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se couvrant de son écu, s'écrie: »O dame de beauté, soutien et force de mon âme, animez-moi d'un de vos regards dans cette terrible aventure!<

Cela dit, il se sentit tant de courage, que tous les muletiers de l'univers ne l'auraient pas fait reculer d'un pas. Les camarades des blessés commencèrent à prendre des pierres, qu'ils firent pleuvoir sur notre héros. Celui-ci s'en garantissait de son mieux avec son bouclier, et ne s'éloignait pas de l'auge. L'aubergiste se tuait de crier que c'était un fou; qu'il les avait avertis; qu'ils n'y gagneraient que des coups. Don Quichotte criait plus fort qu'ils étaient tous des lâches, des traîtres; que le seigneur châtelain était lui-même un chevalier félon, puisqu'il souffrait chez lui des trahisons pareilles; qu'il saurait bien l'en punir aussitôt qu'il aurait reçu l'ordre de la chevalerie. >>Mais vous autres, ajoutait-il, indigne et vile canaille, venez, approchez, attaquez; vous aurez le prix de votre insolence,<

Il prononçait ces paroles d'un air si ferme, si résolu, que les muletiers, effrayés, finirent par suivre le conseil de l'hôte. Ils cessèrent de jeter des pierres, emportèrent les deux blessés, et don Quichotte reprit sa promenade aussi tranquillement qu'auparavant. L'aubergiste, qui commençait à ne plus rire des plaisanteries du héros, résolut de les faire finir en lui conférant le plus tôt possible ce malheureux ordre de la chevalerie. Il vint lui demander excuse de la grossièreté de ces rustres qu'il avait si bien châtiés, l'assurant que tout s'était passé à son insu, et ajouta qu'au surplus, ayant satisfait à l'obligation de la veille des armes, qui n'exigeait que deux heures, il pouvait, au défaut de la chapelle, recevoir dans tout autre lieu l'accolade et le coup de plat d'épée sur le dos, seules choses nécessaires, suivant les rites de l'ordre.

Don Quichotte le crut aisément, le supplia de se dépêcher, parce qu'une fois armé chevalier, son dessein, si l'on venait encore le provoquer, était de ne laisser personne en vie dans le château. Le châtelain n'en fut que plus pressé d'aller chercher le livre où il écrivait ses rations de paille, et, suivi d'un petit garçon qui portait un bout de chandelle et de deux demoiselles, il revint trouver don Quichotte, qu'il fit mettre à genoux devant lui. Marmottant alors dans son livre, comme s'il eût dit quelque oraison, il leva sa main, la fit tomber assez rudement sur le cou de don Quichotte, et, sans s'interrompre, le frappa de même avec le plat de son épée. L'une des dames lui ceignit l'épée; l'autre lui chaussa l'éperon. Don Quichotte, reconnaissant, voulut savoir comment elles se nommaient, afin de les faire jouir d'une portion de sa gloire. Les modestes demoiselles lui avouèrent que l'une d'elles était la fille d'une ravaudeuse de Tolède et s'appelait la Tolosa; que l'autre, étant la fille d'un meunier, n'avait d'autre nom que la Meunière. Don Quichotte leur rendit grâces et les pria de vouloir bien prendre le don pour l'amour de lui, et de s'appeler désormais dona Tolosa et dona Meunière.

Toutes les cérémonies achevées, notre nouveau chevalier, qui brûlait d'aller chercher des aventures, courut seller Rossinante, monta dessus, et tout à cheval vint embrasser l'aubergiste, en le remerciant de la faveur qu'il avait reçue de lui dans des termes si extraordinaires, qu'il me serait impossible de les rapporter. L'hôte, qui désirait fort de s'en voir défait, répondit plus brièvement, mais dans le même langage, et, sans rien lui demander de sa dépense, le vit partir avec grande joie.

SEGUR (LE PÈRE).

