Page images
PDF
EPUB

veau discours couronné par l'Académie française était: Avantages et inconvénients de la critique. L'auteur fut admis à lire luimême son mémoire dans la séance solennelle de l'Institut, le 21 avril 1814, en présence de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III et devant l'élite de toute la société royaliste et de l'armée des alliés. Les pompeux éloges qu'il adressa à cette occasion aux monarques étrangers lui furent plus tard amèrement reprochés.

Deux ans après, le jeune écrivain reçut de l'Académie française une troisième couronne pour l'Eloge de Montesquieu. En 1819, il fit paraître son premier grand ouvrage: l'Histoire de Cromwell d'après les mémoires du temps et les recueils parlementaires, œuvre sérieuse, écrite dans un style simple et ferme et avec un libéralisme modéré. Favorablement accueilli par le roi Louis XVIII, Villemain entra bientôt dans la vie politique, fut appelé aux fonctions de chef de la division de l'imprimerie et de la librairie, et devint maître des requêtes au conseil d'État. En 1821, il fut élu membre de l'Académie française. Déjà depuis plusieurs années il occupait la chaire d'éloquence française à la Sorbonne, où il fit un cours complet de la littérature nationale. Le Cours de littérature française, le plus important de ses ouvrages, et les Discours et mélanges littéraires furent le fruit de cet enseignement.

Peu à peu, Villemain, qui s'efforçait d'allier, dans ses livres et dans ses cours, son dévouement au roi à ses convictions libérales, passa dans les rangs de l'opposition. Il se vit dépouillé de ses fonctions de maître des requêtes; mais sa popularité n'en fit qu'augmenter, et ses cours, qu'il avait repris à la Sorbonne, donnèrent lieu à de véritables ovations.

Après la révolution de Juillet, Villemain siégea un an à la chambre des députés, fut nommé, en 1831, membre du conseil royal de l'instruction publique et, l'année suivante, pair de France. Deux fois il fut ministre de l'instruction publique, du mois de mai 1839 jusqu'au mois de mars 1840, et du mois d'octobre de la même année jusqu'en décembre 1844, où des motifs de santé lui rendirent la retraite nécessaire. Revenu à la santé, Villemain, qui depuis 1832 était secrétaire perpétuel de l'Académie française, consacra entièrement le reste de sa vie à des travaux littéraires. Il mourut à Castres, en 1867. Nous ne mentionnons des nombreuses publications de la dernière période de sa vie, que les Etudes de littérature ancienne et étrangère et le Choix d'études sur la littérature contemporaine.

1 Les trois degrés que les membres du Conseil d'État parcouraient en France étaient ceux d'auditeur, de maître des requêtes, et de conseiller.

SCRIBE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

AUGUSTIN-EUGÈNE SCRIBE naquit en 1791 à Paris, où son père tenait un magasin de soieries. Après avoir fait ses études classiques au collège de Sainte-Barbe, le jeune Scribe passa à l'École de droit. Mais la passion qu'il eut de bonne heure pour le théâtre lui fit négliger l'étude de la jurisprudence. Déjà en 1811, il donnait à la scène sa première pièce, qui échoua complètement. Ce premier échec fut suivi de beaucoup d'autres, mais rien ne put rebuter le jeune et opiniâtre écrivain, qui, vers 1815, commença à conquérir la faveur du public. Les quinze années de la Restauration ne furent pour Scribe qu'un long triomphe. Chaque mois était marqué par une ou même plusieurs œuvres nouvelles et par un succès nouveau. Les théâtres du Vaudeville et des Variétés suffisaient à peine à l'avidité du public et à l'écoulement de ces innombrables productions. La création du théâtre de Madame, en 1820, appelé plus tard théâtre du Gymnase, leur ouvrit un nouveau débouché. Pendant quelques années, Scribe ne travailla plus que pour ce théâtre, auquel il donna environ cent cinquante pièces.

