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Diane ou de Cérès. Dans la partie de l'ouest et du nord-ouest, vers le grand bois d'oliviers, M. Fauvel me montrait la place du Céramique extérieur, de l'Académie, et de son chemin bordé de tombeaux. Enfin dans la vallée formée par l'Anchesme et la citadelle, on découvrait la ville moderne.

Il faut maintenant se figurer tout cet espace tantôt nu et couvert d'une bruyère jaune, tantôt coupé par des bouquets d'oliviers, par des carrés d'orge, par des sillons de vignes: il faut se représenter des fûts de colonnes et des bouts de ruines anciennes et modernes, sortant du milieu de ces cultures; des murs blanchis et des clôtures de jardins traversant les champs: il faut répandre dans la campagne des Albanaises qui tirent de l'eau ou qui lavent à des puits les robes des Turcs; des paysans qui vont et viennent, conduisant des ânes, ou portant sur leur dos des provisions à la ville: il faut supposer toutes ces montagnes dont les noms sont si beaux, toutes ces ruines si célèbres, toutes ces fles, toutes ces mers non moins fameuses, éclairées d'une lumière éclatante. J'ai vu, du haut de l'Acropole, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette: les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles; Athènes, l'Acropole et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher, les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant, comme un rocher de pourpre et de feu.

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d'Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l'ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d'Edipe, de Philoctète et d'Hécube; nous aurions pu outr les applaudissements des citoyens au discours de Démosthène. Mais, hélas! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs, qui retentirent si longtemps de la voix d'un peuple libre. Je me disais, pour me consoler, ce qu'il faut se dire sans cesse: Tout passe, tout finit dans ce monde. Où sont allés les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j'étais assis? Ce soleil, qui peutêtre éclairait les derniers soupirs de la pauvre fille de Mégare, avait vu mourir la brillante Aspasie. Ce tableau de l'Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour: d'autres hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre cœur sont entre les mains de Dieu: laissons-le donc disposer de l'une comme de l'autre.

III. FRAGMENT D'ATALA.

C'est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. Je vois en toi l'homme civilisé qui s'est fait sauvage; tu vois en moi l'homme sauvage que le Grand-Esprit (j'ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. Entrés l'un et l'autre dans la carrière de la vie par les deux bouts opposés, tu es venu te reposer à ma place, et j'ai été m'asseoir à la tienne; ainsi nous avons dû avoir des objets une vue totalement différente. Qui, de toi ou de moi, a le plus gagné ou le plus perdu à ce changement de position? C'est ce que savent les génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes ensemble.

A la prochaine lune des fleurs, il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde sur les bords du Meschacébé. Les Espagnols s'étaient depuis peu établis dans la baie de Pensacola; mais aucun blanc n'habitait encore la Louisiane. Je comptais à peine dix-sept chutes de feuilles, lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi, contre les Muscogulges, nation puissante des Florides. Nous nous joigntmes aux Espagnols, nos alliés, et le combat se donna sur une des branches de la Mobile. Areskoui3 et les manitous ne nous furent pas favorables. Les ennemis triomphèrent; mon père perdit la vie; je fus blessé deux fois en le défendant. Oh! que ne descendis-je alors dans le pays des âmes! j'aurais évité les malheurs qui m'attendaient sur la terre. Les esprits en ordonnèrent autrement: je fus entraîné par les fuyards à Saint-Augustin."

Dans cette ville, nouvellement bâtie par les Espagnols, je courais le risque d'être enlevé pour les mines de Mexico, lorsqu'un vieux Castillan, nommé Lopez, touché de ma jeunesse et de ma simplicité, m'offrit un asile et me présenta à une sœur avec laquelle il vivait sans épouse.

Tous les deux prirent pour moi les sentiments les plus tendres. On m'éleva avec beaucoup de soin; on me donna toutes sortes de maîtres. Mais après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. Je dépérissais à vue d'œil: tantôt je demeurais immobile pendant des heures à contempler la cime des lointaines forêts; tantôt on me trouvait assis au bord d'un fleuve, que je regardais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude.

