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du Danube, je me décidai bientôt à reprendre du service. J'allai à Vienne avec une lettre du ministre de la guerre qui autorisait le général Lariboissière à m'employer provisoirement. Cette lettre fut confirmée par une autre du major-général de l'armée, portant promesse d'un brevet, et on me plaça dans le quatrième corps, toujours provisoirement.

Quelque argent que j'attendais m'ayant manqué pour me monter, j'eus recours au général Lariboissière, dont j'étais connu depuis longtemps. Il eut la bonté de me dire que je pouvais compter sur lui pour tout ce dont j'aurais besoin; et comptant effectivement sur cette promesse, j'achetai au prix qu'on voulut l'unique cheval qui se trouvât à vendre dans toute l'armée. Mais, quand pour le payer je pensais profiter des dispositions favorables du général Lariboissière, elles étaient changées. Je gardai pourtant ce cheval et m'en servis pendant quinze jours, attendant toujours de Paris l'argent qui me devait venir. Mais enfin mon vendeur, officier bavarois, me déclara nettement qu'il voulait être payé ou reprendre sa monture. C'était le 4 juillet, environ midi, quand tout se préparait pour l'action qui commença le soir.1 Personne ne voulut me prêter soixante louis, quoiqu'il y eût là des gens à qui j'avais rendu autrefois de ces services. Je me trouvai donc à pied quelques heures avant l'action, J'étais outre cela fort malade. L'air marécageux de ces fles m'avait donné la fièvre ainsi qu'à beaucoup d'autres; et n'ayant mangé de plusieurs jours, ma fai blesse était extrême. Je me traînai cependant aux batteries de l'île Alexandre, où je restai tant qu'elles firent feu. Les généraux me virent et me donnèrent des ordres, et l'Empereur me parla. Je passai le Danube en bateau avec les premières troupes. Quelques soldats, voyant que je ne me soutenais plus, me portèrent dans une baraque où vint se coucher près de moi le général Bertrand. Le matin, l'ennemi se retirait, et, loin de suivre à pied l'état-major, je n'étais pas même en état de me tenir debout. Le froid et la pluie affreuse de cette nuit avaient achevé de m'abattre. Sur les trois heures après-midi, des gens, qui me parurent être les domestiques d'un général, me portèrent au village prochain, d'où l'on me conduisit à Vienne.

Je me rétablis en peu de jours, et, faisant réflexion qu'après avoir manqué une aussi belle affaire, je ne rentrerais plus au service de la manière que je l'avais souhaité, brouillé d'ailleurs avec le chef sous lequel j'avais voulu servir, je crus que, n'ayant reçu ni solde ni brevet, je n'étais point assez engagé pour ne me pouvoir dédire, et je revins à Strasbourg un mois environ après en être parti. J'écrivis de là au général Lariboissière pour le prier de me rayer de tous les états où l'on m'aurait pu porter; j'écrivis dans le même sens au général Aubry, qui m'avait toujours témoigné beaucoup d'amitié; et quoique je n'aie reçu de réponse ni de l'un ni de l'autre, je n'ai jamais douté qu'ils n'eussent arrangé les choses de manière que ma rentrée momentanée dans le corps de l'artillerie fût regardée comme non avenue.

Depuis ce temps, mon général, je parcours la Suisse et l'Italie. Maintenant je suis sur le point de passer à Corfou, pour me rendre de là, si rien ne s'y oppose, aux fles de l'Archipel; et, après avoir vul'Égypte et la Syrie, retourner à Paris par Constantinople et Vienne.

1 La principale action de la bataille de Wagram eut lieu le 5 et le 6 juillet 1809.

BÉRANGER.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

PIERRE-JEAN DE BÉRANGER naquit à Paris en 1780. II descendait d'une ancienne famille de militaires qui, tombée dans la pauvreté, portait avec un certain orgueil la particule nobiliaire, dont le poète s'est beaucoup moqué, mais qu'il a pourtant conservée. Le jeune Béranger fut élevé très modestement, d'abord chez son grand-père, tailleur à Paris, puis chez sa tante, qui tenait une auberge à Péronne. Là il lut quelques classiques français, Fénelon, Racine et Voltaire; le dernier surtout exerça une grande influence sur l'esprit du jeune homme. A quartorze ans, il entra en apprentissage chez un imprimeur, qui lui donna les premières notions d'orthographe et de grammaire. En même temps il suivait, à Péronne, le cours de l'Institut patriotique, organisé suivant les idées de J.-J. Rousseau, et y recevait une éducation toute républicaine. A l'âge de seize ans, Béranger revint à Paris, où son père avait fondé une maison de banque. Il y fit preuve de capacité; mais déjà sa vocation poétique commençait à se déclarer, et il s'essayait dans différents genres de poésies.

