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le plus adroit. J'ose assurer que le discours le plus étudié sur les inconvénients de la paresse ne me déciderait pas à sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de M. Joannetti.

C'est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et en même temps celui de tous les hommes qui convenait le plus à un voyageur comme moi. Il est accoutumé aux fréquents voyages de mon âme, et ne rit jamais des inconséquences de l'autre; il la dirige même quelquefois lorsqu'elle est seule, en sorte qu'on pourrait dire alors qu'elle est conduite par deux âmes. Lorsqu'elle s'habille, par exemple, il l'avertit par un signe qu'elle est sur le point de mettre ses bas à l'envers, ou son habit avant sa veste. - Mon âme s'est souvent amusée à voir le pauvre Joannetti courir après la folle sous les berceaux de la citadelle, pour l'avertir qu'elle avait oublié son chapeau, une autre fois son mouchoir.

Un jour (l'avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique, qui la rattrapa au bas de l'escalier, l'étourdie s'acheminait vers la cour sans épée, aussi hardiment que le grand-maître des cérémonies portant l'auguste baguette.

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

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Morbleu! dis-je un jour à mon domestique, c'est pour la troisième fois que je vous ordonne de m'acheter une brosse. Quelle tête! quel animal!-Il ne répondit pas un mot: il n'avait rien répondu la veille à une pareille incartade. Il est si exact! disais-je; je n'y concevais rien. Allez chercher un linge pour nettoyer mes souliers, lui dis-je en colère. Pendant qu'il allait, je me repentais de l'avoir ainsi brusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin avec lequel il tâchait d'ôter la poussière de mes souliers, sans toucher à mes bas; j'appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation. — Quoi! dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes qui décrottent les souliers des autres pour de l'argent? Ce mot d'argent fut un trait de lumière qui vint m'éclairer. Je me ressouvins tout à coup qu'il y avait longtemps que je n'en avais point donné à mon domestique. Joannetti, lui dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l'argent? Un demi-sourire de justification parut sur ses lèvres, à cette demande. - Non, monsieur, il y a huit jours que je n'ai pas un sou; j'ai dépensé tout ce qui m'appartenait pour vos petites emplettes. Et la brosse? C'est, sans doute, pour cela? . . . . — Il sourit encore. Il aurait pu dire à son maître: Non, je ne suis point une tête vide, un animal, comme vous avez eu la cruauté de le dire à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4 deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre brosse. - Il se laissa maltraiter injustement plutôt que d'exposer son maître à rougir de sa colère.

Tiens, Joannetti, lui dis-je, tiens, cours acheter la brosse. — Mais, monsieur, voulez-vous rester ainsi avec un soulier blanc et l'autre noir?

- Va, te dis-je, acheter la brosse; laisse, laisse cette poussière sur mon soulier. Il sortit; je pris le linge, et je nettoyai délicieusement mon soulier gauche, sur lequel je laissai tomber une larme de repentir.

BEAUMARCHAIS.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

PIERRE-AUGUSTE CARON DE BEAUMARCHAIS naquit en 1732 à Paris, où son père était horloger. Il montra de bonne heure un grand talent pour la musique instrumentale, ce qui le fit admettre comme maître de harpe et de guitare des princesses, filles de Louis XV. La vivacité de son esprit et la souplesse de son caractère plurent à la cour. Il se lia avec le banquier Pâris-Duverney, se lança dans les affaires et déploya, dans différentes spéculations, un tel génie qu'en peu d'années il acquit une fortune considérable.

La position brillante qu'il s'était faite avait suscité à Beaumarchais beaucoup d'ennemis qui, pour le perdre, eurent recours aux plus atroces calomnies. L'orage éclata en 1771 à l'occasion d'un procès qu'il eut avec les héritiers de Pâris-Duverney. Beaumarchais se trouvait devoir à la succession une somme de 15 000 francs. Il avouait cette dette, mais le légataire de Duverney réclamait de lui 150 000 francs. De là un procès dont Goëzmann, conseiller au parlement Maupeou, fut rapporteur. Selon l'habitude du temps, Beaumarchais voulut aller le voir; il ne put obtenir une audience que moyennant cent louis et une montre à brillants. Il perdit son procès. Les cent louis et la montre furent rendus, mais Beaumarchais prétendait qu'on avait oublié de rendre quinze louis donnés en surcroît de cadeau à Mme Goëzmann. Ces quinze louis devinrent l'objet d'un immense scandale.3 Accusé comme calomniateur, Beaumarchais se défendit non seulement devant le parlement, mais aussi devant le public avec une adresse qui sut mettre le droit de son côté. Beaumarchais et Mme Goëzmann furent tous deux condamnés par le parlement à une amende insignifiante, mais de plus à être blâmes à genoux. Cet arrêt souleva des réclamations universelles; car, par ses Mémoires contre le sieur de Goezmann, Beaumarchais avait depuis longtemps gagné son procès devant l'opinion publique. Ses mémoires sont un modèle de verve et de fine plaisanterie. Ses adversaires y deviennent des personnages de théâtre, qu'il arrange de façon à divertir les spectateurs; les interrogatoires, les confrontations se changent en scènes de comédie et en incidents dramatiques.

