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La civilisation des Esclavons1 ayant été plus moderne et plus précipitée que celle des autres peuples, on voit plutôt en eux jusqu'à présent l'imitation que l'originalité: ce qu'ils ont d'européen est français; ce qu'ils ont d'asiatique est trop peu développé, pour que leurs écrivains puissent encore manifester le véritable caractère qui leur serait naturel. Il n'y a donc dans l'Europe littéraire que deux grandes divisions très marquées; la littérature imitée des anciens, et celle qui doit sa naissance à l'esprit du moyen âge; la littérature qui, dans son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et la littérature dont l'impulsion et le développement appartiennent à une religion essentiellement spiritualiste.

On pourrait dire avec raison que les Français et les Allemands sont aux deux extrémités de la chaîne morale, puisque les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations cependant s'accordent assez bien sous les rapports sociaux: mais il n'en est point de plus opposées dans leur système littéraire et philosophique. L'Allemagne intellectuelle n'est presque pas connue de la France: bien peu d'hommes de lettres parmi nous s'en sont occupés. Il est vrai qu'un beaucoup plus grand nombre la juge. Cette agréable légèreté, qui fait prononcer sur ce qu'on ignore, peut avoir de l'élégance quand on parle, mais non quand on écrit. Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu'aux livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu'à la conversation; et nous avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel, que, même pour la grâce, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d'un peu plus de profondeur.

J'ai donc cru qu'il pouvait y avoir quelques avantages à faire connaître le pays de l'Europe où l'étude et la méditation ont été portées si loin, qu'on peut le considérer comme la patrie de la pensée. Les réflexions que le pays et les livres m'ont suggérées, seront partagées en quatre sections. La première traitera de l'Allemagne et des mœurs des Allemands; la seconde, de la littérature et des arts; la troisième, de la philosophie et de la morale; la quatrième, de la religion et de l'enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement les uns avec les autres. Le caractère national influe sur la littérature; la littérature et la philosophie sur la religion; et l'ensemble peut seul faire connaître en entier chaque partie; mais il fallait cependant se soumettre à une division apparente, pour rassembler à la fin tous les rayons dans le même foyer.

Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France; mais soit qu'elles paraissent justes ou non, soit qu'on les adopte ou qu'on les combatte, elles donnent toujours à penser. Car nous n'en sommes pas, j'imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d'y pénétrer.

1 On dit aujourd'hui Slaves pour désigner la grande famille ethnographique la plus orientale de l'Europe, et qui comprend les Russes, les Polonais, les Tchèques, les Serbes, les Slowaques, les Croates, etc.

Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus instruits et les plus méditatifs de l'Europe, ne méritent pas qu'on accorde un moment d'attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l'une qu'elle n'est pas de bon goût, et à l'autre qu'elle est pleine de folies. Il se pourrait qu'une littérature ne fût pas conforme à notre législation du bon goût, et qu'elle contint des idées nouvelles dont nous pussions nous enrichir, en les modifiant à notre manière. C'est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine; et Shakespeare plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l'esprit français lui-même a besoin maintenant d'être renouvelé par une sève plus vigoureuse; et comme l'élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés. Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on croit pouvoir aussi se débarrasser de leur philosophie au nom de la raison. Le bon goût et la raison sont des paroles qu'il est toujours agréable de prononcer, même au hasard; mais peut-on de bonne foi se persuader que des écrivains d'une érudition immense, et qui connaissent tous les livres français aussi bien que nous-mêmes, s'occupent depuis vingt années de pures absurdités?

Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions nouvelles d'impiété, et les siècles incrédules les accusent non moins facilement de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a été livré a l'inquisition pour avoir dit que la terre tournait; et dans le dix-huitième, quelquesuns ont voulu faire passer J.-J. Rousseau pour un dévot fanatique. Les opinions qui diffèrent de l'esprit dominant, quel qu'il soit, scandalisent toujours le vulgaire; l'étude et l'examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d'acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu'on a; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités, mais comme au pouvoir; et c'est ainsi que la raison humaine s'habitue à la servitude, dans le champ même de la littérature et de la philosophie.

