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bientôt faite. Ils allaient toujours, disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d'esprit que les Anglais; mais il soutenait qu'en revanche ils n'avaient pas le sens commun. Le président convenait du fait; mais il n'y avait pas de comparaison à faire entre l'esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait; ils étaient à Venise.

1

Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait registre des observations qu'il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu'il était rentré et qu'il était à son occupation ordinaire, lorsqu'un inconnu se fit annoncer. C'était un Français assez mal vêtu, qui lui dit: »Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici; mais j'ai toujours gardé de l'amitié pour les Français, et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l'occasion de les servir, comme je l'ai aujourd'hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d'État. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les inquisiteurs d'État ont les yeux ouverts sur votre conduite; on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets; on ne doute point que vous n'écriviez. Je sais de science certaine qu'on doit, peut-être aujourd'hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu'une ligne innocente, mais mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. J'ai l'honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande, pour toute récompense d'un service que je crois de quelque importance, de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu'on vous prit, de ne me pas dénoncer.<«<

Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation. Son premier mouvement fut d'aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu.

A peine cela fut-il fait, que milord Chesterfield rentra. Il n'eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami, il s'informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu'il avait eue, des papiers brûlés et de l'ordre qu'il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin; car son dessein était de s'éloigner sans délai d'un séjour où un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l'écouta tranquillement et lui dit: »Voilà qui est bien, mon cher président; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée. Vous vous moquez! lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose, où elle ne tient qu'à un fil. Mais qu'est-ce que cet homme qui vient si généreusement s'exposer au plus grand péril, pour vous en

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1 C'était en 1728. Le gouvernement de Venise était une forte et ombrageuse oligarchie: le pouvoir du doge était limité par le conseil des Dix, par les inquisiteurs de l'État et par le tribunal des Quarante. 2 On dit ordinairement: Je sais de source certaine.

garantir? Cela n'est pas naturel. Français tant qu'il vous plaira, l'amour de la patrie ne fait point faire de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d'un inconnu. Cet homme n'est pas votre ami? Non. Il était mal vêtu? - Oui, fort mal. Vous a-t-il demandé de l'argent, un petit écu pour prix de son avis? - Oh! pas une obole. Cela est encore plus extraordinaire. Mais d'où saitil tout ce qu'il vous a dit? Ma foi, je n'en sais rien . . . Des inquisiteurs, d'eux-mêmes. Outre que ce conseil est le plus secret qu'il y ait au monde, cet homme n'est pas fait pour en approcher. Mais c'est peut-être un des espions qu'ils emploient. A d'autres! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profession assez vile pour être bien payée; et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d'être étranglé, si l'on vous prend, et que vous le défériez,1 si vous vous sauvez, et que l'on soupçonne qu'il vous ait averti! Chansons que tout cela, mon ami. Mais qu'est-ce donc que ce peut être? Je le cherche, mais inutilement.<<

Après avoir l'un et l'autre épuisé toutes les conjectures possibles, et le président persistant à déloger au plus vite, et cela pour le plus sûr, milord Chesterfield, après s'être un peu promené, s'être frotté le front comme un homme à qui il vient quelque pensée profonde, s'arrêta tout court, et dit: »Président, attendez, mon ami; il me vient une idée. Mais.... si.... par hasard.... cet homme.... — Hẻ bien! cet homme?-Si cet homme.... oui, cela pourrait bien être, cela est même, je n'en doute plus. Mais qu'est-ce que cet homme? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l'apprendre. Si je le sais? oh oui, je crois le savoir à présent.... Si cet homme vous avait été envoyé par ....? Épargnez, s'il vous plaît! - Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain milord Chesterfield, qui aurait voulu vous prouver par expérience qu'une once de sens commun vaut mieux que cent livres d'esprit: car avec du sens Ah! scélérat, s'écria le président, quel tour vous m'avez joué! Et mon manuscrit! mon manuscrit que j'ai brûlé!» Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisanterie. Il avait ordonné qu'on tînt sa chaise prête, il monta dedans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l'aurais embrassé cent fois, et je lui aurais dit: »Ah! mon ami, vous m'avez prouvé qu'il y avait en Angleterre des gens d'esprit, et je trouverai peut-être l'occa sion, une autre fois, de vous prouver qu'il y a en France des gens de bons sens.<<<

commun

....