Ne pouvant plus résister à l'envie de retourner au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de sauvage,

1 Mois de mai.

Neige, c'est-à-dire hiver, désigne une année: ainsi donc: 73 ans. 3 C'est-à-dire mère des eaux, nom que les Indiens donnent au Mississipi. La Mobile est un estuaire, appelé ordinairement baie de Mobile et formé par la jonction de l'Alabama et du Tombeckbee (on Tombigby), deux rivières qui s'y jettent après avoir parcouru l'État d'Alabama. C'est donc à l'une de ces dernières que Chactas fait allusion dans son récit. Le dieu de la guerre. Les esprits tutélaires.

Petite ville de la Floride orientale.

tenant d'une main mon arc et mes flèches, et de l'autre mes vêtements européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms odieux; je m'accusai d'ingratitude. »Mais enfin, lui dis-je, ô mon père! tu le vois toi-même: je meurs, si je ne reprends la vie de l'Indien.<«<

Lopez, frappé d'étonnement, voulut me détourner de mon dessein. Il me représenta les dangers que j'allais courir, en m'exposant à tomber de nouveau entre les mains des Muscogulges. Mais voyant que j'étais résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs, et me serrant dans ses bras: »Va, s'écria-t-il, enfant de la nature, reprends cette indépendance de l'homme, que Lopez ne veut point te ravir. Si j'étais plus jeune moi-même, je t'accompagnerais au désert (où j'ai aussi de doux souvenirs), et je te remettrais dans les bras de ta mère. Quand tu seras dans tes forêts, songe quelquefois à ce vieil Espagnol qui te donna l'hospitalité, et rappelle-toi, pour te porter à l'amour de tes semblables, que la première expérience que tu as faite du cœur humain a été tout en sa faveur.<< Lopez finit par une prière au Dieu des chrétiens, dont j'avais refusé d'embrasser le culte; et nous nous quittâmes avec des sanglots.

Je ne tardai pas à être puni de mon ingratitude. Mon inexpérience m'égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles, comme Lopez me l'avait prédit. Je fus reconnu pour Natchez, à mon vêtement et aux plumes qui ornaient ma tête. On m'enchaîna, mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan, le chef de la troupe, voulut savoir mon nom. Je répondis: >>Je m'appelle Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges. Simaghan me dit: »Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi; tu seras brûlé au grand village.«< Je repartis: »Voilà qu va bien<<: et j'entonnai ma chanson de mort.

Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie, elles voulaient savoir si l'on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m'y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. Elles m'apportaient de la crême de noix, du sucre d'érable, de la sagamitié,1 des jambons d'ours, des peaux de castors, des coquillages pour me parer, des mousses pour ma couche. Elles chantaient, elles riaient avec moi, et puis elles se prenaient à verser des larmes, en songeant que je serais brûlé.

1 Sorte de pâte de maïs.

MILLEVOYE

CHARLES-HUBERT MILLEVOYE, fils d'un négociant, náquit en 1782 à Abbeville, en Picardie, et mourut en 1816 à Paris. Il reçut une éducation soignée et montra de bonne heure une vocation décidée pour la poésie. Il essaya du barreau et de la librairie, mais il renonça bientôt à ces deux carrières qu'il avait successivement embrassées. Il commença en 1806 à concourir pour le prix de l'Académie française et fut couronné plusieurs fois. Nous reproduisons la première de ses élégies, qui passe pour la plus belle du recueil.

LA CHUTE DES FEUILLES.

De la dépouille de nos bois
L'automne avait jonché la terre;
Le bocage était sans mystère,
Le rossignol était sans voix.
Triste, et mourant à son aurore,
Un jeune malade, à pas lents,
Parcourait une fois encore

Et je meurs! De leur froide haleine
M'ont touché les sombres autans;2
Et j'ai vu, comme une ombre vaine,
S'évanouir mon beau printemps.
Tombe, tombe, feuille éphémère!
Couvre, hélas! ce triste chemin;
Cache au désespoir de ma mère

Le bois cher à ses premiers ans: La place où je serai demain.
>>Bois que j'aime! adieu! je succombe. Mais si mon amante voilée
Ton deuil m'avertit de mon sort; Au détour de la sombre allée
Et dans chaque feuille qui tombe Venait pleurer quand le jour fuit,
Je vois un présage de mort.
Fatal oracle d'Epidaure,1