III. DIX ANNÉES D'EXIL

PERSECUTION SUBIE PAR MADAME DE STAËL A CAUSE DE SON LIVRE

DE L'ALLEMAGNE.1
(Chapitre I et II.)

En revenant à Coppet, traînant l'aile comme le pigeon de La Fontaine, je vis l'arc-en-ciel se lever sur la maison de mon père; j'osai prendre ma part de ce signe d'alliance; il n'y avait rien dans mon

1 Voyez page 438 et 439 la biographie de l'auteur du livre De l'Allemagne. Le ministre de la police avait ordonné à Mme de Staël de quitter la France dans un délai de huit jours. Il lui laissait le choix, ou de se retirer à Coppet, sur le lac Léman, ou de s'embarquer pour l'Amérique. Les motifs dont son Excellence accompagnait cet ordre d'exil sont curieux: Votre dernier ouvrage n'est pas français. Il m'a paru que l'air de ce pays ne vous convenait point, et nous ne sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez."

2 Comme on me donnait pour toute alternative l'Amérique ou Coppet, dit Mme de Staël, je m'arrêtai à ce dernier parti, car un sentiment profond m'attirait toujours vers Coppet, malgré les peines qu'on m'y faisait éprouver." 8 La Fontaine IX, 12, Les deux pigeons.

triste voyage qui me défendît d'y aspirer. J'étais alors presque résignée à vivre dans ce château, en ne publiant plus rien sur aucun sujet; mais il fallait au moins, en faisant le sacrifice des talents que je me flattais de posséder, trouver du bonheur dans mes affections, et voici de quelle manière on arrangea ma vie privée, après m'avoir dépouillée de mon existence littéraire.

Le premier ordre que reçut le préfet de Genève, fut de signifier à mes deux fils qu'il leur était interdit d'entrer en France, sans une nouvelle autorisation de la police. C'était pour les punir d'avoir voulu parler à Bonaparte en faveur de leur mère.

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Quelques jours plus tard, le préfet de Genève m'écrivit une seconde lettre, pour me demander, au nom du ministre de la police, les épreuves de mon livre qui devaient me rester encore; le ministre savait très exactement le compte de ce que j'avais remis et conservé et ses espions l'avaient fort bien servi. Je lui donnai, dans ma réponse, la satisfaction de convenir qu'on l'avait parfaitement instruit; mais je lui dis en même temps que cet exemplaire n'était plus en Suisse, et que je ne pouvais ni ne voulais le donner. J'ajoutai cependant que je m'engageais à ne pas le faire imprimer sur le continent, et je n'avais pas grand mérite à le promettre; car quel gouvernement continental eût alors pu laisser publier un livre interdit par l'empereur?

Peu de temps après, le préfet de Genève1 fut destitué, et l'on crut assez généralement que c'était à cause de moi. Il était de mes amis, néanmoins il ne s'était pas écarté des ordres qu'il avait reçus. Bien que ce fût un des hommes les plus honnêtes et les plus éclairés de France, il entrait dans ses principes d'obéir sans scrupule au gouvernement qu'il servait; mais aucune vue d'ambition, aucun calcul personnel ne lui donnaient le zèle requis. Ce fut encore un grand chagrin pour moi que d'être ou de passer pour la cause de la destitution d'un tel homme. Il fut généralement regretté dans son département, et dès qu'on crut que j'étais pour quelque chose dans sa disgrâce, tout ce qui prétendait aux places s'éloigna de ma maison, comme on fuit une contagion funeste. Il me restait toutefois à Genève plus d'amis qu'aucune autre ville de province en France ne m'en aurait offert; car l'héritage de la liberté a laissé dans cette ville beaucoup de sentiments généreux; mais on ne peut se faire une idée de l'anxiété qu'on éprouve quand on craint de compromettre ceux qui viennent nous voir. Je m'informais avec exactitude de toutes les relations d'une personne, avant de l'inviter; car si elle avait seulement un cousin qui voulût une place, ou qui la possédât, c'était demander un acte d'héroïsme romain que de lui proposer seulement à dîner.

