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BURKENSTAFF (s'essuyant le front). Du tout! la gloire ne fatigue pas.... Quelle belle journée! tout le monde s'incline devant moi, s'adresse à moi et me fait la cour. (Apercevant Christine et Rantzau, qui sont près du comptoir à gauche, et qui étaient masqués par Éric.) Que vois-je? mademoiselle de Falkenskield et monsieur de Rantzau chez moi! (A Rantzau, d'un air protecteur et avec emphase.) Qu'y a-t-il, monsieur le comte? Que puis-je pour votre service? Que me demandez-vous?

RANTZAU (froidement). Quinze aunes de velours pour un manteau. BURKENSTAFF (déconcerté). Ah! . . . . c'est cela? pardon . . . Mais pour ce qui est du commerce, je ne puis pas; si c'était toute autre chose (Appelant.) Ma femme! . Vous sentez qu'au

....

moment d'un triomphe ... Ma femme magasins, servez monsieur le comte.

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montez dans les

RANTZAU (donnant un papier à Marthe). Voici ma note. BURKENSTAFF (criant à sa femme, qui est déjà sur l'escalier). Et puis, tu songeras au souper, un souper digne de notre nouvelle position; du bon vin, entends-tu? (Montrant la porte qui

est sous l'escalier.) Le vin du petit caveau.

MARTHE (remontant l'escalier). Est-ce que j'ai le temps de tout faire ? BURKENSTAFF. Eh bien! ne te fâche pas .... J'irai moi-même.... (Marthe remonte l'escalier, et disparaît.) (A Rantzau.) Mille pardons encore, monsieur le comte; mais voyez-vous, j'ai tant d'occupations, tant d'autres soins... (A Christine d'un ton protecteur.) Mademoiselle de Falkenskield, j'ai appris par Jean, mon garçon de .... (se reprenant) mon commis, . le manque de respect qu'on avait eu pour votre voiture et pour vous; croyez bien que j'ignorais . . . Je ne peux pas être partout. (D'un ton d'importance.) Sans cela, j'aurais interposé mon autorité; je vous promets d'en témoigner tout mon mécontentement, et je veux avant tout....

....

RANTZAU. Faire reconduire mademoiselle à l'hôtel de son père. BURKENSTAFF. C'est ce que j'allais dire, vous m'y faites penser . Jean, que l'on rende à mademoiselle son carrosse .. Vous direz que je l'ordonne, moi, Raton de Burkenstaff.... Et pour escorter mademoiselle

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ÉRIC (vivement). Je me charge de ce soin, mon père. BURKENSTAFF. A la bonne heure! . . . (A Éric.) S'il vous arrivait quelque chose, si on vous arrêtait,

Éric de Burkenstaff, fils de messire

.

tu diras: Je suis

JEAN. Raton de Burkenstaff. . . . C'est connu.

RANTZAU (saluant Christine). Adieu, mademoiselle; . . . adieu, mon jeune ami.

(Éric a offert la main à Christine et sort avec elle, suivi de Jean.)

SCÈNE XI.

RANTZAU, RATON BURKENSTAFF.

(Rantzau s'est assis près du comptoir, et Raton de l'autre côté, à droite). RATON. On vous a fait attendre, et j'en suis désolé.

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RANTZAU. J'en suis ravi! . . je reste plus longtemps avec vous, l'on aime à voir de près les personnages célèbres.

RATON. Célèbre

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Vous êtes trop bon. Du reste, c'est une chose inconcevable .. Ce matin personne n'y pensait, ni moi non plus, . . . . et c'est venu en un instant.

RANTZAU. C'est toujours ainsi que cela arrive, (a part) et que cela s'en va. (Haut.) Je suis seulement fâché que cela n'ait pas duré plus longtemps.

RATON. Mais ça n'est pas fini.... Vous l'avez entendu; . . . . ils vont venir me prendre pour me mener en triomphe. Pardon, je vais m'occuper de ma toilette; car si je les faisais attendre, ils seraient inquiets, ils croiraient que la cour m'a fait disparaître.