Ces écrits révélèrent au public et à Beaumarchais lui-même son véritable talent. Il avait déjà donné au théâtre deux drames monotones, qui n'avaient eu qu'un demi-succès. En 1775, il fit représenter la comédie du Barbier de Séville, qui l'a rendu célèbre. Figaro,

1 D'après la Notice sur Beaumarchais par Saint-Marc Girardin et une série d'articles de M. de Loménie, Beaumarchais, sa Vie et son Temps, publiés dans la Revue des Deux-Mondes (1852-1854).

2 En 1771, le chancelier Maupeou, qui s'était élevé au pouvoir par la faveur de la fameuse Dubarry, fit exiler le parlement de Paris, afin de débarrasser le roi, par un coup d'État, des entraves que cette cour de justice apportait sans cesse à ses volontés. On installa à sa place un Conseil du Roi, auquel le public donna par dérision le nom de parlement Maupeou.

De là ce jeu de mots, qui courut Paris: Louis quinze détruit l'ancien parlement, quinze louis détruisent le nouveau.

la principale figure de cette comédie, laquelle est très loin d'être sans défaut, a acquis une véritable importance politique et sociale. S'il est très vrai que Figaro représente Beaumarchais lui-même, dont il a l'esprit et l'humeur, il est encore moins incontestable qu'il personnifie admirablement le tiers état avec toutes ses qualités, ses défauts et surtout avec toutes ses convoitises. D'un côté l'esprit, l'industrie, l'activité, très peu de scrupules dans l'emploi des moyens et, avec tout cela, une condition inférieure: voilà le sort de Figaro; c'était aussi celui du peuple. De l'autre, la naissance, la richesse sans avoir rien fait pour les obtenir, sans faire grand'chose pour les mériter; voilà le comte Almaviva, voilà aussi ce qu'étaient la noblesse et la cour.

Le rôle de Figaro devint bientôt un type si populaire, que Beaumarchais résolut de l'exploiter une seconde fois.

En 1785 parut sur la scène du Théâtre-Français le Mariage de Figaro, comédie d'intrigue étincelante d'esprit, qui eut soixante-huit représentations presque consécutives, avec un succès jusqu'alors inouï.1 Cette pièce, qui fut encore autre chose qu'un événement littéraire, et que l'on peut appeler, à juste titre, un des précurseurs de la révolution, dut son succès surtout aux sarcasmes impitoyables qu'elle lançait contre la cour, contre la noblesse, contre tous les pouvoirs que l'esprit révolutionnaire allait détruire. Le roi Louis XVI, qui avait d'abord fait interdire cette comédie, dont les situations sont aussi immorales que le langage en est libre et hardi, se vit contraint de céder aux exigences de l'esprit public et de sa propre cour, qui ne voyait qu'un amusement dans un ouvrage dont le succès extraordinaire était un symptôme frappant de la terrible crise qui approchait. Le Mariage de Figaro est l'expression la plus franche de la haine sanglante, du profond mépris que la bourgeoisie et le peuple ressentaient alors en France pour les classes privilégiées et pour des institutions qui excluaient la majorité de la nation de toute participation au pouvoir et aux honneurs.

Pour compléter la trilogie, Beaumarchais mit une troisième fois son Figaro sur la scène dans la Mère coupable, drame d'une action fausse et maussade, qui est oublié depuis longtemps, tandis que ses aînés, le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, sont encore de nos jours représentés avec succès au Théâtre-Français.

Dans ces deux pièces, les seules qui aient fait sa célébrité comme auteur dramatique, Beaumarchais montre de précieuses qualités, surtout un fonds inépuisable de gaieté, de verve et d'esprit, mais aussi de grands défauts. Si son style est souvent d'une naïveté charmante, plein de grâce et de simplicité, quelquefois ses phrases sont péniblement travaillées, ses expressions entortillées et de mauvais goût.

