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LE SAGE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

ALAIN-RENÉ LE SAGE naquit en 1668 à Sarzeau, petite ville près de Vannes. Son père était avocat et notaire et passait pour riche. Après avoir de bonne heure perdu ses parents, l'enfant resta sous la tutelle d'un oncle, qui laissa dépérir la fortune de son pupille. Placé au collège des jésuites de Vannes, le jeune Le Sage fit d'excellentes études. Il fut pendant quelques années employé dans les fermes en Bretagne, puis il vint à Paris, en 1692. Il y fit son droit, se maria en 1695, fut très peu de temps avocat au parlement et ensuite se voua entièrement aux lettres, vivant dans un état de fortune au-dessous du médiocre, mais préférant son indépendance à toutes les propositions qu'on lui faisait. Il débuta dans la carrière des lettres par des comédies et des traductions de l'espagnol.

En 1707 parut le Diable boiteux, roman satirique dont Le Sage a pris le nom et l'idée dans El Diablo Conjuelo de Louis Velez de Guevara. L'auteur suppose qu'un démon, nommé Asmodée ou le diable boiteux, qu'un savant magicien tenait enfermé, délivré pour quelques heures de la nuit par un étudiant de Madrid, récompense son libérateur en lui montrant le monde tel qu'il est. Il l'emporte sur le pan de son manteau, fend l'air et va se percher avec son protégé sur une des plus hautes tours de la capitale. Là il enlève pour lui les toits des maisons, et lui fait voir, malgré les ténèbres de la nuit, le dedans des appartements, en lui racontant l'histoire de ceux qui les habitent. Quoique le merveilleux qui fait le fond de cet ouvrage satirique ne donne lieu qu'à des récits épisodiques, la diversité des aventures, une critique vive et ingénieuse, la vérité des portraits et un style nerveux et correct ont valu un grand succès au Diable boiteux.

En 1708, Le Sage fit représenter la comédie de Turcaret, la meilleure de ses pièces de théâtre. C'est une excellente satire de la vie scandaleuse des traitants et des fermiers. Les financiers offrirent cent mille francs à Le Sage pour l'engager à retirer une pièce qui devait mettre au grand jour les secrets et les turpitudes de leur métier; mais, bien qu'il fût pauvre, il rejeta leurs offres. Malgré les intrigues des traitants, la pièce fut représentée et obtint un immense succès. Parmi les autres pièces de Le Sage nous mentionnons Crispin rival de son maître, petite comédie fort gaie qui se joue encore sur le premier théâtre de Paris.

Le Sage mit le sceau à sa réputation littéraire en publiant la Vie de Gil Blas de Santillane, dont la première partie parut en 1715,

1 D'après la Biographie universelle.

2 Le mot ferme qui marque, en général, la convention par laquelle le propriétaire d'une terre en abandonne l'usufruit à un autre pour un certain temps et moyennant un certain prix, se disait spécialement des conventions par lesquelles le roi de France, sous l'ancien régime, déléguait à des particuliers le droit de percevoir certains revenus publics. Les capitalistes auxquels l'État affermait les impôts étaient appelés fermiers généraux ou traitants. Etre employé dans les fermes veut dire être employé dans les bureaux des fermiers des impôts.

et la suite en 1724 et 1735. Ce roman est considéré comme le chefd'œuvre du genre. Outre que d'un bout à l'autre il étincelle d'esprit, et qu'il offre une extrême variété de scènes et un intérêt soutenu, on y trouve la peinture vraie du siècle dans lequel vivait l'auteur, et le tableau fidèle de la vie humaine en général. On a prétendu que ce roman, qui eut un succès prodigieux et qui fut traduit dans plusieurs langues, n'était qu'une traduction ou du moins une imitation de l'espagnol. François de Neufchâteau1 a victorieusement réfuté cette accusation et a prouvé que Gil Blas est une œuvre originale.

Quant au langage et au style, Gil Blas doit être placé au premier rang des monuments littéraires que nous a laissés le 18° siècle. Simple, concis, élégant, rencontrant toujours l'expression propre, le style de Le Sage est un des meilleurs modèles que puisse se proposer un étranger qui étudie le français. Voilà pourquoi nous avons fait une large part aux extraits que nous donnons de la Vie de Gil Blas.