LOUIS-PHILIPPE, COMTE DE SÉGUR, fils d'un maréchal de France. naquit en 1753 et mourut en 1833. Il fit la guerre d'Amérique avec Lafayette, puis fut, quoique bien jeune, envoyé comme ambassadeur en Russie, et jouit d'un grand crédit auprès de l'impératrice Catherine II. II revint en France à la révolution, vécut quelque temps de sa plume, et fut reçu à l'Académie française. Rappelé aux affaires par le premier consul, il fut nommé conseiller d'État, et plus tard grand-maître des cérémonies de l'empereur Napoléon Ier. En 1813, il devint sénateur et, en 1818, pair de France. On a de lui un grand nombre d'ouvrages, parmi lesquels on remarque la Décade historique et des Mémoires pleins d'intérêt, dont nous extrayons le passage suivant.

LE PRINCE DE KAUNITZ.

LA FRANCE A LA FIN DE 1789.

Le prince de Kaunitz, honoré constamment de la confiance de Marie-Thérèse, avait conservé le même ascendant sur l'esprit de l'empereur Joseph II. Ce ministre expérimenté était l'un des hommes les plus habiles du dernier siècle; mais à un génie étendu il unissait des caprices singuliers et des manies bizarres. Toutes ses bizarreries étaient supportées sans murmure par les personnages de Vienne et par les étrangers les plus considérables.

Quoiqu'il fût vieux, il affectait encore, dans sa parure, des prétentions qui auraient rendu un jeune homme ridicule: sa coiffure était composée d'une inconcevable quantité de boucles, et, pour qu'elles fussent poudrées avec une égalité parfaite, il passait dans un cabinet destiné à cet usage, entre une haie de plusieurs valets de chambre qui, armés de grands soufflets, l'enveloppaient d'un nuage de poudre. Malade souvent imaginaire et extrêmement sensible aux variations de la température, on le voyait changer de vêtements vingt ou trente fois par jour.

On ne

L'un des mérites auxquels il attachait le plus de prix, et qu'il s'attribuait, c'était d'être le plus habile écuyer de l'Europe. pouvait lui faire de plus grand plaisir que de se rendre dans un grand manège où il passait une longue partie de la journée, et d'y admirer la dextérité avec laquelle il se livrait à tous les exercices de l'équitation.

Jamais l'heure de ses repas n'était réglée, de sorte que ses convives couraient le double risque, ou d'arriver trop tard, ou d'être obligés de l'attendre pendant quelques heures.

Au dessert, on apportait devant lui un miroir, un bassin, des cure-dents, une éponge, et, sans se gêner, il nettoyait lentement sa bouche et ses dents, sans que personne voulût ou osât quitter la table: le pli était pris, tout le monde se prêtait à ses fantaisies.

Ayant reçu une invitation de ce premier ministre, M. le marquis de de Noailles m'y conduisit. Son accueil fut poli, mais assez froid. A la fin du diner, adressant la parole, d'une voix haute, au marquis de Noailles, il lui dit: »J'ai reçu, monsieur l'ambassadeur, des nouvelles de France: on y pille, on y égorge plus que jamais; toutes les têtes y sont renversées: c'est un pays attaqué de démence et de frénésie.<< C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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Je croyais que l'ambassadeur allait répondre; mais il garda le silence, croyant, sans doute, que ce silence était une improbation assez marquée d'une sortie si inconvenante.

Moi, plus jeune, assez impatient, et ne pouvant alors me contenir, je dis très haut: »Il est vrai, mon prince, que la France, dans ce moment, est attaquée d'une fièvre très ardente; on prétend même que cette maladie est contagieuse, et qu'elle nous est venue de Bruxelles.<1

Cette saillie imprévue fit sourire les assistants et parut vivement étonner le premier ministre, qui n'y répondit pas; mais il n'acheva point sa toilette accoutumée et sortit de table presqu'à l'instant.

