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2. AU ROI DE PRUSSE.

Sire,

Hier vinrent pour mon bonheur

Juin 1740.

Deux bons tonneaux de Germanie:
L'un contient du vin de Hongrie,
L'autre est la panse rebondie

De monsieur votre ambassadeur.

Si les rois sont les images des dieux et les ambassadeurs les images des rois, il s'ensuit, Sire, par le quatrième théorème de Wolf,1 que les dieux sont joufflus et ont une physionomie très agréable. Heureux ce M. de Camas, non pas tant de ce qu'il représente Votre Majesté, que de ce qu'il la reverra!

Je volai hier au soir chez cet aimable M. de Camas, envoyé et chanté par son roi; et dans le peu qu'il m'en dit, j'appris que Votre Majesté, que j'appellerai toujours Votre Humanité, vit en homme plus que jamais, et qu'après avoir fait sa charge de roi sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l'amitié, qui sont si au-dessus de celles de la royauté.

Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez madame la marquise du Châtelet: jugez, Sire, quelle sera sa joie et la mienne. Depuis l'apparition de M. de Kaiserling nous n'avons pas eu un si beau jour:

Cependant vous courez sur les bords du Prégel.

Lieu où glace est fréquente, et très rare est dégel.
Puisse un diadème éternel

Orner cet aimable visage!

Apollon l'a déjà couvert de ses lauriers:

Mars y joindra les siens, si jamais l'héritage

De ce beau pays de Juliers3

Dépendait des combats et de votre courage.

Votre Majesté sait qu'Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Python et les Aloïdes: le dieu des arts se battait comme un diable dans l'occasion.

Ce dieu vous a donné son carquois et sa lyre;

Si l'on doit vous chérir, on doit vous redouter.

Ce n'est point des exploits que ce grand cœur désire;

Mais vous savez les faire, et les savez chanter.

C'est un peu trop à la fois, Sire: mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sais de bonne part que vous avez cette fermeté d'âme qui fait la base des grandes verD'ailleurs, Dieu bénira sans doute le règne de Votre Humanité, puisque, quand elle s'est bien fatiguée tout le jour à être roi pour

tus.

1 J.-C. Wolf (1679-1754), philosophe allemand, auteur du Corpus philosophiae en 24 volumes.

2 La marquise du Châtelet (1706-1749), femme célèbre par son esprit, auteur des Institutions de physique, d'une analyse de la philosophie de Leibnitz, etc., v. la Notice biographique sur Voltaire, page 318.

3 Jülich.

faire des heureux, elle a encore la bonté d'orner sa lettre, à moi, chétif,

D'un des plus aimables sizains
Qu'écrive une plume légère;
Vers doux et sentiments humains:
De telle espèce il n'en est guère
Chez nos seigneurs les souverains,
Ni chez le bel esprit vulgaire.

Votre Humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voyage de Clèves.

Vous faites trop d'honneur à ma persévérance;

Connaissez les vrais noeuds dont mon cœur est lié.
Je ne suis plus, hélas! dans l'âge où l'on balance
Entre l'amour et l'amitié.

L'ouvrage de Marc-Aurèle1 est bientôt tout imprimé. J'en ai parlé à Votre Majesté, dans cinq lettres; je l'ai envoyé selon la permission expresse de Votre Majesté et voilà M. de Camas qui me dit qu'il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines puissances. Mais moi, j'ai pris la liberté d'adoucir ces deux endroits, et j'oserais bien répondre que le livre fera autant d'honneur à son auteur, quel qu'il soit, qu'il sera utile au genre humain. Cependant s'il avait pris un remords à Votre Majesté, il faudrait qu'elle eût la bonté de se hater de me donner ses ordres, car dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l'empressement avide d'un libraire qui sent qu'il a sa fortune sous la presse.

Si vous saviez, Sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel, même par le style, vous n'auriez pas la cruauté de le supprimer. J'aurais bien des choses à dire à Votre Majesté sur une académie qui fleurira bientôt sous ses auspices: me permettra-t-elle d'oser lui présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières? Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement, etc., etc.

LETTRE DE FRÉDÉRIC LE GRAND A VOLTAIRE.

A Charlottenbourg, le 27 juin 1740.

Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même, comme l'éternel abbé de Chaulieu." Qu'importe? il faut vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin, telle que vous me la demandez.3 J'arrivai le vendredi soir à Potsdam, où je trouvai le roi dans une si triste situation que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse

1 Cet ouvrage de „Marc-Aurèle" est l'Anti-Machiavel de Frédéric II. 2 L'abbé de Chaulieu (1639-1720), bel esprit et poète, qui résidait habituellement au Temple (l'ancienne maison des Templiers), où se réunissait une société choisie. L'élégance de sa poésie épicurienne lui a valu le surnom de l'Anacréon du Temple.

C'est dans une lettre écrite le 18 juin que Voltaire avait demandé ces détails au roi.

d'esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche, et le lundi, paraissant très tranquille, très résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence1 entre mes mains le mardi matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi, nous l'avons assisté dans ses dernières heures; dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.

Le travail infini qui m'est échu en partage depuis sa mort, laisse à peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon père je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangements les plus prompts et les plus convenables au bien public.

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J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize bataillons, de cinq escadrons de houssards, et d'un escadron de gardes-du-corps. J'ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J'ai fait acquisition de Wolf, de Maupertuis, d'Algarotti.5 J'attends la réponse de s'Gravesande, de Vaucanson, et d'Euler. J'ai établi un nouveau collège pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la faculté1o a jugé à propos de m'ordonner, ex officio, de prendre les eaux de Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu'à huit, j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni; mais jusqu'à présent, j'ai le cours ordinaire des affaires à suivre, j'ai les nouveaux établissements de surplus, et avec cela beaucoup de compliments inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner.

