; de leur demander, en leur présentant l'imminence du jacobinisme, la translation du corps législatif à Saint-Cloud et la nomination du général Bonaparte au commandement de la force armée, comme le seul homme qui pât sauver la patrie; d'obtenir ensuite, au moyen du nouveau pouvoir militaire, la désorganisation du Directoire et la dissolution momentanée du corps législatif. L'entreprise fut fixée au 18 brumaire (9 novembre), au matin.

Pendant ces trois jours, le secret fut fidèlement gardé. Barras, Moulins et Gohier, qui formaient la majorité du Directoire, dont Gohier était alors président, auraient pu, en prenant l'avance sur

1 D'après la constitution en vigueur alors (celle de l'an III), un Directoire composé de cinq membres exerçait le pouvoir exécutif; deux Conseils, celui des Anciens et celui des Cinq-Cents, se partageaient le pouvoir législatif. 2 C'est-à-dire les républicains extrêmes, dont le club s'assemblait dans un manège.

L'abbé Sieyes (prononcez si-èse), né en 1748, mort en 1836, joua dès 1789 un rôle important dans la révolution française. Il était alors membre du Directoire et l'antagoniste du directeur Barras.

• Petite ville près de Paris. Le nom de Saint-Cloud vient de Clodoald. C. Plata, Manuel de Littérature française. 12. éd.

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