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comme stupides.1 Il ne s'agissait pas du degré de leur puissance; mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c'était s'exposer à la captivité, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain; et perdant le courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés.2

Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d'Antiochus, ils étaient maîtres de l'Afrique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu'ils ne conquissent que pour donner: mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsqu'ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l'accablaient pour ainsi dire du poids de tout l'univers.

Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays conquis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs; si, après la seconde guerre punique, ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n'auraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies.3

Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et qu'elles eussent été se perdre peu à peu dans la république romaine.

Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille; il fut un des principaux fondements de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l'empire.

C'était une manière lente de conquérir. On vainquait un peuple, et on se contentait de l'affaiblir; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement; s'il se relevait, on l'abaissait encore davantage, et il devenait sujet sans qu'on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n'était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde. Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.

C'est la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes; cela n'est bon à rien; car dans toutes sortes de gouvernements on est capable d'obéir.

Mais Rome n'imposant aucunes lois générales, les peuples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses; ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune; et, sans être compatriotes, ils étaient tous Romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n'ont jamais été durables ni puissants. Mais il n'y a rien au monde de si contradictoire que le plan des Romains et celui des barbares;

1 C'est-à-dire: stupéfaits, interdits; voyez page 46, note 1. 2,Ils cachaient autant qu'ils pouvaient leur puissance et leurs richesses aux Romains. Voyez là-dessus un fragment du premier livre de Dion." 8 Ils n'osèrent y exposer leurs colonies; ils aimèrent mieux mettre une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Masinissa et se servir du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine et la Grèce."

et, pour n'en dire qu'un mot, le premier était l'ouvrage de la force, l'autre de la faiblesse; dans l'un, la sujétion était extrême; dans l'autre, l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux; le droit seulement dans la main du prince: c'était tout le contraire chez les Romains.

III. ESPRIT DES LOIS.

1. ALEXANDRE LE GRAND.

(Livre X, chapitre XIV.)

Il ne partit qu'après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étaient voisins, et achevé d'accabler les Grecs; il ne se servit de cet accablement que pour l'exécution de son entreprise; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens; il attaqua les provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre; il ne manqua point de subsistance; et, s'il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

Dans le commencement de son entreprise, c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de chose au hasard:1 quand la fortune le mit au-dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsque, avant son départ, il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de retour dans la Grèce, c'est comme malgré lui qu'il prend et détruit Thèbes: campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étaient supérieurs. Tyr était par principe attachée aux Perses, qui ne pouvaient se passer de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit. Il prit l'Égypte, que Darius avait laissée dégarnie de troupes pendant qu'il assemblait des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies grecques: la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte; la bataille d'Arbèles lui donna toute la terre.

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes: après la bataille d'Arbèles, il le suit de si près qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir: les marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.

C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes: voyons comment il les conserva.

1 On dit aujourd'hui: il laissa peu au hasard, il risqua peu.

Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât1 les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves; il ne songea qu'à unir les deux nations. et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu; il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu'il montra tant de continence; c'est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter.

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avait vaincue; il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi, le reste des Macédoniens suivit cet exemple.

Alexandre, qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs; il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avait trouvés. Il mettait les Macédoniens à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avaient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens; il les rétablit: peu de nations se soumirent à lui sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices. Il semblait qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds dans la frugalité et son économie particulière; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermait pour les dépenses privées: elle s'ouvrait pour les dépenses publiques. Fallait-il régler

1,,C'était le Conseil d'Aristote. Plutarque, Euvres morales, de la fortune d'Alexandre.“

2,Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs: ce qui donna à leur État de terribles secousses."

sa maison? c'était un Macédonien; fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée? il était Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions: il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir: de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres: de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportements et de ses faiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'était plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête.

2. DES LOIS DES PEUPLES GERMAINS.

(Livre XXXVIII, chapitre 1 à 3.)

1

Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger par les sages de leur nation les lois saliques. La tribu des Francs ripuaires s'étant jointe, sous Clovis, à celle des Francs saliens, elle conserva ses usages; et Théodoric, roi d'Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit de même les usages des Bavarois et des Allemands qui dépendaient de son royaume; car, la Germanie étant affaiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis devant eux, avaient fait un pas en arrière et porté leur domination dans les forêts de leurs pères. Il y a apparence que le code des Thuringiens fut donné par le même Théodoric, puisque les Thuringiens étaient aussi ses sujets. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pepin, leur loi n'est pas antérieure à ces princes.3 Charlemagne, qui le premier dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons. Il n'y a qu'à lire ces deux derniers codes pour voir qu'ils sortent des mains des vainqueurs. Les Wisigoths, les Bourguignons et les Lombards ayant fondé des royaumes, firent écrire leurs lois, non pas pour faire suivre leurs usages aux peuples vaincus, mais pour les suivre eux-mêmes.