Je m'attendais qu'il me montrerait2 quelque humeur de ma vivacité, mais il en fut tout autrement: sa froideur se changea en accueil amical, et même, pendant le peu de jours que je restai à Vienne, il m'invita plusieurs fois à venir le matin chez lui, pour parler avec moi des affaires du temps.

Je dois convenir que, dans ces entretiens, il développa cette supériorité de raison et de lumières qui lui avait acquis en Europe une si grande réputation.

Le prince de Kaunitz n'ignorait pas qu'il existait en France un parti très opposé à l'alliance de notre cour avec la sienne, et que ce parti devenait de jour en jour plus influent, soit par inimitié pour la reine, soit par le souvenir des pertes que cette alliance nous avait fait éprouver pendant la guerre de Sept ans, soit enfin par le seul esprit d'opposition. Ce qui est certain, c'est que, dès l'époque des affaires de la Hollande, ce même parti avait accusé faussement l'infortunée Marie-Antoinette de sacrifier l'argent et la considération de la France aux intérêts de l'empereur, son frère.

Aussi le prince de Kaunitz me pressa de combattre ce parti et de réfuter les écrits qu'il répandait avec profusion; pour m'y engager, il me prodigua tous les éloges qui pouvaient flatter la vanité d'un jeune diplomate.

Malgré l'intérêt de ces conférences, ne pouvant me résoudre à prolonger une absence déjà si longue, je partis pour la France; et ce ne fut pas sans une émotion qui alla jusqu'aux larmes que je franchis la frontière et que je revis une patrie livrée à tous les périls et à toutes les calamités d'une révolution.

Sur ma route même, et avant de parler à personne, j'éprouvais une vive surprise; car tout présentait à mes regards un spectacle imprévu: les bourgeois, les paysans, les ouvriers, les femmes même me montraient dans leur maintien, dans leurs gestes et sur tous leurs traits, quelque chose de vif, de fier, d'indépendant et d'animé, que je ne leur avais jamais connu.

Un mouvement extraordinaire régnait partout; j'apercevais dans les rues, sur les places, des groupes d'hommes qui se parlaient avec vivacité: le bruit du tambour frappait mes oreilles au milieu des villages, et les bourgs m'étonnaient par le grand nombre d'hommes armés que j'y rencontrais.

1 Allusion à l'insurrection de la Belgique soulevée contre Joseph II en 1789.

2 On dit ordinairement: Je m'attendais à ce qu'il me montrerait.

ANDRIEUX.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

FRANÇOIS ANDRIEUX naquit à Strasbourg en 1759, fit son droit, devint juge au tribunal de cassation (1796), membre du Conseil des Cinq-Cents (1798), puis du Tribunat, dont il fut exclu en 1802 par le premier consul. En 1804, il fut nommé professeur de belleslettres à l'École polytechnique et enfin professeur de littérature au Collège de France. Il exerça ces dernières fonctions jusqu'à sa mort, arrivée en 1833. »Malgré la faiblesse excessive de sa voix, dit ingénieusement Villemain, Andrieux parvint toujours, dans sa chaire, à se faire entendre, à force de se faire écouter.<< Il fut membre de l'Institut de France depuis 1797, époque de la réorganisation des Académies et de la création de l'Institut, et, depuis 1829, secrétaire perpétuel de l'Académie française. Il mourut à Paris, en 1833.

Andrieux travailla de bonne heure pour le théâtre. Parmi ses comédies on remarque les Étourdis (1788) et le Manteau (1826). II composa des Fables et de charmants Contes en vers et en prose. Les traits caractéristiques du style d'Andrieux sont la finesse et un badinage élégant.

SOCRATE ET GLAUCON.

Toi qui fus autrefois le plus sage des hommes,
Tu le serais encor dans le temps où nous sommes.
Bon Socrate, ou plutôt tu serais parmi nous
Le seul sage au milieu d'une bande de fous.
Hélas! que dirais-tu du bon peuple de France?
Que de celui d'Athène1 il a bien l'inconstance;
Qu'avec fureur toujours embrassant chaque excès,
L'exagération est le vrai mal français.