Pour suffire à une pareille consommation, le cabinet de travail de Scribe a dû ressembler à un véritable atelier, où une foule de collaborateurs apportaient chacun leur part de travail, qui l'idée, qui le plan, qui un dialogue, qui des couplets. Scribe, doué pour le travail d'une facilité et d'une persévérance incroyables, surveillait et dirigeait tout et, selon l'aveu de ses collaborateurs, sa part a été considérable dans toutes ces pièces. En même temps il desservait de ses libretti d'opéra presque tous les compositeurs célèbres. Les textes de la Dame blanche, de la Muette de Portici, de Fra Diavolo, de Robert le Diable, de la Juive, des Huguenots, du Prophète, etc., etc. sont sortis de sa plume féconde.

L'agitation politique qui suivit la révolution de Juillet ayant refroidi l'intérêt du public pour les petites intrigues qui sont le fond du vaudeville, Scribe s'essaya dans un genre plus élevé et composa, pour le Théâtre-Français, une série de comédies en prose qui presque toutes eurent un très grand succès, et dont plusieurs ont une véritable valeur littéraire. De ce nombre sont Bertrand et Raton ou l'art de conspirer (1833), dont nous donnerons une courte analyse, la Camaraderie ou la courte Échelle, tableau spirituel de la puissance des coteries (1837), et la Calomnie (1848). Le Verre d'eau (1842) est une pièce d'une valeur plus contestable.

L'activité incroyable (on calcule que ses pièces dépassent le chiffre de 350) que ce prince du vaudeville et de la comédie déploya pendant un demi-siècle, lui valut une immense popularité et une très grande fortune. Scribe n'en oublia jamais l'origine, témoin l'inscription qu'on lisait sur son beau château de Séricourt, dans le département de Seine-et-Marne :

Le théâtre a payé cet asile champêtre;

Vous qui passez, merci! je vous le dois peut-être.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

Il faut ajouter qu'il usa fort noblement de sa richesse. On cite de lui des traits nombreux d'une bienfaisance ingénieuse et délicate. Il mourut en 1861, d'une attaque d'apoplexie.

Il va sans dire qu'une exploitation en grand du domaine dramatique, telle que Scribe l'a pratiquée, doit avoir fait naître un grand nombre de productions dont l'histoire de la littérature n'a point à s'occuper. Même celles de ses pièces qui sont des œuvres littéraires se ressentent quelquefois de la rapidité du travail; son style qui est vif et léger, manque souvent de force et de correction. Mais un mérite qu'on ne peut lui contester, c'est l'art de la mise en scène et l'agrément du dialogue.

BERTRAND ET RATON,

ου

L'ART DE CONSPIRER.

(1833.)

L'événement historique qui fait le fond de cette pièce est emprunté à l'histoire du Danemark du dernier siècle: c'est l'étonnante fortune et la terrible chute de Struensée, événement qui paraît propre à fournir le sujet d'une tragédie plutôt que d'une comédie.

Struensée, fils d'un pasteur de Halle, exerçait la médecine à Altona, lorsque le roi de Danemark, Christian VII, allant faire un voyage en France, passa par cette ville. Struensée fut nommé médecin particulier du roi pour l'accompagner dans ce voyage, conserva sa place après le retour de la cour à Copenhague, devint le favori de Christian, fut chargé de l'éducation du prince royal, acquit bientôt une influence sans bornes sur la jeune reine Caroline-Mathilde, et en usa pour renverser le ministre Bernstorf (1770). Il fut nommé, en 1771, premier ministre et opéra une révolution complète dans l'État, en abolissant le conseil privé du roi, et en faisant d'utiles réformes dans les finances, l'industrie et les lois pénales. Mais ces changements ne furent point faits avec assez de prudence; Struensée blessa la noblesse danoise par sa hauteur et par des réformes qui ne respectaient point ses privilèges; il froissa le sentiment national des Danois par l'introduction de la langue allemande dans les actes publics. La reine douairière Marie-Julie (Juliane-Marie) et le comte de Rantzau se mirent à la tête de ses ennemis et obtinrent du faible roi son arrestation et celle de la reine Caroline-Mathilde. Traité avec la dernière rigueur, le ministre fut mis en jugement, et eut la main droite et la tête tranchées en 1772.

