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On fait venir le poète, et on lui apprend les excellentes dispositions de M. de Francaleu à son égard. Mais Damis déclare que d'autres engagements lui défendent d'accepter l'honneur que son protecteur veut lui faire. Ce refus met le vieil oncle hors de lui. M. de Francaleu s'en irrite aussi, mais le poète lui apprend que celle qu'il aime est une personne du plus haut mérite, une muse, qui, depuis longtemps, échange avec lui des vers dans le Mercure, enfin que c'est une noble Bretonne appelée Mlle Mériadec de Kersic, de Quimper-Corentin. A ces mots, le vieux M. de Francaleu s'écrie, en pouffant de rire:

Oh! disposez-vous donc, monsieur, à m'épouser;

A m'épouser, vous dis-je. Oui, moi, moi! C'est moi-même
Qui suis le bel objet de votre amour extrême.

C'est le vieux métromane qui, sous le pseudonyme de Mlle Mériadec de
Kersic, collaborait au Mercure.

DAMIS. Vous ne plaisantez point?

FRANCALEU. Non; mais, en vérité,

J'ai bien à vos dépens jusqu'ici plaisanté,

Quand, sous le masque heureux qui vous donnait le change,
Je vous faisais chanter des vers à ma louange.
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût!
L'ouvrage est peu de chose, et le seul nom fait tout.

Après cet éclaircissement burlesque, rien ne paraît plus s'opposer au mariage que le vieillard projette depuis longtemps entre sa fille et son protégé. Mais alors surviennent Lucile et Lisette. La servante découvre à M. de Francaleu que Damis est l'auteur de la pièce sifflée, ce qui refroidit singulièrement l'enthousiasme du métromane pour le jeune poète. Lucile avoue qu'elle aime Dorante, qui paraît à son tour et, de nouveau, reproche à Damis sa trahison. Quel est son étonnement et sa confusion quand il apprend que Damis, cet ami généreux et méconnu, a écrit à son père et vient d'obtenir le consentement de l'ancien ami de M. de Francaleu au mariage de Dorante et de Lucile.

DORANTE. Je suis un monstre!

DAMIS. Non: mais, en termes honnêtes, Amoureux et Français, voilà ce que vous êtes.

DORANTE (aux autres). Un furieux! qui, plein d'un ridicule effroi, Tandis qu'il agissait si noblement pour moi,

Impitoyablement ai fait siffler sa pièce.

DAMIS. Quoi?.. Mais je m'en prends moins à vous qu'à la traîtresse Qui vous a confié que j'en étais l'auteur.

Je suis bien consolé: j'ai fait votre bonheur.

DORANTE. J'ai demain, pour ma part, cent places retenues

Et veux, après-demain, vous faire aller aux nues.

DAMIS. Non; j'appelle, en auteur soumis, mais peu craintif,

Du parterre en tumulte au parterre attentif,

Qu'un si frivole soin ne trouble pas la fête.

Ne songez qu'aux plaisirs que l'hymen vous apprête.
Vous à qui cependant je consacre mes jours,

Muses, tenez-moi lieu de fortune et d'amours.

VOLTAIRE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOIS-MARIE AROUET, qui a pris le nom de VOLTAIRE, naquit en 1694 à Châtenay, village voisin de Paris. Il eut pour premier instituteur l'abbé de Châteauneuf, qui lui apprit dès sa plus tendre enfance à bégayer des paroles d'incrédulité. Le collège Louis-le-Grand, à Paris, dirigé par les jésuites, le reçut tout jeune et déjà tout imbu des doctrines irréligieuses de l'époque: néanmoins ses brillants succès et la vivacité de son esprit éblouirent ses maîtres, dont les plus habiles demeurèrent ses amis.