Les premières chansons de Béranger remontent à l'époque de l'expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1799). Quelques années plus tard, le jeune poète, tombé dans la misère, trouva un protecteur dans Lucien Bonaparte,3 frère du premier consul, qui lui abandonna son traitement de membre de l'Institut. En 1809, Béranger entra comme commis expéditionnaire dans les bureaux de l'Université (ministère de l'instruction publique), aux modestes appointements de mille francs. Cette position suffit pour donner au poète la sécurité et la gaieté nécessaires pour composer des chansons. Un grand nombre des pièces les plus joyeuses et les plus légères de son premier recueil appartiennent à cette période. Ce premier recueil parut en 1815 et valut à l'auteur, de la part de ses chefs, un sévère avertissement. Aussi, lorsqu'en 1821 il donna son second recueil, eut-il soin de ne plus rentrer dans son bureau. Ce second recueil se distingue du premier par un grand nombre de chansons politiques, dont quelquesunes, comme le Marquis de Carabas, et la Requête présentée par les chiens de qualité, sont de mordantes épigrammes qui attaquent ouvertement le gouvernement.

La popularité que son talent procurait à Béranger s'accrut encore par la persécution. Il fut traduit en cour d'assises et condamné à cinq cents francs d'amende et à trois mois de prison. C'est en prison qu'il commença son troisième recueil, qui parut en 1825 et ne fut pas poursuivi. Le quatrième, qu'il donna en 1828, lui attira une condamnation à neuf mois de prison et à dix mille francs d'amende, malgré une remarquable plaidoirie du célèbre Dupin.*

Après la révolution de Juillet, Béranger s'unit à ses amis Lafitte et Lafayette pour appuyer la candidature de Louis-Philippe auprès du parti républicain. Mais il refusa les places et les honneurs qu'on lui

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains. 2V.p.366 et 368. 3 Lucien Bonaparte, prince de Canino (1775-1840).

Dupin aîné (1783-1865), célèbre jurisconsulte et magistrat français.

offrait. Il garda l'indépendance de son caractère, qui éclata encore dans le cinquième et dernier recueil de ses chansons, publié en 1833.

Après la révolution de février, en 1848, plus de deux cent mille voix nommèrent Béranger représentant du peuple pour la ville de Paris. Le vieillard eut beau refuser cet honneur, l'Assemblée nationale eut la singulière idée de repousser à l'unanimité sa démission, qu'elle n'accepta que lorsqu'il l'eut réitérée, en déclarant avec beaucoup de bon sens qu'on peut être bon chansonnier et très mauvais législateur. Béranger, qui vivait depuis longtemps dans la retraite, d'abord à Passy, puis à Fontainebleau et à Paris, mourut dans cette capitale en 1857. Après sa mort, on a publié deux volumes d'Euvres posthumes du chansonnier, son Autobiographie, qui toutefois ne va que jusqu'en 1850, et Dernières chansons, dont quelques-unes seulement sont dignes des poésies de sa belle époque.

Béranger est un des plus grands poètes français du 19° siècle. Son style est pur, vigoureux et concis. Il est à regretter que bon nombre de ses chansons blessent la morale et le respect dû à la religion.

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PRÉSENTÉE PAR LES CHIENS DE QUALITÉ,

POUR OBTENIR QU'ON LEUR RENDE L'ENTRÉE LIBRE AU JARDIN DES TUILERIES.

(Juin 1814.)

} bis.

Puisque le tyran est à bas,
Laissez-nous prendre nos ébats.
Aux maîtres des cérémonies
Plaise ordonner que, dès demain,
Entrent sans laisse aux Tuileries
Les chiens du faubourg Saint-Germain.1
Des chiens dont le pavé se couvre
Distinguez-nous à nos colliers.

On sent que les honneurs du Louvre
Iraient mal à ces roturiers.

Quoique toujours, sous son empire,
L'usurpateur nous ait chassés,
Nous avons laissé sans mot dire
Aboyer tous les gens pressés.

Quand sur son règne on prend des notes,
Grâce pour quelques chiens félons!
Tel qui longtemps lécha ses bottes
Lui mord aujourd'hui les talons.
Nous promettons, pour cette grâce,
Tous, hors quelques barbets honteux,
De sauter pour les gens en place,
De courir sur les malheureux.
Puisque le tyran est à bas,
Laissez-nous prendre nos ébats.