1 C'est-à-dire que vous le dénonciez.

BUFFON.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

GEORGE-LOUIS LECLERC, COMTE DE BUFFON, naquit en 1707 à Montbard, en Bourgogne. Son père était conseiller au parlement de Dijon, ancienne capitale de la Bourgogne. Dès sa jeunesse, il se consacra à l'étude des sciences naturelles. Après avoir voyagé en Italie et en Angleterre, il se fit connaître par des expériences de physique et d'excellents mémoires scientifiques qui lui ouvrirent les portes de l'Académie des Sciences et le firent nommer intendant du Jardin des plantes.

Par la

Le principal ouvrage de Buffon est l'Histoire naturelle, dont les premiers volumes parurent en 1749, et qui l'occupa toute sa vie. nouveauté de ses vues et la multitude de ses recherches, Buffon fit faire de grands progrès aux sciences naturelles; mais on a, avec justice, reproché à ses ouvrages un défaut absolu de classification scientifique et des hypothèses hasardées, qui se trouvent surtout dans les Époques de la nature, un des suppléments de l'Histoire naturelle. Il décrit avec un admirable talent les mœurs et les traits caractéristiques des animaux. Comme écrivain, Buffon a depuis longtemps réuni tous les suffrages: on s'accorde généralement à reconnaître ses écrits comme les plus beaux modèles de noblesse et d'harmonie du style.

En 1753, Buffon fut reçu à l'Académie française, et y prononça, à cette occasion, le Discours sur le style, qui compte parmi les plus belles productions de sa plume. Louis XV lui conféra le titre de comte, et il vit sa statue placée à l'entrée du musée d'histoire naturelle avec cette inscription: Majestati naturae par ingenium. Buffon mourut en 1788, à l'âge de 81 ans.

I. DISCOURS SUR LE STYLE.

Il s'est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n'est néanmoins que dans les siècles éclairés que l'on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l'exercice du génie et la culture de l'esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler qui n'est qu'un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l'imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s'affectent de même, le marquent fortement au dehors; et par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiame et leurs affections. C'est le corps qui parle au corps; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entraîner? que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat, et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner: il ne suffit pas de frapper l'oreille et d'occuper les yeux; il faut agir sur l'âme, et toucher le cœur en parlant à l'esprit. Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais, avant de chercher l'ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s'en être fait un autre plus genéral et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées: c'est en marquant leur place sur ce premier plan qu'un sujet sera circonscrit, et que l'on en connaîtra l'étendue; c'est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes; par la sagacité que donne la grande habitude d'écrire, on sentira d'avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l'esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'œil, ou le pénétrer en entier d'un seul et premier effort de génie; et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre et d'élever ses pensées: plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression.

Ce plan n'est pas encore le style, mais il en est la base; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois, sans cela, le meilleur écrivain s'égare; sa plume marche sans guide et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu'il emploie, quelques beautés qu'il sème dans les détails, comme l'ensemble choquera, ou ne se fera pas assez sentir, l'ouvrage ne sera point construit; et, en admirant l'esprit de l'auteur, on pourra soupçonner qu'il manque de génie. C'est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très bien, écrivent mal; que ceux qui s'abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu'ils ne peuvent soutenir: que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées; qu'en un mot il y a tant d'ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d'un seul jet.

Cependant tout sujet est un; et, quelque vaste qu'il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d'usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles et contrainte par la nécessité des circonstances:1 autrement le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l'assemblage; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l'esprit du lecteur; il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir.

1 „Dans ce que j'ai dit ici, j'avais en vue le livre de l'Esprit des lois, ouvrage excellent pour le fond, et auquel on n'a pu faire d'autre reproche que celui des sections trop fréquentes." (Note de Buffon.)

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits? c'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte jamais; elle prépare en silence les germes de ses productions; elle ébauche, par un acte unique, la forme primitive de tout être vivant; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne; mais c'est l'empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer; il ne produira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation; ses connaissances sont les germes de ses productions: mais s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels.

C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées: et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres; il demeure donc dans la perplexité; mais, lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n'aura même que du plaisir à écrire: les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera la vie à chaque expression; tout s'animera de plus en plus, le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur; et le sentiment, se joignant à la lumière, s'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on a dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants; rien n'est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition; l'on ne présente qu'un côté de l'objet; on met dans l'ombre toutes les autres faces; et ordinairement ce côté qu'on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l'esprit avec d'autant plus de facilité qu'on l'éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

Rien n'est encore plus opposé à la véritable éloquence que l'emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l'éclat qu'en perdant de la solidité. Ainsi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'autre objet que la plaisanterie: alors l'art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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