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JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

JEAN-JACQUES ROUSSEAU naquit en 1712 à Genève, où son père exerçait la profession d'horloger. Son éducation fut très négligée; il passa quelques années sans faire autre chose que lire les Vies de Plutarque et dévorer des romans. Cette dernière lecture

lui donna sur le monde des notions fausses dont l'expérience et la réflexion ne purent jamais bien le guérir. Son père ayant été forcé de quitter Genève, il fut mis en pension chez un ministre protestant qui lui apprit un peu de latin. Placé comme clerc chez le greffier de Genève, il fut déclaré incapable et renvoyé. Mis en apprentissage chez un graveur, il se montra paresseux et indocile; enfin, comme on le traitait durement, il s'évada, à l'âge de seize ans, et se mit à courir le monde.

Arrivé à Annecy, en Savoie, le jeune Rousseau fut recueilli par une dame convertie au catholicisme, Madame de Warens. Elle le fit partir pour Turin avec des lettres de recommandation qui lui ouvrirent l'hospice des catéchumènes. Après avoir changé de religion et s'être fait catholique sans conviction, il erra dans les rues de Turin; puis la misère le força d'entrer en qualité de laquais chez la comtesse de Vercellis. Après la mort de cette dame, il servit dans la maison du comte de Gouvon. Là, un hasard ayant fait découvrir les talents du jeune domestique, on entreprit de former son esprit en lui donnant une instruction solide. Rousseau ne répondit aux soins qu'on eut pour lui que par une mauvaise conduite et une insolence qui le firent chasser de chez le comte. Il revint, en 1730, chez Mme de Warens, qui l'accueillit avec bonté et lui prodigua les soins d'une mère. Cette dame, qui avait de la littérature et des connaissances, mit entre les mains du jeune Genevois de bons auteurs français. Elle le fit entrer au séminaire, d'où on le renvoya bientôt comme n'étant bon à rien. Après avoir reçu, sans grand fruit, quelques leçons de musique, il se mit à l'enseigner à Lausannes et à Neuchâtel, puis il courut de nouveau le monde en qualité d'interprète d'un aventurier qui se disait archimandrite de Jérusalem et qui avait l'impudence de faire des quêtes pour le saint sépulcre. Rousseau fut arrêté à Soleure; mais l'ambassadeur de France eut pour lui de grandes bontés et l'envoya, en 1731, à Paris. Il n'y fit que végéter, et bientôt alla de nouveau chercher un refuge chez Mme de Warens, qui habitait alors Chambéry. Elle lui procura un petit emploi auquel il renonça au bout d'un an pour se faire de nouveau maître de musique. Il ne conserva pas plus longtemps une place de précepteur que Mme de Warens lui avait encore procurée à Lyon.

En 1741, Rousseau se rendit pour la deuxième fois à Paris. Il apportait dans cette ville une méthode de noter la musique en

1 D'après les Confessions, l'article J.-J. Rousseau de la Biographie universelle et une série d'articles de Saint-Marc Girardin dans la Revue des deux Mondes (1852, 1853), J.-J. Rousseau, sa Vie et ses Ouvrages. Voyez page 372. Voyez page 374. 4 Voyez page 376.

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chiffres, méthode qu'il avait inventée et sur laquelle il fondait de grandes espérances de fortune, mais qui eut peu de succès; cependant il se fit quelques protecteurs, et il vit Buffon, Voltaire et d'autres célébrités littéraires. En 1743, on obtint pour lui une place de secrétaire auprès du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise; mais les prétentions qu'il voulait faire valoir dans cette place le firent bientôt congédier. Revenu à Paris en 1745, il s'y lia, à l'âge de trente-trois ans, avec Thérèse Levasseur, femme indigne, sans la moindre instruction, qu'il épousa plus tard. Il obtint une place de commis chez M. Dupin, fermier général,1 et se lia étroitement avec Diderot.2

En 1749, une question posée par l'Académie de Dijon: Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs? révéla à Rousseau son génie comme écrivain. Il concourut et, cédant à son goût inné pour le paradoxe aussi bien qu'aux conseils de Diderot, il se décida à se déclarer l'adversaire des arts et des sciences, fruit de la civilisation. Il n'en obtint pas moins le prix: ce succès commença sa réputation. Voulant dès lors vivre indépendant, il abandonna sa place de commis et se fit copiste de musique. Il consacra aux travaux de son goût le temps que lui laissait ce métier. Il composa le texte et la musique d'un petit opéra, le Devin de village (1752), qui réussit devant la cour, à Fontainebleau, puis il publia la Lettre sur la musique française, dans laquelle il conseillait aux Français de s'en tenir à la musique italienne. En 1753, Rousseau fit paraître son Discours sur l'inégalité des hommes. L'année suivante, il fit un voyage à Genève, et, voulant recouvrer le titre de citoyen, de la république, il abjura le catholicisme et rentra au sein de l'Église réformée. Il songeait à s'établir dans sa ville natale: mais la crainte que Voltaire, qui vivait tout près de Genève, à Ferney, ne corrompît tôt ou tard sa république, le fit revenir à Paris. Il s'y lia avec Mme d'Épinay, qui fit construire pour lui l'Ermitage, dans la vallée de Montmorency.