RANTZAU (Souriant). C'est vrai, et cela recommencerait.

RATON. Comme vous dites.... Ils m'aiment tant!.... Aussi, ce soir, ce souper que je donne aux notables sera, je crois, d'un bon effet, parce que dans un repas on boit . . .

RANTZAU. On s'anime

....

RATON. On porte des toasts1 à Burkenstaff, au chef du peuple, comme ils m'appellent... Vous comprenez...Adieu, monsieur le comte. RANTZAU (Souriant et le rappelant). Un instant, un instant. . . . Pour boire à votre santé il faut du vin, et ce que vous disiez tout à l'heure à votre femme . .

RATON (se frappant le front). C'est juste; .... je l'oubliais. . . . (Il passe derrière Rantzau et derrière le comptoir et montre la porte qui est sous l'escalier.) J'ai là le caveau secret, le bon endroit où je tiens cachés mes vins du Rhin et mes vins de France... Il n'y a que moi et ma femme qui en ayons la clef.

RANTZAU (à Raton qui ouvre la porte). C'est prudent. J'ai cru d'abord que c'était là votre caisse.

RATON. Non vraiment, quoiqu'elle y fût en sûreté. (Frappant sur la porte.) Six pouces d'épaisseur; doublée en fer; et il y a une seconde porte exactement pareille. (Prêt à entrer.) Vous permettez, monsieur le comte?

RANTZAU. Je vous en prie; ... je monte au magasin. (Raton est descendu dans le caveau; Rantzau s'avance vers la porte, la ferme et revient tranquillement au bord du théâtre, en disant): C'est un trésor qu'un homme pareil, et les trésors (montrant la clef qu'il tient) il faut les mettre sous clef.

(Il monte par l'escalier qui conduit aux magasins, et disparaît.)

SCÈNE XII.

JEAN, MARTHE.

JEAN (paraissant au fond, à la porte de la boutique, pendant que le comte monte l'escalier). Les voici, les voici! c'est superbe à voir, un cortège magnifique! ... les chefs des corporations avec leurs bannières, et puis de la musique. (On entend une marche triomphale, et l'on voit paraître la tête du cortège, quise range au fond du théâtre, dans la rue, en face de la boutique.) Où donc est notre maître? là

1 Toast (on prononce tōste), un des mots que la langue française de nos jours a empruntés à l'anglais sans nécessité, car on dit très bien en français: Porter une santé à quelqu'un, boire à la santé de qn., etc.

haut, sans doute. (Courant à l'escalier). Notre maître, descendez donc; . . on vient vous chercher . M'entendez-vous?

MARTHE (paraissant sur l'escalier avec deux garçons de boutique).

Et qu'est-ce que tu as encore à crier?

JEAN. Je crie après notre maître.
MARTHE. Il est en bas.

JEAN. Il est en haut.

MARTHE. Je te dis que non.

TOUT LE PEUPLE. (en dehors). Vive Burkenstaff! vive notre chef! JEAN. Et il n'est pas là . . . . Et on va crier sans lui . . .

...

(Aux deux garçons de boutique, qui sont descendus.)

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JEAN (à la porte de la boutique et criant). Dans l'instant... on a été le chercher, on va vous le montrer. (Parcourant le théâtre.) Ça me fait mal, ça me fait bouillir le sang.

...

PLUSIEURS GARÇONS (rentrant par la droite). Nous ne l'avons pas trouvé.

D'AUTRES GARÇONS (redescendant le magasin). Ni moi non plus; ... il n'est pas dans la maison.

LE PEUPLE (en dehors avec des murmures). Burkenstaff! Burkenstaff!

JEAN. Voilà qu'on s'impatiente, qu'on murmure: et après avoir crié pour lui, on va crier après lui . . . . Où peut-il être?

MARTHE. Est-ce qu'on l'aurait arrêté de nouveau?