En 1787, Beaumarchais publia le Mémoire en réponse à celui de Guillaume Kornmann, dans lequel se trouve le récit dramatique de ses rapports avec le célèbre auteur espagnol Clavigo, écrit dont Goethe a fait la tragédie qui porte ce nom, et auquel le poète allemand a emprunté quelques scènes presque textuellement.

1 On sait que les sujets des deux comédies de Beaumarchais ont fourni le libretto de deux opéras célèbres: Les Noces de Figaro par Mozart et le Barbier de Séville par Rossini.

Beaumarchais, pendant quelque temps l'idole des Parisiens, perdit bientôt la faveur publique. On sut qu'il avait trempé dans beaucoup d'intrigues, qu'il s'était chargé, pour la cour corrompue de Louis XV, de missions secrètes très équivoques. Nommé à l'époque de la révolution membre provisoire de la commune de Paris, il dut bientôt quitter les affaires publiques. Il se lança alors dans de nouvelles spéculations, mais il n'eut pas de chance cette fois: il se ruina presque en voulant fournir d'armes les troupes de la république. Emprisonné à l'Abbaye sous la Terreur, il échappa cependant à l'échafaud et chercha un refuge à l'étranger. Rentré en France pour recueillir les débris de son ancienne fortune, il mourut, en 1799, dans un état voisin de l'indigence.

Pour faire connaître à nos lecteurs le style et la manière de Beaumarchais, nous reproduisons en partie une scène du premier acte du Barbier de Séville, et le fameux monologue du cinquième acte du Mariage de Figaro presque en entier.

I. RENCONTRE DE FIGARO ET DU COMTE

ALMAVIVA.

(BARBIER DE SÉVILLE, ACTE I, SCÈNE II.)

La scène se passe dans une rue de Séville. Figaro, une guitare sur le dos, attachée en bandoulière avec un large ruban, chantonne gaîment, en écrivant sur son genou. En se retournant, il aperçoit le comte Almaviva déguisé en abbé.

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FIGARO. Je ne me trompe point; c'est le comte Almaviva.
LE COMTE. Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

FIGARO. C'est lui-même, monseigneur.

LE COMTE. Maraud! si tu dis un mot

FIGARO. Oui, je vous reconnais; voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré.

LE COMTE. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras

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FIGARO. Que voulez-vous, monseigneur, c'est la misère LE COMTE. Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? t'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

Je

FIGARO. Je l'ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance . . . LE COMTE. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas à mon déguisement que je veux être inconnu? . . . . Eh bien, cet emploi?

FIGARO. Le ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire . . LE COMTE. Dans les hôpitaux de l'armée?

FIGARO. Non, dans les haras d'Andalousie.

LE COMTE (riant). Beau début!

FIGARO. Le poste n'était pas mauvais, parce que, ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval .

LE COMTE. Qui tuaient les sujets du roi! .

FIGARO. Ah! Ah! il n'y a point de remède universel; mais qui n'ont pas laissé de guérir des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats. LE COMTE. Pourquoi donc l'as-tu quitté?

FIGARO. Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des puissances

>>L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide<< . .

LE COMTE. Ah! grâce, grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou et chantant dès le matin. FIGARO. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, que j'envoyais des énigmes aux journaux, qu'il courait des madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.

LE COMTE. Puissamment raisonné! Et tu ne lui fis pas représenter ..

FIGARO. Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadé qu'un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. LE COMTE. Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étais un assez mauvais sujet.

FIGARO. Eh! mon Dieu! monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défauts.

LE COMTE. Paresseux, dérangé

FIGARO. Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets? LE COMTE (riant). Pas mal! Et tu t'es retiré en cette ville? FIGARO. Non, pas tout de suite. De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur.

LE COMTE. Ah! miséricorde!

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FIGARO. En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs;1 des mains comme des battoirs; j'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds; et, d'honneur, avant la pièce, le café1 m'avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale... LE COMTE. Ah, la cabale! monsieur l'auteur tombé!

FIGARO. Tout comme un autre. . . . pourquoi pas? ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler

LE COMTE. L'ennui te vengera bien d'eux?

FIGARO. Ah! comme je leur en garde! morbleu!

LE COMTE. Tu jures! Sais-tu que l'on n'a que vingt-quatre heures, au palais, pour maudire ses juges?

FIGARO. On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.

LE COMTE. Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

1 Les claqueurs qui se réunissent dans un café ou estaminet avant le commencement de la représentation. 2 C'est-à-dire: au palais de justice.

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