C'est là qu'il écrivit sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles. Elle lui attira l'inimitié de Voltaire, qui, depuis ce temps, le traita de fou et l'accabla de sarcasmes. C'est aussi à l'Ermitage que Rousseau composa (1757-1759) la Nouvelle Héloïse, roman en forme de lettres, qui eut un succès immense et donna, en peu de temps, à son auteur une célébrité européenne. A Paris, on se l'arracha; les libraires le louèrent, non par jour, mais par heure. On ne s'explique plus aujourd'hui la vogue prodigieuse de ce roman, qui, malgré la beauté du langage, n'est plus guère lu que par les littérateurs qui étudient J.-J. Rousseau. Comme œuvre d'art, il a de grands défauts; l'intrigue est mal conduite, l'ordonnance défectueuse, les personnages sont presque tous exagérés et prêcheurs. On a dit non sans vérité que, dans ce roman, on voit la vertu en paroles et le vice en actions. L'auteur y traite les questions les plus élevées de la morale avec une admirable éloquence; mais il soutient avec un égal talent des opinions contradictoires, et il parle avec la même force pour et contre le suicide.

1 Voyez page 266, note 2.

2 Diderot v. page 380 de ce Manuel.

C'est

En 1758, Rousseau se brouilla avec sa bienfaitrice Mme d'Epinay, avec Diderot, Grimm1 et d'autres amis de la même coterie, sortit de l'Ermitage et vint habiter une maison à Montmorency. dans ce temps qu'il commença à être possédé de la manie de se croire persécuté par tout le monde.

Il publia en 1762 le Contrat social, où il posa sans détours le principe de la souveraineté du peuple, proclamant une égalité absolue et fondant la société sur un pacte imaginaire; puis l'Emile, traité sur l'éducation, qui eut une vogue presque égale à celle de la Nouvelle Héloïse. Cet ouvrage renferme et développe avec un grand talent quelques idées très saines; il a le mérite d'avoir ramené la première éducation des enfants dans les voies naturelles; mais en exagérant ce principe, en ne voulant donner à l'élève d'autre maître que la nature, Rousseau a proposé un système d'éducation absolument impraticable. Du reste, l'auteur de ces beaux préceptes sur l'éducation, qui rappelle avec tant d'éloquence leurs devoirs aux pères et aux mères, abandonna ses propres enfants à la charité publique, en les mettant aux Enfants trouvés.

L'Émile, dans lequel il avait attaqué toute religion positive, attira sur Rousseau les rigueurs du pouvoir. Il fut décrété de prise de corps par le parlement de Paris. Ses protecteurs, le prince de Conti et le maréchal de Luxembourg, obtinrent pourtant qu'on le laissât évader. Il dut donc quitter la France et se rendit en Suisse. Arrivé à Yverdun, Rousseau apprit que l'Emile avait été, à Genève, brûlé par la main du bourreau et que la personne de l'auteur y était aussi décrétée de prise de corps. Il se réfugia à Motiers-Travers, dans la principauté de Neuchâtel, dont le gouverneur, le maréchal Keith, connu sous le nom de Milord Maréchal, devint son protecteur. Rousseau vécut dans cette retraite de la manière la plus bizarre, travaillant à faire du lacet et affublé d'un costume d'Arménien. C'est là qu'il rédigea pour la défense de l'Émile la Réponse au mandement de l'archevêque de Paris, connue sous le nom de Lettre à monseigneur de Beaumont, et les Lettres écrites de la montagne, dirigées contre le Conseil de Genève. Forcé de quitter MotiersTravers, Rousseau se retira dans l'île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. Chassé de cette île par le sénat de Berne, il accepta l'hospitalité que l'écrivain écossais Hume' lui offrit en Angleterre, et alla s'établir à Wootton, dans le comté de Derby. Au bout de quelques mois, Rousseau se brouilla avec Hume, qu'il accusa de conspirer contre lui avec ses ennemis, et rentra, en 1767, en France, où sa présence fut tolérée, grâce à la protection du prince de Conti. Après avoir séjourné en différents endroits, il revint, en 1770, à

1 Grimm (Frédéric-Melchior, baron de), né en 1723 à Ratisbonne, vint jeune à Paris, où il se lia intimement avec les philosophes et les écrivains célèbres de l'époque. Il est surtout connu par la Correspondance littéraire qu'il entretint de Paris avec l'impératrice Catherine II et plusieurs princes et qui a été publiée à Paris en 1812. Grimm mourut à Gotha en 1807.

2 Hume (David), né à Edimbourg en 1711, mort dans sa ville natale en 1776, auteur de l'Histoire d'Angleterre et d'un grand nombre d'ouvrages philosophiques.

Paris. Il y fut l'objet de la curiosité publique, qu'il entretenait par son bizarre costume arménien et d'autres singularités.

En 1778, Rousseau accepta une retraite que lui offrait M. de Girardin à Ermenonville. Deux mois après s'y être établi, il mourut subitement, à l'âge de 66 ans. Inhumées d'abord à Ermenonville, dans l'ile des Peupliers, ses cendres furent portées à Paris, au Panthéon, en 1793, en vertu d'un décret de la Convention nationale.