Tu m'as dit: >>Les feuilles des bois
>>A tes yeux jauniront encore;
>>Mais c'est pour la dernière fois.
>>L'éternel cyprès se balance;
»>Déjà sur ta tête en silence
>>Il incline ses longs rameaux:
»Ta jeunesse sera flétrie
>>Avant l'herbe de la prairie,
>>Avant le pampre des coteaux.<<

Éveille par un léger bruit

Mon ombre un instant consolée.<<
Il dit, s'éloigne... et, sans retour...
La dernière feuille qui tombe
A signalé son dernier jour.
Sous le chêne on creusa sa tombe...
Mais son amante ne vint pas
Visiter la pierre isolée;
Et le pâtre de la vallée
Troubla seul du bruit de ses pas
Le silence du mausolée.

1 Épidaure, en Argolide, sur le golfe Saronique. Esculape, le dieu de la médecine, en était la divinité principale et y avait un temple magnifique avec un oracle renommé.

2 Autan, en poésie: vent violent.

PAUL-LOUIS COURIER.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

PAUL-LOUIS COURIER naquit à Paris en 1773. Son père, riche bourgeois, homme d'esprit et lettré, dirigea lui-même la première éducation de son fils. Destiné à la carrière des armes, le jeune Courier reçut les leçons d'excellents mathématiciens, dont il sut profiter; mais il conserva une prédilection marquée pour l'étude des lettres et spécialement de la langue grecque. Envoyé à l'École d'artillerie de Châlons, il en sortit, en 1793, avec le rang d'officier d'artillerie, servit dans l'armée du Rhin, et passa, en 1798, à celle d'Italie. Il y fit plusieurs campagnes; mais il s'intéressa plus aux monuments de l'antiquité et aux chefs-d'œuvre de l'art qu'à la guerre. Aussi, quand il donna sa démission, en 1808, après quinze ans de service en temps de guerre, n'avait-il que le grade de chef d'escadron, ce qui était très peu de chose à une époque où l'avancement de ceux que les balles épargnaient était rapide. En 1809 il rentra, pour un moment, au service, et assista à la bataille de Wagram. Cette horrible boucherie le dégoûta pour toujours du métier de soldat, qu'il quitta définitivement pour se consacrer tout entier aux lettres.

P.-L. Courier découvrit dans la bibliothèque Laurentine, à Florence, un manuscrit complet du roman de Daphnis et Chloe, de Longus, dans lequel il était resté jusque-là une lacune, et il en donna une nouvelle édition. Il traduisit le traité de Xénophon Sur la Cavalerie, et publia encore d'autres travaux d'érudition.

Après la restauration commence le rôle de P.-L. Courier comme écrivain politique. Il avait vu, sans regret, tomber l'empire, dont il croyait depuis longtemps la chute inévitable. Marié depuis quelque temps, retiré dans sa terre de Touraine pour se vouer à ses études, il voyait la paix et le retour de la monarchie légitime plutôt avec espérance qu'avec crainte, et ne nourrissait aucune idée d'opposition contre le gouvernement qui venait de s'établir. Mais lorsqu'il vit une poignée d'émigrés insolents et pour la plupart sans mérite traiter la France en pays conquis, lorsqu'il vit d'affreuses persécutions éclater jusqu'en Touraine, la plus paisible et, de tout temps, la moins révolutionnaire des provinces, il fut indigné et prit la plume.

Au mois de décembre 1816, P.-L. Courier adressa aux chambres, au nom des habitants de Luynes, la fameuse pétition: Messieurs, je suis Tourangeau, qui, livrée à la publicité, fut son premier pamphlet et révéla, du premier coup, la force de son talent. La sensation fut des plus vives. Ce n'était que le tableau de la réaction royaliste dans un village de Touraine, mais la France entière pouvait s'y reconnaître, car partout la situation était la même, et partout il était aussi difficile de publier la vérité. Courier rendit à la nation cet immense service. Cet écrit, qui n'était long que de quelques pages, mais qui étincelait d'esprit, fut universellement lu. Le duc Decazes, alors ministre de la police, s'en servit contre le parti de l'extrême réaction, qu'il ne gouvernait plus et qui voulait le renverser lui-même.

1 D'après Armand Carrel, Essai sur la Vie et les Écrits de P.-L. Courier. 2 Longus, écrivain grec, que l'on place au 4o et au 5° siècle après J.-C.

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