Il y a, dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands, des Bavarois, des Thuringiens et des Frisons, une simplicité admirable; on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n'avait point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si l'on en excepte les Francs, restèrent dans la Germanie.

1 Voyez le Prologue de la loi salique. M. de Leibnitz dit dans son Traité de l'Origine des Francs que cette loi fut faite avant le règne de Clovis: mais elle ne put l'être avant que les Francs fussent sortis de la Germanie; ils n'entendaient pas pour lors la langue latine."

2 Depuis Augustin Thierry (voyez page 528 de ce Manuel), on préfère les formes Allemannes ou Allemanni et Burgondes pour désigner les anciennes tribus germaniques, qu'il importe de distinguer des Allemands, c'est-à-dire des habitants actuels de l'Allemagne, et des Bourguignons, habitants de la Bourgogne, ancienne province de France.

„Ils ne savaient point écrire.“

Les Francs mêmes y fondèrent une grande partie de leur empire: ainsi leurs lois furent toutes germaines. Il n'en fut pas de même des lois des Wisigoths, des Lombards et des Bourguignons; elles perdirent beaucoup de leur caractère, parce que ces peuples, qui se fixèrent dans leurs nouvelles demeures, perdirent beaucoup du leur.

Le royaume des Bourguignons ne subsista pas assez longtemps pour que les lois du peuple vainqueur pussent recevoir de grands changements. Gondebaud et Sigismond, qui recueillirent leurs usages, furent presque les derniers de leurs rois. Les lois des Lombards reçurent plutôt des additions que des changements. Celles de Rotharis furent suivis de celles de Grimoald, de Luitprand, de Rachis, d'Aistulphe; mais elles ne prirent point de nouvelle forme. Il n'en fut pas de même des lois des Wisigoths; leurs rois les refondirent et les firent refondre par le clergé.

Les rois de la première race? ôtèrent bien aux lois saliques et ripuaires ce qui ne pouvait absolument s'accorder avec le christianisme; mais ils en laissèrent tout le fond. C'est ce qu'on ne peut pas dire des lois des Wisigoths.

Les lois des Bourguignons, et surtout celles des Wisigoths, admirent les peines corporelles. Les lois saliques et ripuaires ne les reçurent pas;3 elles conservèrent mieux leur caractère.

Les Bourguignons, et les Wisigoths, dont les provinces étaient très exposées, cherchèrent à se concilier les anciens habitants et à leur donner des lois civiles les plus impartiales; mais les rois francs, sûrs de leur puissance, n'eurent pas ces égards.

Les Saxons, qui vivaient sous l'empire des Francs, eurent une humeur indomptable et s'obstinèrent à se révolter. On trouve dans leurs lois des duretés du vainqueur, qu'on ne voit point dans les autres codes des lois des barbares.

On y voit l'esprit des lois des Germains dans les peines pécuniaires, et celui du vainqueur dans les peines afflictives.

Les crimes qu'ils font dans leur pays sont punis corporellement, et on ne suit l'esprit des lois germaniques que dans la punition de ceux qu'ils commettent hors de leur territoire.

C'est un caractère particulier de ces lois des barbares, qu'elles ne furent point attachées à un certain territoire: le Franc était jugé par la loi des Francs, l'Allemand par la loi des Allemands, le Bourguignon par la loi des Bourguignons, le Romain par la loi romaine; et, bien loin qu'on songeât dans ces temps-là à rendre uniformes les lois des peuples conquérants, on ne pensa pas même à se faire législateur du peuple vaincu.

Je trouve l'origine de cela dans les mœurs des peuples germains. Ces nations étaient partagées par des marais, des lacs et des forêts:

1,Euric les donna, Leuvigilde les corrigea. Voyez la Chronique d'Isidore. Chaindasuinde et Recessuinde les réformèrent. Égiga fit faire le code que nous avons, et en donna la commission aux évêques: on conserva pourtant les lois de Chaindasuinde et de Recessuinde, comme il paraît par le seizième concile de Tolède."

2 Les Mérovingiens.

8 On en trouve seulement quelques-unes dans le décret de Childebert.“ C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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