JEAN. Laissez donc! après les promesses qu'on nous a faites. (Se frappant le front.) Ah, mon Dieu!.... ces soldats que j'ai vus roder autour de la maison.... (Courant au fond.) Et la musique du triomphe qui va toujours! . . . . Taisez-vous done! . . . . il me vient une idée! . . . . C'est une horreur une infamie!

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MARTHE. Qu'est-ce qui lui prend donc? JEAN (s'adressant à une douzaine de gens du peuple). Oui, mes amis, oui, on s'est emparé de notre maître!.... on s'est assuré de sa personne; et pendant qu'on vous trompait par de belles paroles,.... il était arrêté!.... emprisonné de nouveau!.... A nous, mes amis! LE PEUPLE (se précipitant dans la boutique en brisant les vitrages du fond). Nous voici!.... Vive Burkenstaff! notre chef.... notre ami! MARTHE. Votre ami? .... et vous brisez sa boutique? JEAN. Il n'y a pas de mal! c'est de l'enthousiasme! carreaux cassés... Courons au palais!

Tous. Au palais! au palais!

....

...

et des

RANTZAU (paraissant au haut de l'escalier, et regardant ce qui se passe). A la bonne heure, au moins, cela recommence. Tous(agitant leurs bannières et leurs bonnets). A bas Struensée! Vive Burkenstaff! qu'on nous le rende! Burkenstaff pour toujours! (Tout le peuple sort en désordre avec Jean. Marthe tombe désespérée dans le fauteuil qui est près du comptoir, et Rantzau descend lentement l'escalier en se frottant les mains d'un air de satisfaction.)

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12. éd.

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CASIMIR DELAVIGNE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

CASIMIR DELAVIGNE naquit, en 1793, au Havre où son père était négociant. Il fit ses études classiques au lycée Napoléon à Paris, et débuta dans les lettres, étant encore sur les bancs du collège, par un Dithyrambe sur la naissance du roi de Rome (1811), qui lui valut, avec un prix, une place dans l'administration. En 1815, il acquit une grande popularité en déplorant les malheurs de la France dans de belles élégies, qu'il appela Messéniennes, et dont nous parlerons plus bas. Se tournant ensuite vers le théâtre, il donna, en 1819, la tragédie des Vêpres siciliennes, représentée à l'Odéon avec un succès extraordinaire, après avoir été refusée par les acteurs du ThéâtreFrançais. Le poète se vengea de ce refus par une comédie en vers assez médiocre, mais qui n'en fut pas moins bien accueillie, les Comédiens. Elle fut suivie, en 1821, de la tragédie le Paria.

Vers ce temps, le ministère, irrité de l'esprit libéral qui perçait dans les écrits de Casimir Delavigne, lui enleva sa modeste place de bibliothécaire; le duc d'Orléans (Louis-Philippe) s'empressa de le dédommager en lui confiant la bibliothèque du Palais-Royal, en 1823. Cette année-là parut l'École des Vieillards, la meilleure des comédies de Casimir Delavigne, jouée par les acteurs du Théâtre-Français, avec lesquels il s'était réconcilié. Le succès de cette pièce détermina son admission à l'Académie française.

Au retour d'un voyage que le mauvais état de sa santé l'avait forcé de faire en Italie, C. Delavigne fit jouer la Princesse Aurélie, comédie qui fut froidement accueillie, puis Marino Faliero (1829), tragédie écrite sous l'influence du drame de lord Byron, mais d'un mérite très contestable. En 1830, le lendemain des journées de Juillet, il improvisa la Parisienne, chant patriotique qui fut bientôt répété d'un bout de la France à l'autre. Puis, retournant à ses travaux dramatiques, il donna successivement Louis XI (1832), la plus remarquable de ses tragédies, les Enfants d'Edouard (1833), Don Juan d'Autriche (1835), drame en prose, la Popularité (1838), comédie en vers, et une série de pièces moins importantes. Épuisé par tant de travaux, il se vit de nouveau contraint de quitter Paris pour chercher un climat plus doux, mais il ne put arriver au terme de son voyage; il mourut à Lyon, à la fin de 1843.