Mais n'allons pas du siècle entamer la satire:
Elle serait trop longue, et j'aurais trop à dire;
Voyons comment Socrate instruisit certain fat,
Qui voulait s'emparer du timon de l'État.

Glaucon avait trente ans, bon air, belle figure;
Mais parmi les présents que lui fit la nature,
Elle avait oublié celui du jugement.

Glaucon se croyait fait pour le gouvernement.
Pour avoir eu jadis un prix de rhétorique,
Il s'estimait au monde un personnage unique;
Sitôt qu'à la tribune il s'était accroché,
Aucun pouvoir humain ne l'en eût détaché:
Parler à tout propos était sa maladie.

Socrate l'abordant: »Plus je vous étudie,
Plus je vois, lui dit-il, le but où vous visez.
Votre projet est beau, s'il n'est des plus aisés.
Vous voulez gouverner; vous désirez qu'Athènes
De l'État en vos mains remette un jour les rênes?
Je l'avoue. Et sans doute à vos concitoyens
Vous patrez cet honneur en les comblant de biens?

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1 Athène, licence poétique pour Athènes. 2 Pour: vous payerez ou paierez.

-

C'est là tout mon désir. Il est louable, et j'aime
Que l'on serve à la fois sa patrie et soi-même.
A ce plan dès longtemps vous avez dû penser:
Par où donc, dites-moi, comptez-vous commencer?
Glaucon resta muet contre son ordinaire.
Il cherchait sa réponse. Un très grand bien à faire,
Ce serait, dit Socrate, en ce besoin urgent,
Dans le trésor public d'amener de l'argent.
N'allez-vous pas d'abord restaurer nos finances,
Grossir les revenus, supprimer les dépenses?

Oui: ce sera bien là le premier de mes soins. Il faut recevoir plus, il faut dépenser moins. Vous avez, à coup sûr, calculant nos ressources, Des richesses d'Athène approfondi les sources? Vous savez quels objets forment nos revenus?

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Pas très bien, ils me sont, la plupart, inconnus, Vous êtes plus au fait, je crois, du militaire? Six mois, sous Périclès, j'ai servi volontaire. Ainsi nous vous verrons, de nos braves guerriers, Par vos vastes projets, préparer les lauriers? Vous savez comme on fait subsister une armée, Par quels soins elle doit être instruite et formée? Je n'ai pas ces détails très présents à l'esprit. Vous avez, là-dessus, quelque mémoire écrit, J'entends. Mais non. Tant pis, vous me l'auriez fait lire; J'en aurais profité. Du moins vous pouvez dire Si, payant nos travaux par des dons suffisants, L'Attique peut nourrir ses nombreux habitants: Prenez-y garde au moins: une erreur indiscrète, Une mauvaise loi produirait la disette.

-

Sur ce point important qu'avez-vous su prévoir?
En vérité, Socrate, on ne peut tout savoir.

Pourquoi donc parlez-vous sur toutes les matières ?
Je suis un homme simple et j'ai peu de lumières;
Mais retenez de moi ce salutaire avis;

Pour savoir quelque chose il faut l'avoir appris.
De régir les États la profonde science
Vient-elle sans étude et sans expérience?

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Qui veut parler sur tout souvent parle au hasard.
On se croit orateur, on n'est que babillard.
Allez, instruisez-vous, et quelque jour peut-être
Vous nous gouvernerez.<<
Glaucon sut se connaître;
Il devint raisonnable; et depuis ce jour-là,
Il écouta, dit-on, bien plus qu'il ne parla.
Chez le doux Xénophon, l'élève de Socrate,
Son ami, son vengeur au sein d'Athène ingrate,
J'ai lu ce dialogue, et je vous le tradui;1
Puisse-t-il corriger les Glaucons d'aujourd'hui!

1 Licence poétique pour traduis; voyez page 15, note 3.

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