Scribe, laissant de côté la fin tragique du ministre, lequel ne paraît pas même en scène, a su tirer de cet événement le sujet d'une comédie, dont la conspiration tramée contre Struensée fait les principaux frais. Il a traité les données historiques avec toute la liberté qu'il faut accorder au poète, et a augmenté l'intérêt qu'inspirent les personnages historiques, par l'invention d'une intrigue habilement combinée.

Le principal personnage de cette comédie est le comte Bertrand de Rantzau, dont Scribe peint le caractère sous un jour beaucoup moins odieux qu'il ne l'était réellement. C'était un homme méchant, perfide et inconstant, aventureux et sans principes, servant tous les partis et abandonnant ses amis au moment du danger. Il avait puissamment travaillé à élever Struensée et son parti: mais blessé par ce parvenu dans son amour-propre, du reste ruiné et perdu de dettes, ne voyant d'espoir de salut que dans une révolution, Rantzau se coalisa avec la reine Marie-Julie. Quant à la finesse d'esprit et à l'habileté dont il fait preuve dans la pièce, ce sont des qualités qu'il possédait réellement, sans qu'il ait pour cela joué le rôle important qu'il plaît à l'auteur de lui attribuer.

Le comte de Rantzau, dans Bertrand et Raton, est le principal meneur de la conspiration: sans se montrer ostensiblement, il conduit tout avec une supériorité d'esprit et une adresse fort amusantes. Scribe, diton, a voulu représenter sous les traits de ce personnage, un des plus célèbres diplomates de l'époque, le fameux Talleyrand,1 serviteur de tous les gouvernements qui s'étaient succédé en France depuis 1789, et même après la révolution de Juillet ambassadeur de France à Londres.

Si le comte Bertrand de Rantzau représente les gens habiles qui, dans une révolution, ne risquent rien, mais se montrent seulement après coup pour en profiter, les sots qui sont assez simples pour s'exposer aux périls de l'entreprise, et pour se laisser éconduire quand il s'agit de partager les fruits de la victoire, sont représentés par le marchand de soieries Raton Burkenstaff. Scribe a choisi les prénoms des deux personnages d'après la fable de La Fontaine, Le Singe et le Chat (livre IX, fable 16):

Bertrand dit à Raton: Frère, il faut aujourd'hui

Que tu fasses un coup de maître;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verraient beau jeu.

Raton Burkenstaff, qui fait l'homme d'importance et qui n'est qu'un sot, un zéro „qui n'a de valeur que quand il est placé à la fin,“ sourd aux conseils sensés de sa femme Marthe, veut absolument jouer un rôle politique. Sa maison est mise au pillage, son fils Eric et lui-même courent les plus grands dangers, et, quand la révolte a réussi, quand la reine douairière Marie-Julie est nommée régente et le comte Bertrand de Rantzau premier ministre, on donne à M. Raton Burkenstaff le titre de marchand de soieries de la couronne.

Nous reproduisons quelques scènes du second acte de la pièce.

ACTE II, SCÈNE II.

RATON, MARTHE, sa femme; JEAN, son garçon de boutique.

JEAN (portant des étoffes sous son bras). Me voici, notre maître... Je viens de chez la baronne de Moltke.

RATON (brusquement).

qu'est-ce que tu me veux?

Eh bien! qu'est-ce que ça me fait!

JEAN. Le velours noir ne lui convient pas, elle l'aime mieux vert et vous prie de lui en porter vous-même des échantillons.

RATON (allant au comptoir). Va-t'en au diable!.... Vous allez voir que je vais me déranger de mes affaires! . . . . Il est vrai que la baronne de Moltke est une femme de la cour Tu iras, ma

[ocr errors]

femme; ce sont des affaires du magasin, cela te regarde. JEAN. Et puis voici

RATON. Encore! il n'en finira pas.