1 Frédéric le Grand emploie ici le mot régence dans l'ancienne acception où il signifiait gouvernement. Aujourd'hui régence ne se dit plus dans ce sens, mais il désigne la dignité de la personne qui gouverne un Etat pendant la minorité ou l'absence du souverain. Il se dit encore des subdivisions administratives des provinces prussiennes, enfin des pays de Tunis et de Tripoli, subordonnés à l'autorité du sultan. 2 Le 31 mai 1740. 3 Voyez page 361, note 1. Maupertuis (1698-1759), mathématicien et physicien, membre de l'Académie Française, et président de l'Académie de Berlin, où il se fixa en 1745. 5 Algarotti (1712-1764), écrivain italien, un des plus grands connaisseurs de son temps en sculpture, en peinture et en architecture. • s'Gravesande (1688-1742), 7 Vaucanson

savant hollandais, professeur à l'université de Leyde.
(1709-1783); un des plus grands mécaniciens qui aient existé.
(1707-1782) célèbre géomètre, qui vint se fixer à Berlin en 1741.

8 Euler

• Collège (collegium) ne se dit plus dans le sens de autorité, assemblée, que dans les expressions sacré collège et collège électoral.

10 Faculté se dit absolument pour faculté de médecine et familièrement pour les médecins.

VAUVENARGUES.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

LUC DE CLAPIERS, marquis de VAUVENARGUES naquit en 1716, à Aix en Provence. Après une éducation fort négligée, il entra au service à l'âge de dix-huit ans, fit la campagne d'Italie de 1734, celle d'Allemagne de 1741 et se trouva à la fameuse retraite de Prague, que le maréchal de Belle-Isle exécuta au mois de décembre 1742. Vauvenargues rentra en France avec une santé détruite, qui, en 1744, le força à se retirer du service, à 28 ans, avec le grade de capitaine. Il était retourné au sein de sa famille pour se livrer en paix aux études exigées pour la carrière diplomatique qu'il voulait embrasser, lorsqu'il fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la plus maligne, qui défigura ses traits et le laissa dans un état d'infirmité continuelle et sans remède. Il trouva de la consolation dans l'étude des lettres, qu'il avait toujours cultivées. A Paris, où il passa les trois dernières années de sa vie, il se lia d'une affection tendre et profonde avec Voltaire qui, bien qu'âgé de plus de cinquante ans et environné des hommages de l'Europe entière, éprouvait pour le jeune écrivain une amitié mêlée de respect. Vauvenargues mourut en 1747, à l'âge de trente-deux ans, après avoir publié les opuscules suivants: 1) Introduction à la connaissance de l'esprit humain; 2) Réflexions critiques sur quelques poètes et 3) Réflexions et Maximes. Ces ouvrages écrits avec élégance et profondeur l'ont placé au nombre des écrivains les plus estimables du 18° siècle. Nous donnons de petits fragments du premier et du troisième de ces ouvrages.

I. DE L'ESPRIT HUMAIN.

(4. Vivacité). La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité. Il y a des esprits lents, fertiles, il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse. La stérilité des esprits vifs dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu'ils manquent de force pour suivre une idée ou de ce qu'ils sont sans passions; car les passions fertilisent l'esprit sur les choses qui leur sont propres, et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries: un esprit vif dans la conversation, qui s'éteint dans le cabinet; un génie perçant dans l'intrigue, qui s'appesantit dans les sciences, etc.

C'est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation étant leur passion dominante, elles excitent toute leur vivacité, leur fournissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure concentrée.

(65. Du courage.) Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d'âme. J'en remarque beaucoup de sortes: un courage contre la fortune, qui est philosophie; un courage contre les misères, qui est patience; un courage à la guerre, qui est valeur; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse; un courage fier et téméraire, qui est audace; un courage contre l'injustice, qui est fermeté; un courage contre le vice, qui est sévérité; un courage de réflexion, de tempérument, etc.

Il n'est pas ordinaire qu'un même homme assemble tant de qualités. Octave, dans le plan de sa fortune élevée sur des précipices, bravait des périls éminents; mais la mort, présente à la guerre, ébranlait son âme. Un nombre innombrable de Romains qui n'avaient jamais craint la mort dans les batailles, manquaient de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.

II. RÉFLEXIONS ET MAXIMES.

(10) Il est rare qu'on approfondisse la pensée d'un autre; de sorte que, s'il arrive dans la suite qu'on fasse la même réflexion, on se persuade aisément qu'elle est nouvelle, tant elle offre de circonstances et de dépendances qu'on avait laissées échapper.

(12) C'est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément.

(17) La prospérité fait peu d'amis.

(35) Personne ne veut être plaint de ses erreurs.

(69) Il faut entretenir la vigueur du corps pour conserver celle de l'esprit.

(109) Les esprits légers sont disposés à la complaisance.

(106) Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu'ils veulent leur bien.

(189) Qui sait tout souffrir peut tout oser.

(200) Le truit du travail est le plus doux des plaisirs.

(214) Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein de pensées et de faits; mais il ne sait pas en conclure: tout tient à cela.

(227) Il est faux que l'égalité soit une loi de la nature. La nature n'a rien fait d'égal. La loi souveraine est la subordination et la dépendance.

(229) On est forcé de respecter les dons de la nature, que l'étude ni la fortune ne peuvent donner.

(234) Nous aimons quelquefois jusqu'aux louanges que nous ne croyons pas sincères.

(264) Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est difficile de l'apprécier.

(269) Il nous est plus facile de nous teindre d'une infinité de connaissances, que d'en bien posséder un petit nombre.

(371) Pour savoir si une pensée est nouvelle, il n'y a qu'à l'exprimer bien simplement.

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