Le père d'Arouet, qui était notaire, destinait son fils à la magistrature, et le croyait perdu depuis qu'il savait que le jeune homme faisait des vers. Cependant il lui permit de tenter la diplomatie et d'accompagner à la Haye le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France en Hollande. Cet essai fut malheureux et de courte durée. Le jeune Arouet, de retour à Paris, se résigna à entrer chez un procureur; mais il ne s'occupa qu'à faire des vers badins et satiriques, qui le firent connaître dans le monde. Cette gloire précoce eut l'inconvénient de le faire soupçonner, injustement cette fois, d'être l'auteur d'une satire sanglante contre le gouvernement et de le faire envoyer à la Bastille. Son innocence reconnue, il en sortit et reçut, en guise d'indemnité, une gratification du régent, le duc d'Orléans. Le jeune poète gagna les bonnes grâces du prince par un mot spirituel. >>>Monseigneur, lui dit-il, je remercie Votre Altesse Royale de vouloir bien continuer à se charger de ma nourriture, mais je la prie de ne plus se charger de mon logement.<<

En 1718, Voltaire (c'est alors qu'il prit ce nom) fit son véritable début littéraire par Edipe, tragédie qu'il avait ébauchée à dix-sept ans, et qu'il venait de terminer à vingt-quatre. Plusieurs pièces médiocres qui suivirent Edipe échouèrent au théâtre. En 1725, une indiscrétion d'un des amis du poète rendit public, sous le titre de la Ligue, le poème encore inachevé de la Henriade, que Voltaire avait commencé à dix-neuf ans, et dont il avait écrit le second chant à la Bastille. Malgré ses lacunes et les interpolations de l'éditeur, le poème réussit, et Voltaire, qui dans un moment de dépit, avait voulu détruire le manuscrit, se décida à l'achever. Mais il ne devait pas le publier en France.

Le jeune poète avait répondu par des paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un seigneur de la cour, le chevalier de Rohan. Ce gentilhomme résolut de se venger, sans compromettre sa sûreté personnelle. Il eut la lâcheté d'attirer Voltaire dans un guet-apens et de le faire maltraiter par ses domestiques. Le grand seigneur qui commit cette indignité était trop haut placé pour pouvoir être atteint par les lois, et lorsque le poète lui demanda raison et le provoqua en duel, il fut mis à la Bastille. Relâché après six mois de détention, il reçut l'ordre de quitter Paris. Il se retira à Londres.

C'est en Angleterre que la Henriade fut éditée avec luxe et par

1 D'après les Études de Geruzez et la Vie de Voltaire par Condorcet.

voie de souscription. Ce fut, dit-on, la première assise de la fortune de Voltaire, augmentée depuis et portée jusqu'à l'opulence par des spéculations hardies et heureuses et aussi, il faut le dire, par l'usure. Pendant son exil en Angleterre, il étudia la langue, la littérature, la philosophie sensualiste des Anglais, et fortifia son penchant à l'incrédulité par le commerce avec des hommes tels que le célèbre Bolingbroke. Son séjour en Angleterre dura trois ans (1727, 28, 29); il en rapporta les tragédies de Brutus et de la Mort de César. L'Othello de Shakespeare inspira à Voltaire Zaïre, la plus populaire et la plus touchante de ses tragédies.

Revenu sans autorisation à Paris, en 1730, il publia, outre les tragédies que nous venons de nommer, la Vie de Charles XII, roi de Suède, chef-d'œuvre de narration dont nous parlerons plus loin en détail. Mais Voltaire ne devait pas rester longtemps tranquille. Le scandale causé par l'édition française des Lettres philosophiques ou Lettres anglaises, qu'il avait déjà publiées en anglais dans son exil, le força de nouveau à quitter Paris. Cette fois il chercha un asile au château de Cirey, en Lorraine, où il se retira chez la marquise du Châtelet. Il y cultiva les sciences, y composa Alzire, Mahomet, Mérope, qui soutinrent sa gloire de poète tragique; ily commença le Siècle de Louis XIV, qu'il termina plus tard à Berlin, et prépara son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations. C'est dans ce temps que commença la correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse, qui fut plus tard le grand Frédéric. Cette liaison fut en partie la cause pour laquelle Voltaire eut un moment de faveur à la cour de France. En 1743, on le choisit pour une mission politique secrète auprès de Frédéric II, mission dont il s'acquitta avec habileté. A son retour en France, il obtint, outre le titre d'historiographe du roi, une charge de gentilhomme ordinaire. Il fut admis à l'Académie française, mais seulement après avoir écrit au père de Latour une lettre où il protestait de son respect pour la religion et de son attachement aux jésuites.