Les Messéniennes assurent à Casimir Delavigne un rang distingué parmi les poètes lyriques. Dans ses premiers drames il suit les traces de l'ancienne école, dite classique, tandis que ceux de la seconde période, à partir de Marino Faliero, le rapprochent des romantiques, dont il a su cependant éviter les écarts. Dans ses tragédies et ses comédies, Casimir Delavigne se montre écrivain habile et correct, versificateur excellent, mais poète trop peu original, rarement spontané, et ses compositions sont plutôt des chefs-d'œuvre d'habileté, de patience et d'esprit, que de poésie.

1 D'après Bouillet, Dictionnaire historique.
2 Voyez l'article Victor Hugo, page 581.

I. LES MESSÉNIENNES.

Casimir Delavigne a donné le titre de Messéniennes au premier recueil de ses poésies lyriques, en assimilant les malheurs de sa patrie, en 1814 et 1815, à ceux de l'ancienne Messénie. Si l'on se rappelle que ceux des Messéniens que le fer des vainqueurs avait épargnés perdirent non seulement l'indépendance politique, mais même la liberté individuelle, en devenant tous ilotes, c'est-à-dire esclaves, et que l'on jette ensuite un coup d'œil sur les stipulations des deux traités de Paris de 1814 et de 1815, il est peut-être permis de trouver que le titre choisi par le poète n'est pas entièrement justifié.

La beauté du langage et le sentiment patriotique qui règne dans les Messéniennes sont incontestables. Ce sentiment, qui répondait à celui de la plus grande partie de la nation, explique le succès de ces poèmes. Cependant il est difficile de ne pas être frappé de ce qu'il y a d'exagéré et quelquefois de faux dans quelques-unes de ces plaintes élégiaques. Voici, par exemple, les premières strophes de la deuxième Messénienne, intitulée La Dévastation du Musée et des Monuments:

La sainte Vérité, qui m'échauffe et m'inspire,
Écarte et foule aux pieds les voiles imposteurs,
Ma muse de nos maux flétrira les auteurs,
Dussé-je voir briser ma lyre

Par le glaive insolent de nos libérateurs!

Où vont ces chars pesants conduits par leurs cohortes?
Sous les voûtes du Louvre ils marchent à pas lents!
Ils s'arrêtent devant ses portes:
Viennent-ils lui ravir ses sacrés ornements?

Muses, penchez vos têtes abattues:

Du siècle de Léon les chefs-d'œuvre divins

Sous un ciel sans clarté suivront les froids Germains;
Les vaisseaux d'Albion attendent nos statues.

Des profanateurs inhumains

Vont-ils anéantir tant de veilles savantes?
Porteront-ils le fer sur les toiles vivantes
Que Raphaël anima de ses mains?

Dieu du jour, dieu des vers, ils brisent ton image.
C'en est fait: la victoire et la divinité

Ne couronnent plus ton visage

D'une double immortalité.

C'en est fait: loin de toi jette un arc inutile.
Non, tu n'inspiras point le vieux chantre d'Achille;
Non, tu n'es pas le dieu qui vengea les Neuf Sœurs
Des fureurs d'un monstre sauvage,

Toi qui n'as pas un trait pour venger ton outrage
Et terrasser tes ravisseurs.

La sainte Vérité, qui se plaît à parler en simple prose, nous oblige d'ajouter à ces beaux vers que les froids Germains et autres barbares qui, en 1815, vinrent s'abattre sur le musée de Paris, ne firent pas autre chose que reprendre ce qui leur appartenait des sacrés ornements du Louvre, de ces œuvres d'art que les Français avaient enlevées quinze ou vingt ans auparavant. On ne porta point le fer sur les toiles vivantes: on les emballa soigneusement, ainsi que les statues, les vases, etc. pour

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