1 Au faubourg Saint-Germain, à Paris, se trouvent la plupart des hôtels de l'ancienne noblesse; c'est le quartier des légitimistes.

2. LE MARQUIS DE CARABAS.
(Novembre 1816.)

Voyez ce vieux marquis
Nous traiter en peuple conquis:
Son coursier décharné

De loin chez nous l'a ramené.
Vers son vieux castel,
Ce noble mortel
Marche en brandissant
Un sabre innocent.
Chapeau bas! chapeau bas!
Gloire au marquis de Carabas!

„Aumôniers, châtelains, Vassaux, vavassaux et vilains,2

C'est moi, dit-il, c'est moi
Qui seul ai rétabli mon roi.

Mais s'il ne me rend
Les droits de mon rang,
Avec moi, corbleu!
Il verra beau jeu.

Pour me calomnier,

Bien qu'on ait parlé d'un meunier,
Ma famille eut pour chef

Un des fils de Pépin le Bref.
D'après mon blason,"
Je crois ma maison
Plus noble, ma foi,
Que celle du roi.

Qui me résisterait?
La marquise a le tabouret."
Pour être évêque un jour
Mon dernier fils suivra la cour.
Mon fils le baron,
Quoique un peu poltron,
Veut avoir des croix;
Il en aura trois.
Vivons donc en repos.
Mais l'on m'ose parler d'impôts!
A l'État, pour son bien,
Un gentilhomme ne doit rien.
Grâce à mes créneaux,
A mes arsenaux,
Je puis au préfet
Dire un peu son fait."

Chapeau bas! chapeau bas!
Gloire au marquis de Carabas!

3. LE TAILLEUR ET LA FÉE.
(1822.)

Dans ce Paris plein d'or et de misère,
En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père,
Moi, nouveau-né, sachez ce qui m'advint.

Rien ne prédit la gloire d'un Orphée

A mon berceau, qui n'était pas de fleurs,

Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
Me trouve un jour dans les bras d'une fée,
Et cette fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

1 Béranger a fait ce mot (vavassal) à l'imitation de vavasseur (du bas-latin vassus vassorum), vassal d'un vassal.

2 Vilain (de villanus, villa) était le contraire de gentil (de gens): les vilains hommes ou simplement les vilains, c'est-à-dire les roturiers, proprement les cultivateurs d'une petite terre (dans le latin du moyen âge ruptura; rumpĕre = rompre, briser la terre, Ader stürzen), plus tard non seulement les payans, mais aussi les bourgeois étaient opposés aux gentilshommes, à la noblesse.

3 Blason, voyez page 357, note 1.

Le droit de tabouret, voyez page 140, note 1.

Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète:
>>A cet enfant quel destin est promis?<«<
Elle répond: »Vois-le, sous ma baguette,
Garçon d'auberge, imprimeur et commis.1
Un coup de foudre ajoute à mes présages,"
Ton fils atteint va périr consumé;
Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé
Vole en chantant braver d'autres orages.<<
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

>>Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,
Éveilleront sa lyre au sein des nuits,
Au toit du pauvre il répand l'allégresse,
A l'opulence il sauve des ennuis.
Mais quel spectacle attriste son langage?
Tout s'engloutit, et gloire et liberté:
Comme un pêcheur qui rentre épouvanté,
Il vient au port raconter leur naufrage.<<
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

Le vieux tailleur s'écrie: »Eh quoi! ma fille
Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!
Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille,
Que, faible écho, mourir en de vains sons.<<
>>Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;
De grands talents ont de moins beaux succès.
Ses chants légers seront chers aux Français,
Et du proscrit adouciront les larmes.<<
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

Amis, hier j'étais faible et morose,
L'aimable fée apparaît à mes yeux.
Ses doigts distraits effeuillaient une rose;
Elle me dit: »Tu te vois déjà vieux.
Tel qu'aux déserts parfois brille un mirage,'
Aux cœurs vieillis s'offre un doux souvenir.

Pour te fêter des amis vont s'unir:

Longtemps près d'eux revis dans un autre âge.<<
Et puis la fée, avec ses gais refrains,

Comme autrefois dissipa mes chagrins.

1 Béranger a été en effet imprimeur et commis (comparez la Notice biographique, page 472). Quant à son métier de garçon d'auberge, c'est plutôt une plaisanterie. Il fait allusion aux services qu'il rendait, enfant, dans l'établissement de sa tante, à Péronne.

2 L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse. (Note de Béranger.) Les effets fantastiques du mirage trompent les yeux du voyageur au milieu des sables du désert; il croit voir devant lui des forêts, des lacs, des ruisseaux, etc. (Note de Béranger.)

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