La faveur de Voltaire dura peu. Pour le dégoûter, on affecta à la cour de Versailles de lui préférer le vieux poète Crébillon. Voltaire, qui était vaniteux au plus haut degré, en fut piqué au vif: il se vengea en homme d'esprit en refaisant avec une grande supériorité plusieurs des pièces de son rival. Telle fut l'origine des tragédies de Semiramis (1748), d'Oreste (1749) et de Rome sauvée (1752). Vers le même temps il écrivit Nanine, sa meilleure comédie. Fatigué de la cour de France, négligé par Louis XV, dont il ne put jamais gagner la faveur, Voltaire se rendit aux invitations réitérées du grand Frédéric et vint se fixer en Prusse. Le roi le nomma son chambellan, le logea dans son palais et lui donna 20 000 francs de pension, sans autre obligation que celle de corriger les vers français de sa Majesté. Mais bientôt le roi et le poète comprirent qu'ils étaient plutôt faits pour s'admirer de loin et par correspondance que pour vivre ensemble. Voltaire excita l'envie; son penchant pour la raillerie lui fit des ennemis acharnés, surtout parmi les écrivains français établis à Berlin; son humeur altière, sa duplicité, son avarice et sa cupidité le rendirent insupportable. Voltaire eut de violentes querelles avec Maupertuis, président de l'Académie des sciences de Berlin, qu'il livra à la risée publique dans sa Diatribe du docteur Akakia. Le roi, après avoir

beaucoup ri de l'ouvrage, dont l'auteur dut lui lire le manuscrit, en demanda la suppression à Voltaire comme un sacrifice d'amitié. Voltaire la promit et eut la perfidie de faire néanmoins imprimer le libelle, que le roi fit alors brûler par la main du bourreau. Telle fut la principale cause qui amena la rupture définitive entre le roi et le célèbre écrivain (1753).

Voltaire, forcé de quitter la Prusse, négocia avec la cour de France, dans l'espérance d'y retrouver le poste qu'il avait abandonné. Il fallut y renoncer; Paris même lui fut interdit. Il habita d'abord les Délices, sur le territoire de Genève, où il composa Tancrède, et finit par se fixer, en 1758, à Ferney, dans le pays de Gex, sur la frontière de France, au pied du Jura et sur les bords du lac de Genève. Il avait alors soixante-quatre ans. Il passa dans cette résidence les vingt dernières années de sa vie. De là il exerça une véritable dictature sur l'esprit de ses contemporains. Son château devint le rendez-vous des hommes de lettres et des princes, dont il recevait les hommages comme un tribut.

Pendant son séjour à Ferney, Voltaire prit la défense de Calas, de Sirven, de Lally, victimes de déplorables erreurs judiciaires. Il publia les Commentaires sur Corneille, afin de doter une nièce de ce grand poète, écrivit l'Histoire de la Russie sous Pierre le Grand (1759 à 1763), composa une foule de poésies des genres les plus divers, satires, épîtres, contes, épigrammes, et même quelques tragédies, écrivit ses romans en prose, si pleins d'esprit, mais aussi de malignité et de cynisme. En même temps il entretenait une correspondance étendue, animait de son esprit les auteurs de l'Encyclopédie, lançait une foule de pamphlets, où il employait contre ses adversaires l'arme du ridicule, mais trop souvent aussi l'invective et l'injure. Il soutenait contre la religion chrétienne une lutte acharnée et publiait, sous le voile de l'anonyme, un grand nombre d'écrits impies.

Voltaire avait quatre-vingt-quatre ans, lorsqu'il se détermina, à la sollicitation de Madame Denis, sa nièce, à quitter un moment Ferney, pour aller visiter Paris, où il n'avait pas reparu depuis vingt-huit ans. L'accueil qu'il y reçut fut un véritable triomphe. L'Académie, la Comédie française, les citoyens de tous les rangs, depuis les grands seigneurs jusqu'aux artisans, rivalisèrent d'empressements pour fêter l'écrivain le plus célèbre du siècle. Son buste fut couronné en plein théâtre. Tant d'émotions lui devinrent fatales: il y succomba après trois mois de séjour à Paris, en 1778. Il mourut dans l'hôtel du marquis de Villette, sur le quai des Théatins, qui a pris depuis et qui porte encore aujourd'hui le nom de quai Voltaire. Le clergé de Paris refusa d'inhumer le corps d'un écrivain qui s'était signalé par tant d'œuvres impies; il fut transporté secrètement à l'abbaye de Scellières, en Champagne, par les soins d'un abbé, son neveu, avec une rapidité qui rendit inutile le refus de sépulture expédié par l'évêque de Troyes. En 1791, les cendres de Voltaire furent exhumées pour être transférées au Panthéon (église Sainte-Geneviève), où l'on montre encore son tombeau.

