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Hélas!

Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit: >>On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son éducation: je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire. madame, à quoi cela est-il bon? répondit-il; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes, c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue?<

>>Rien n'est mieux dit, s'écria le gouverneur; on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles: mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, est celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique, dans la réalité, on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie.<<

Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis.

>>Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent; s'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin.1 Il en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité (j'entends ceux qui sont très riches) savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent.<<

L'aimable ignorant prit alors la parole et dit: »Vous avez très bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la société de bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succès? s'est-on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie? demande-t-on jamais à un honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? s'informe-t-on à souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? Non, sans doute, s'écria la marquise de la Jeannotière, et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de tous ces fatras. Mais enfin que lui apprendra-t-on ? car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir out dire à un abbé

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1 L'ordre des Bénédictins, fondé par Saint Benoît, au 6° siècle, était le plus savant et le plus riche de tous les ordres.

2 Clodion le Chevelu, c'est-à-dire, à la longue chevelure, passe pour le 20 roi des Francs. On le fait succéder à Pharamond vers 427.

on.

que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par un B. Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un Ah! j'entends, madame, c'est le blason:1 c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans un État bien policé. D'ailleurs cette étude serait infinie; il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries: et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté.<< Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser.

La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux: c'était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme un jeune homme de la plus grande espérance. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la Nuit et le jour dans un autre, les Charmes et les Alarmes dans un troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson: et il fut mis dans l'Année littéraire au rang des la Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin, et des Voiture.3

Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils. En attendant il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.

Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de la Jeannotière, en se les appropriant et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage, les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition: ils donnèrent leur fills unique à leur amie intime. Le

1 Blason ou science héraldique, science qui s'occupe de la connaissance et de l'explication des armoiries. 2 Carrosse; voyez page 122, note 2. 3 La Fare (1624-1712) poète et militaire, ami du poète Chaulieu (1639-1720); Hamilton, né en Irlande, amené jeune en France, a écrit en français et a composé plusieurs jolis contes mêlés de vers; Sarrasin, poète français (1603-1654). Voiture, v. page XLVIII et page 63, note 1.

• C'est-à-dire dans la magistrature, une place de conseiller au parlement.

jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison le félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame.

Il était un matin aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime et l'amitié allaient lui donner; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame sa mère arrive tout effaré: »Voici bien d'autres nouvelles, dit-il, des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. Voyons un peu, dit le marquis, ce que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là. Oui, dit la veuve, allez punir ces coquinslà; allez vite.« Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné; tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses folles dépenses.

Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit enfin: Ne nous désespérons pas: cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche; je réponds d'elle: je vole à elle, et je vais vous l'amener. Il retourne donc chez sa maîtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. > Quoi! c'est vous, M. de la Jeannotière! que venez-vous faire ici? abandonnet-on ainsi sa mère? allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien: j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie, je te donnerai un bon engagement.<<

Le marquis stupéfait, la rage dans le cœur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. >>Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur: et il sanglotait en lui parlant ainsi. Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là; c'est une excellente ressource à Paris.«

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Le jeune homme, plus désespéré que jamais, court chez le confesseur de sa mère; c'était un théatin1 très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit il se précipita vers lui: »Eh, mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère?« Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait une mine plus grave, plus indifférente, plus imposante: »Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le cœur: Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la mendicité?«<

1 Théatins, dits aussi Clercs réguliers de la congrégation de Latran, ordre religieux établi en 1524 à Chiéti (en latin Theate et Teate).

2 Diriger se dit des conseils que le confesseur donne à ses pénitents.

„Oui, monsieur.

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Tant mieux! elle est sûre de son salut. Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? Adieu, mon fils; il y a une

dame de la cour qui m'attend."

Le marquis fut près de s'évanouir; il fut traité à peu près de même par ses amis et apprit mieux à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie.

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Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais, qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maître: le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans sa douleur. „Eh, mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot." A ce nom le marquis lève les yeux; la voiture s'arrête: C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot!" Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. Tu m'as abandonné, dit Colin, mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri, lui conta en sanglotant une partie de son histoire. Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dîner ensemble."

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,,Qu'est-ce done

Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. que tout cet attirail? vous appartient-il? Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays, je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état, nous sommes heureux; nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays; je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés."

Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; il se disait tout bas: Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction! La bonté d'âme de Colin développa dans le cœur de Jeannot le germe du bon naturel que le monde n'avait pas encore étouffé: il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. „Nous aurons soin de ta mère, dit Colin; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession. Il épousa une sœur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux; et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils virent que le bonheur n'est pas dans la vanité.

VI. LETTRES DE VOLTAIRE.

1. A M. BROSSETTE.1

14 avril 1798.

Je suis bien flatté de plaire à un homme comme vous, monsieur; mais je le suis encore davantage de la bonté que vous avez de vouloir bien faire des corrections si judicieuses dans l'Histoire de Charles XII.

Je ne sais rien de si honorable pour les ouvrages de M. Despréaux3 que d'avoir été commentés par vous et lus par Charles XII. Vous avez raison de dire que le sel de ses satires ne pouvait guère être senti par un héros vandale, qui était beaucoup plus occupé de l'humiliation du czar et du roi de Pologne que de celle de Chapelain3 et de Cotin. Pour moi, quand j'ai dit que les satires de Boileau n'étaient pas ses meilleures pièces, je n'ai pas prétendu pour cela qu'elles fussent mauvaises. C'est la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, à la vérité, à la seconde, mais très supérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez M. Racine. Je regarde ces deux grands hommes comme les seuls qui aient eu un pinceau correct, qui aient toujours employé des couleurs vives, et copié fidèlement la nature. Ce qui m'a toujours charmé dans leur style, c'est qu'ils ont dit ce qu'ils voulaient dire, et que jamais leurs pensées n'ont rien coûté à l'harmonie ni à la pureté du langage. Feu M. de La Motte,5 qui écrivait bien en prose, ne parlait plus français quand il faisait des vers. Les tragédies de tous nos auteurs, depuis M. Racine, sont écrites dans un style froid et barbare: aussi La Motte et ses consorts faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour rabaisser Despréaux, auquel ils ne pouvaient s'égaler. Il y a encore, à ce que j'entends dire, quelques-uns de ces beaux esprits subalternes qui passent leur vie dans les cafés, lesquels font à la mémoire de M. Despréaux le même honneur que les Chapelain faisaient à ses écrits, de son vivant. Ils en disent du mal, parce qu'ils sentent que si M. Despréaux les eût connus, il les aurait méprisés autant qu'ils méritent de l'être. Je serais très fâché que ces messieurs crussent que je pense comme eux, parce que je fais une grande différence entre ses premières satires et ses autres ouvrages. Je suis surtout de votre avis sur la neuvième satire, qui est un chef-d'œuvre, et dont l'Épître aux Muses, de M. Rousseau," n'est qu'une imitation un peu forcée. Je vous serai très obligé de me faire tenir la nouvelle édition des ouvrages de ce grand homme qui méritait un commentateur comme vous.

1 Claude Brossette (1671–1743), avocat général, puis échevin de la ville de Lyon. On a de lui, outre des ouvrages de droit, des éditions estimées de Boileau et de Régnier, avec des éclaircissements historiques. 2 Voyez page 218. 3 Voyez page 63, note 4.

Voyez page 113, l'analyse des Femmes savantes.

5 La Motte (1672–1731), auteur d'opéras, de pièces de théâtre, d'odes, de fables et de quelques écrits en prose sur des questions do critique littéraire.

Jean-Baptiste Rousseau; voyez page 260.

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