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On peut compter parmi les productions d'un genre unique les Caractères1 de LA BRUYÈRE. Il n'y avait pas chez les anciens plus d'exemples d'un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles, frappèrent le public, et les allusions qu'on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand la Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malezieu, celui-ci lui dit: »Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.<«< Ce livre baissa dans l'esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l'ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu'il ne sera jamais oublié. Le Télémaque a fait quelques imitateurs, les Caractères de La Bruyère en ont produit davantage. Il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous frappent, que d'écrire un long ouvrage d'imagination, qui plaise et qui instruise à la fois.

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Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n'auraient probablement jamais existé, s'ils n'avaient été précédés par la poésie? C'est pourtant la destinée de l'esprit humain dans toutes les nations: les vers furent partout les premiers enfants du génie et les premiers maîtres d'éloquence.

Les peuples sont ce qu'est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.

Cet homme est d'autant plus admirable qu'il n'était environné que de très mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c'est que ces mauvais modèles étaient estimés; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres, et non pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d'ordinaire sont rampants; et, par une hauteur d'esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu'un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protège sincèrement les bons artistes.

CORNEILLE eut à combattre son siècle, ses rivaux et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid.2 Je remarquerai seulement que l'Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l'amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père et poursuivre la vengeance de ce meurtre était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l'art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur. Mais l'art était inconnu alors à tout le monde, hors à l'auteur.

Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser. L'abbé d'Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.

1 Voyez page 211.

2 Voyez page 1 et 2. * Voyez page 47.

Le Cid, après tout, était une imitation très embellie de Guilhem de Castro et, en plusieurs endroits, une traduction. Cinna, qui le suivit, était unique. J'ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l'âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes à ces paroles d'Auguste:

Je suis maître de moi comme de l'univers;

Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire.

Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous: Soyons amis, Cinna: c'est moi qui t'en convie.1 C'étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille, faisant pleurer le grand Condé d'admiration, est une époque bien célèbre dans l'histoire de l'esprit humain.

La quantité de pièces indignes de lui qu'il fit, plusieurs années après, n'empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d'Homère n'ont jamais empêché qu'il ne fût sublime. C'est le privilège du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.

Corneille s'était formé tout seul; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuèrent tous à former RACINE." Une ode qu'il composa à l'âge de dix-huit ans, pour le mariage du roi, lui attira un présent qu'il n'attendait pas et le détermina à la poésie.3 Sa réputation s'est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai; qu'il parle au cœur, et que l'autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l'intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir et à s'exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.

Il y avait très peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid; et, en 1702, quand Athalie, le chef-d'œuvre de la scène, fut représentée chez Madame la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l'auteur; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Mme de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce, croit toujours que Racine n'ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu'on se désabusera bientôt. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.

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La singulière destinée de ce siècle rendit MOLIÈRE3 contemporain

1 Cinna, V. 3; voyez page 46. 2 Voyez page 164.
8 Pour: le détermina à se vouer à la poésie.
• Voyez page 134. Voyez page 61.

de Corneille et de Racine. Il n'est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné le Menteur, pièce de caractère et d'intrigue, prise du théâtre espagnol comme le Cid; et Molière n'avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d'œuvre, lorsque le public avait la Mère coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d'intrigue, et même modèle d'intrigue. Elle est de 1664; c'est la première comédie où l'on ait peint ceux que l'on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d'éclat et de dignité qu'avait leur maître. Ceux d'un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux et cette envie dominante de se faire valoir jusqu'au plus grand ridicule.

Ce défaut dura longtemps. Molière l'attaqua souvent, et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l'affectation des précieuses,1 du pédantisme des femmes savantes," de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle; on sait assez ses autres mérites.

C'était un temps digne de l'attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame,3 si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus où un duc de la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal et d'un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.

DESPRÉAUX (BOILEAU) s'élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s'arrêteront point sur les Embarras de Paris et sur les noms des Cassaigne et des Cotin; mais il instruisait cette postérité par ses belles épîtres et surtout par son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.

LA FONTAINE, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.

QUINAULT, dans un genre tout nouveau et d'autant plus difficile qu'il paraît plus aisé, fut digne d'être placé avec tous ses illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau d'avoir sacrifié aux Grâces. Il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n'était connu que par elles. Le véritable éloge d'un poète, c'est qu'on retienne ses vers: on sait par cœur des scènes entières de Quinault; c'est un avantage qu'aucun opéra d'Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n'est plus du goût d'aucune

1 V. page 63. 2 V. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12. éd.

page 113. 3 V. page 136, note 10.

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nation. Mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l'Europe à ceux qui possèdent notre langue, et qui ont le goût cultivé. Si l'on trouvait dans l'antiquité un poème comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu! Mais Quinault était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu'à l'oubli de soi-même, l'écartait d'une cour qu'il ne cherchait pas. Mais le duc de Bourgogne l'accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince.

V. JEANNOT ET COLIN.

(1764.)

Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école, dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé; Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.

Le temps des études de Jeannot et de Colin était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à M. de la Jeannotière. Colin admira l'habit et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après, un valet de chambre arrive en poste et apporte une seconde lettre à M. le marquis de la Jeannotière; c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.

Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que M. Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? c'est parce qu'on est heureux. M. Jeannot et sa femme allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines

1 Noms d'autant d'impôts différents sous l'ancien régime. La taille et le taillon se levaient sur les terres, les aides sur les denrées et marchandises, la gabelle était l'impôt sur le sel, la capitation une taxe levée par tête, le sou pour livre et les vingtièmes étaient des impôts additionnels.

JEANNOT ET COLIN.

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voiles, ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font

brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt M. de la Jeannotière, et qui, ayant acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde.

Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade, et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse; Colin en fut malade de douleur.

Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis: ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables: il fut prié à dîner. Le maître de la maison commença par lui dire: >>Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour... Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères: voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes: leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin.<<

>>Hé bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin? plaide-t-on en latin quand on a un procès? fait-on l'amour en latin? Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaître Cicéron, Horace et Virgile. - » >>Mais qu'apprendra-t-il donc ? car encore faut-il qu'il sache quelque chose: ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie ? A quoi cela lui servira-t-il? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons ne saurontils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.<<

>>Vous avez raison, répliqua le père: mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitié! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?<

Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie: le père était très indécis. — »Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils? disait-il. — A être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et, s'il sait les moyens de plaire, il saura tout; c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine.<<

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