JEAN (lui présentant un sac). L'argent que j'ai touché pour ces vingt-cinq aunes de taffetas.

RATON (prenant le sac). Dieu! que c'est humiliant d'avoir à s'occuper de ces détails-là! (Lui rendant le sac.) Porte cela là-haut à mon caissier, et qu'on me laisse tranquille. (Il se remet à écrire.) >>Oui, madame, c'est à Votre Majesté.

Le prince de Talleyrand (prononcez: Ta-lai-ran ou Tal-ran, pas de son mouillé), né en 1754, mort en 1838.

JEAN (passant à droite et pesant le sac). Humiliant!.... pas tant, et je m'accommoderais bien de ces humiliations-là.

MARTHE (l'arrêtant par le bras au moment où il va monter l'escalier). Ecoutez ici, monsieur Jean. Vous avez été bien longtemps dehors, pour deux courses que vous aviez à faire.

JEAN (à part). Ah! diable!.... elle s'aperçoit de tout, celle-là! elle n'est pas comme le bourgeois.1 (Haut.) C'est que, voyez-vous, madame, je m'arrêtais de temps en temps dans les rues ou dans la promenade à écouter des groupes qui parlaient.

MARTHE. Et sur quoi?

JEAN. Ah, madame! je ne sais pas, sur un édit du roi . . . MARTHE. Et lequel?

RATON (d'un air important et toujours au comptoir). Vous ne savez pas cela, vous autres: l'ordonnance qui a paru ce matin et qui remet le pouvoir royal entre les mains de Struensée.

JEAN. Ça m'est égal, je n'y ai rien compris; mais tout ce que je sais, c'est qu'on parlait vivement et avec des gestes: et ça s'échauffait, .... et il pourrait bien y avoir du bruit.

RATON (d'un air important). Certainement, c'est très grave. JEAN (avec joie). Vous croyez?

MARTHE (a Jean). Et qu'est-ce que ça te fait?

JEAN. Ça me fait plaisir, parce que, quand il y a du bruit, on ferme les boutiques, on ne fait plus rien, on a congé; et pour les garçons de magasin, c'est un dimanche de plus dans la semaine; et puis, c'est si amusant de courir les rues et de crier avec les autres!

MARTHE. De crier . . . . quoi?

JEAN. Est-ce que je sais? on crie toujours!

MARTHE. Il suffit; remontez là-haut, et restez-y; vous ne sortirez plus d'aujourd'hui.

JEAN (sortant). Quel ennui! . . . . il n'y a jamais de profits dans cette maison-ci!

MARTHE (se retournant et voyant Raton qui pendant ce temps a pris son chapeau et s'est glissé derrière elle). Eh bien! toi, qui étais si occupé, où vas-tu donc?

RATON. Je vais voir ce que c'est.

MARTHE. Et toi aussi?

RATON. N'as-tu pas déjà peur? . . . . Les femmes sont terribles! Je veux seulement savoir ce qui se passe, me mêler parmi les groupes des mécontents, et glisser quelques mots en faveur de la reine-mère.

MARTHE. Et qu'as-tu besoin d'elle ou de sa protection? . . . . Quand on a de l'argent dans sa caisse, et nous en avons, on peut se passer de tout le monde; on n'a que faire des grands seigneurs, on est libre, indépendant, on est roi dans son magasin; reste dans le tien, .. c'est ta place!

....

RATON. C'est-à-dire que je ne suis bon à rien qu'à auner du quinze-seize?? c'est-à-dire que tu déprécies le commerce?

MARTHE. Moi, déprécier le commerce! moi fille et femme de

1 Bourgeois était la dénomination dont se servaient les ouvriers, les domestiques, les garçons de boutique, etc., pour désigner leur maître; dans ce sens, le mot patron tend aujourd'hui à remplacer bourgeois.

2 Du quinze-seize était une étoffe large de quinze seizièmes d'aune.

« PreviousContinue »