Enfin, au mois de mars 1811, un nouveau préfet arriva de Paris. C'était un de ces hommes supérieurement adaptés au régime actuel, c'est-à-dire, ayant une assez grande connaissance des faits, et une parfaite absence de principes en matière de gouvernement; appelant abstraction toute règle fixe, et plaçant sa conscience dans le dévouement au pouvoir. La première fois que je le vis, il me dit tout de suite qu'un talent comme le mien écait fait pour célébrer l'empereur, que c'était un sujet digne du genre d'enthousiasme que j'avais montré 1 M. de Barante. En 1798 Genève avait été annexée à la France, et était devenue le chef-lieu du département du Léman.

dans Corinne. Je lui répondis que, persécutée comme je l'étais par l'empereur, toute louange de ma part, adressée à lui, aurait l'air d'une requête, et que j'étais persuadée que l'empereur lui-même trouverait mes éloges ridicules dans une semblable circonstance. Il combattit avec force cette opinion; il revint plusieurs fois chez moi pour me prier, au nom de mon intérêt, disait-il, d'écrire pour l'empereur, ne fat-ce qu'une feuille de quatre pages: cela suffirait, assurait-il, pour terminer toutes les peines que j'éprouvais. Ce qu'il me disait, il le répétait à toutes les personnes que je connaissais. Enfin un jour il vint me proposer de chanter la naissance du roi de Rome; je lui répondis en riant que je n'avais aucune idée sur ce sujet, et que je m'en tiendrais à faire des vœux pour que sa nourrice fût bonne. Cette plaisanterie finit les négociations du préfet avec moi sur la nécessité que j'écrivisse en faveur du gouvernement actuel.

Peu de temps après, les médecins ordonnèrent à mon fils cadet les bains d'Aix, en Savoie, à vingt lieues de Coppet. Je choisis pour y aller les premiers jours de mai, époque où les eaux sont encore désertes. Je prévins le préfet de ce petit voyage, et j'allai m'enfermer dans une espèce de village où il n'y avait pas alors une seule personne de ma connaissance. A peine y avais-je passé dix jours, qu'il m'arriva un courrier du préfet de Genève pour m'ordonner de revenir. Le préfet du Mont-Blanc, où j'étais, eut peur aussi que je ne partisse d'Aix pour aller en Angleterre, disait-il, écrire contre l'empereur; et, bien que Londres ne fût pas très voisin d'Aix en Savoie, il fit courir ses gendarmes pour défendre qu'on me donnât des chevaux de poste sur la route. Je suis tentée de rire aujourd'hui de toute cette activité préfectoriale contre une aussi pauvre chose que moi; mais alors je mourais de peur à la vue d'un gendarme. Je craignais toujours que d'un exil si rigoureux on ne passât bientôt à la prison, ce qui était pour moi plus terrible que la mort. savais qu'une fois arrêtée, une fois cet esclandre bravé, l'empereur ne se laisserait plus parler de moi, si toutefois quelqu'un en avait le courage; ce qui n'était guère probable dans cette cour, où la terreur règne à chaque instant de la journée, et pour chaque détail de la vie.

Je

Je revins à Genève, et le préfet me signifia que non seulement il m'interdisait d'aller, sous aucun prétexte, dans les pays réunis à la France, mais qu'il me conseillait de ne point voyager en Suisse, et de ne jamais m'éloigner dans aucune direction à plus de deux lieues de Coppet. Je lui objectai qu'étant domiciliée en Suisse, je ne concevais pas bien de quel droit une autorité française pouvait me défendre de voyager dans un pays étranger. Il me trouva sans doute un peu niaise de discuter dans ce temps-ci une question de droit et me répéta son conseil, singulièrement voisin d'un ordre. Je m'en tins à ma protestation: mais le lendemain j'appris qu'un des littérateurs les plus distingués de l'Allemagne, M. Schlegel,' qui depuis huit ans, avait bien voulu se charger de l'éducation de mes fils, venait de recevoir l'ordre non seulement de quitter Genève, mais même Coppet. Je voulus encore représenter qu'en Suisse le préfet de Genève n'avait pas d'ordre à donner; mais on me dit que, si