L'influence de Voltaire a été immense, en mal comme en bien. S'il a, par un très grand nombre de ses écrits, propagé l'incrédulité et le mépris de toute religion positive, nous ne devons pas oublier, d'un autre côté, que c'est à Voltaire que le monde est redevable de l'immense

bienfait de la tolérance religieuse, dont il a été, pour ainsi dire, l'apôtre pendant sa vie entière, comme il a, en toute occasion, défendu les droits de la justice et de l'humanité contre l'injustice et l'oppression.

Comme poète, il a surtout brillé dans la tragédie, mais il est inférieur de beaucoup à Corneille et à Racine. Dans l'épopée, il a la gloire de s'être placé au premier rang; il est incomparable dans la poésie légère.

Comme prosateur, Voltaire n'a point de rivaux pour la netteté, la vivacité, l'élégance et le naturel du style. C'est surtout au point de vue de leur importance littéraire que nous accordons dans notre Manuel une large place aux extraits empruntés à ses écrits.

Nous donnerons des fragments et des analyses des ouvrages suivants de Voltaire; 1) la HENRIADE, 2) la tragédie de ZAÏRE, 3) l'HISTOIRE DE CHARLES XII, 4) le SIÈCLE DE LOUIS XIV, 5) JEANNOT ET COLIN, roman. Enfin nous reproduisons deux Lettres de Voltaire, que nous faisons suivre d'une lettre de Frédéric le Grand.

I. LA HENRIADE.

(1723.)

I. LA SAINT-BARTHÉLEMY. (Fragment du deuxième chant.)

Le véritable sujet de la Henriade, c'est la lutte de Henri IV contre les ligueurs, qui lui disputent le royaume de ses ancêtres. Ce sujet, le poète ne l'aborde qu'au cinquième chant; dans les quatre premiers c'est Henri de Valois qui règne: Henri de Bourbon, ne combattant que pour faire rentrer dans la capitale le roi, son maître, joue un rôle secondaire dans le poème dont il est le héros. C'est surtout cette disposition que les critiques ont reprochée à Voltaire, qui, comme le dit La Harpe, traite l'épopée en historien plutôt qu'en poète. La véritable action du poème ne commence qu'au quatrième chant; le premier sert d'introduction; le second et le troisième sont un récit des événements qui précèdent le siège de Paris, récit que Voltaire met habilement dans la bouche de Henri de Bourbon. Ce prince le fait à Élisabeth, reine d'Angleterre, à laquelle il est envoyé en ambassade secrète pour solliciter son secours contre la Ligue. C'est de ce récit que nous reproduisons un fragment.

>>Après dix ans entiers de succès et de pertes,
Médicis, qui voyait nos campagnes couvertes
D'un parti renaissant qu'elle avait cru détruit,
Lasse enfin de combattre et de vaincre sans fruit,
Voulut, sans plus tenter des efforts inutiles,
Terminer d'un seul coup les discordes civiles.
La cour de ses faveurs nous offrit les attraits;
Et, n'ayant pu nous vaincre, on nous donna la paix.
Quelle paix, juste Dieu! Dieu vengeur que j'atteste,
Que de sang arrosa son olive funeste!

Ciel! faut-il voir ainsi les maîtres des humains
Du crime à leurs sujets aplanir les chemins!
Coligny, dans son cœur à son prince fidèle,

Aimait toujours la France en combattant contre elle:
Il chérit, il prévint l'heureuse occasion

Qui semblait de l'État assurer l'union.

1 Catherine de Médicis (1519-1589), veuve de Henri II, mère de François II, de Charles IX, et de Henri III.

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