Après la mort de Rousseau, on publia ses Confessions, qu'il avait laissées en manuscrit. Dans cet ouvrage, il fait l'histoire de sa vie intérieure et extérieure, en général avec une franchise qui devient souvent du cynisme. Cependant sa vanité, son amour-propre et sa vive imagination ont altéré la vérité en plus d'un endroit.

L'influence des écrits de Rousseau a été immense, et peut-être aussi grande et plus funeste que celle de Voltaire, dans un siècle qui tendait à se délivrer de tout frein, en religion comme en politique. Le temps a fait justice des nombreuses erreurs que J.-J. Rousseau a propagées à côté de quelques grandes vérités. L'inanité de ses théories, le peu d'étendue et de profondeur de ses connaissances positives en politique et en histoire sont à présent reconnus. Comme écrivain, la fraîcheur et la vivacité du coloris, le charme des détails, en un mot, l'art de la narration porté au suprême degré, la magie du style lui assignent à tout jamais une place distinguée dans l'histoire des lettres françaises.

Les ouvrages de J.-J. Rousseau, que l'on a appelé le plus éloquent des sophistes, demandent de la part du lecteur un jugement mûri par l'âge et l'expérience: c'est une lecture qui convient peu à la jeunesse. Nous avons dû nous borner, dans ce Manuel, à la reproduction d'une série de fragments détachés.

I. LE LAC DE GENÈVE

(NOUVELLE HÉLOÏSE, IV, 17.)

Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage; nous primes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le dîner. Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cents pas du rivage.

Nous avançâmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacité de jeune homme dont il serait temps de guérir, m'étant mis à nager,1 je dirigeai tellement au milieu du lac, que nous nous trouvâmes bientôt à plus d'une lieue du rivage. Là, j'expliquais à madame de Wolmar toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône dont l'impétueux cours s'arrête tout à coup au bout d'un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redents des montagnes, dont les angles correspondants et parallèles forment, dans l'espace qui les sépare, un lit digne du fleuve qui le remplit. En l'écartant de nos côtes,

1 Terme des bateliers du lac de Genève; c'est tenir la rame qui gouverne les autres. Les marins français disent nager pour ramer. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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j'aimais à lui faire admirer les riches et charmantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l'innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants et parés de toutes parts, forment un tableau ravissant; où la terre, partout cultivée et partout féconde, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de leurs peines, que ne dévore point l'avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la côte opposée, pays non moins favorisé de la nature, et qui n'offre pourtant qu'un spectacle de misère, je lui faisais sensiblement distinguer les différents effets des deux gouvernements pour la richesse, le nombre et le bonheur des hommes. C'est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile et prodigue ses trésors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes: elle semble sourire et s'animer au doux spectacle de la liberté; elle aime à nourrir des hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyère et les ronces, qui couvrent une terre à demi déserte, annoncent de loin qu'un maître absent y domine, et qu'elle donne à regret à des esclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas.2

II. L'ENFANT CAPRICIEUX.
(ÉMILE, livre II.)

Je m'étais chargé, durant quelques semaines, d'un enfant accoutumé non seulement à faire ses volontés, mais encore à les faire faire à tout le monde, par conséquent plein de fantaisies. Dès le premier jour, pour mettre à l'essai ma complaisance, il voulut se lever à minuit. Au plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend sa robe de chambre et m'appelle. Je me lève, j'allume la chandelle; il n'en voulait pas davantage; au bout d'un quart d'heure, le sommeil le gagne, et il se recouche content de son épreuve. Deux jours après il la réitère avec le même succès, et de ma part sans le moindre signe d'impatience. Comme il m'embrassait en se recouchant, je lui dis très posément: „Mon petit ami, cela va fort bien; mais n'y revenez plus." Ce mot excita sa curiosité, et dès le lendemain, voulant voir un peu comment j'oserais lui désobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure et de m'appeler. Je lui demandai ce qu'il voulait. Il me dit qu'il ne pouvait dormir.

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Tant pis, repris-je, et je me tins coi. Il me pria d'allumer la chandelle: Pour quoi faire? et je me tins coi. Ce ton laconique commençait à l'embarrasser. Il s'en fut à tâtons chercher le fusil3 qu'il fit semblant de battre, et je ne pouvais m'empêcher de rire en l'entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien convaincu qu'il n'en viendrait pas à bout, il m'apporta le briquet à mon lit; je lui dis que je n'en avais que faire, et me tournai de l'autre côté. Alors il se mit à courir étourdiment par la chambre,

1 Région de Savoie, faisant alors partie du royaume de Sardaigne. 2 Rousseau exagère un peu. Du reste, au temps où il écrivait, les habitants du Pays de Vaud n'étaient pas libres, ils étaient sujets de Leurs Excellences de Berne; mais, comparée à celle des Savoyards, leur condition était digne d'envie.

C'est-à-dire la petite pièce d'acier avec laquelle on battait un caillou appelé pierre à fusil, pour en tirer du feu.

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