1 August Wilhelm Schlegel (1767-1845).

j'aimais mieux que cet ordre passât par l'ambassadeur de France, j'en étais bien la maîtresse; que cet ambassadeur s'adresserait au landamman du canton de Vaud, qui renverrait M. Schlegel de chez moi. En faisant faire ce détour au despotisme, j'aurais gagné dix jours; rien de plus. Je voulais savoir pourquoi l'on m'otait la société de M. Schlegel, mon ami et celui de mes enfants. Le préfet, qui avait l'habitude, comme la plupart des agents de l'empereur, de joindre des phrases doucereuses à des actes très durs, me dit que c'était par intérêt pour moi que le gouvernement éloignait de ma maison M. Schlegel, qui me rendait anti-française. Vraiment touchée de ce soin paternel du gouvernement, je demandai ce qu'avait fait M. Schlegel contre la France; le préfet m'objecta ses opinions littéraires, et entre autres une brochure de lui, dans laquelle, en comparant la Phèdre d'Euripide à celle de Racine, il avait donné la préférence à la première. C'était bien délicat pour un monarque corse, de prendre ainsi fait et cause pour les moindres nuances de la littérature française. Mais, dans le vrai, on exilait M. Schlegel parce qu'il était mon ami, parce que sa conversation animait ma solitude, et que l'on commençait à mettre en œuvre le système qui devait se manifester, de me faire une prison de mon âme, en m'arrachant toutes les jouissances de l'esprit et de l'amitié.

Je repris la résolution de partir, à laquelle la douleur de quitter mes amis et les cendres de mes parents m'avait si souvent fait renoncer. Mais une grande difficulté restait à résoudre, c'était le choix des moyens de départ. Le gouvernement français mettait de telles entraves au passeport pour l'Amérique, que je n'osais plus recourir à ce moyen. D'ailleurs, j'avais des raisons de craindre qu'au moment où je m'embarquerais, on ne prétendît qu'on avait découvert que je voulais aller en Angleterre, et qu'on ne m'appliquât le décret qui condamnait à la prison ceux qui tentaient de s'y rendre sans l'autorisation du gouvernement. Il me paraissait donc infiniment préférable d'aller en Suède, dans cet honorable pays dont le nouveau chef annonçait déjà la glorieuse conduite qu'il a su soutenir depuis. Mais par quelle route se rendre en Suède? Le préfet m'avait fait savoir de toutes manières, que partout où la France commanderait je serais arrêtée, et comment arriver là où elle ne commandait pas? Il fallait traverser la Bavière et l'Autriche. Je me fiais au Tyrol, bien qu'il fût réuni à un état confédéré, à cause du courage que ses malheureux habitants avaient montré. Quant à l'Autriche, malgré le funeste abaissement dans lequel elle était tombée, j'estimais assez son monarque pour croire qu'il ne me livrerait pas; mais je savais aussi qu'il ne pourrait me défendre. Après avoir sacrifié l'antique honneur de sa maison,3 quelle force lui restait-il en aucun genre? Je passais donc ma vie à étudier la carte de l'Europe pour m'enfuir, comme Napoléon l'étudiait pour s'en rendre maître, et ma campagne, ainsi que la sienne, avait toujours la Russie pour objet. Cette puissance était le dernier asile des opprimés: ce devait être celle que le dominateur de l'Europe voulait abattre.

1 Pour: en réalité.

2 Bernadotte, alors prince royal de Suède. • Allusion au mariage de l'archiduchesse Marie-Louise avec Napoléon Ier.

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