Les autres productions de Le Sage sont très inférieures à celles dont nous venons de parler. S'étant brouillé avec les acteurs du Théâtre-Français, il travailla vingt-six ans pour les théâtres de la Foire et fit pour ces scènes secondaires une foule de petites pièces et d'opéras-comiques qui eurent une grande vogue, mais qui sont pour la plupart oubliés aujourd'hui.

Malgré la supériorité de son talent et le succès de ses nombreux ouvrages, l'auteur de Gil Blas ne parvint jamais à la fortune. Insouciant de l'avenir, il fut toujours bienfaisant et libéral au sein de la médiocrité, et mourut pauvre en 1747.

HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE.

Le théâtre des aventures de Gil Blas est l'Espagne entière, que ce personnage parcourt d'un bout à l'autre; l'époque du roman est le règne de Philippe III (1598-1621) et le commencement de celui de Philippe IV (1621-1665). L'auteur, pour bien peindre les mœurs de toutes les classes de la société, fait passer son héros par tous les degrés de l'échelle sociale. Successivement domestique dans les conditions les plus différentes, lié souvent avec des gens de mœurs fort équivoques, intendant, secrétaire, confident d'un tout-puissant ministre, le duc de Lerme, et mêlé aux intrigues d'une cour dissolue, puis prisonnier d'État à la tour de Ségovie, où il expie l'orgueil et l'ingratitude qu'il a montrés quand la fortune lui souriait, Gil Blas revient à la prospérité, dont il n'abuse pas une seconde fois. Il rentre même aux affaires sous le comte d'Olivarès, successeur du duc de Lerme, mais il se montre alors aussi humain et désintéressé qu'il a été d'abord avare et hautain. Notre héros finit par être anobli, mais don Gil Blas de Santillane cache modestement ses lettres de noblesse. Après la disgrâce du comte d'Olivarès, il se retire dans sa terre, et finit paisiblement une vie orageuse.

Pour satisfaire le commun des lecteurs, Le Sage a fait entrer dans son livre un grand nombre de récits épisodiques, qui sont autant de petits romans. En cela il ne fait que suivre la mode du temps et s'accommoder au goût de son public. Il s'est lui-même expliqué sur le double caractère de son livre dans une espèce de préface allégorique que nous reproduisons.

1 François de Neufchâteau (1750-1828), écrivain et homme d'État.

GIL BLAS AU LECTEUR.

Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire.

Se

Deux écoliers allaient ensemble de Penafiel à Salamanque. sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes: A qui esta encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias. >>Ici est enfermée l'âme du licencié Pierre Garcias.<<

Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription, qu'il dit en riant de toute sa force: >>Rien n'est plus plaisant! ici est enfermée l'âme.... Une âme enfermée!... Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe.<< En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même: »Il y a là-dessous quelque mystère; je veux demeurer ici pour l'éclaircir.<< Celui-ci laissa donc partir l'autre; et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu'il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin: SoIs MON HÉRITIER, TOI QUI AS EU ASSEZ D'ESPRIT POUR DÉMÊLER LE SENS DE L'INSCRIPTION ET FAIS UN MEILLEUR USAGE QUE MOI DE MON ARGENT. L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié.

Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l'un ou à l'autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage; mais, si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable.

Quant au roman même, nous en reproduisons trois fragments; 1) Éducation et premières aventures de Gil Blas. 2) Gil Blas chez l'archevêque de Grenade. 3) Gil Blas au service du duc de Lerme, en qualité de secrétaire. 1. ÉDUCATION ET PREMIÈRES AVENTURES DE GIL BLAS (I.1-2).

Mon oncle, le chanoine Gil Pérez, me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire, ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi; car en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée; et, à force de s'y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Il aurait encore bien voulu m'enseigner la langue latine, c'eût été autant d'argent épargné pour lui: mais, hélas! le pauvre Gil Pérez! il n'en avait de sa vie su les premiers principes; c'était peut-être (car je n'avance pas cela comme un fait certain) le chanoine du chapitre

1 Écolier est ici synonyme d'étudiant. Encore de nos jours, on appelle en France École de droit, École de médecine les Facultés de droit et de médecine; mais on n'appelle plus écolier qu'un élève d'une classe élémentaire.

le plus ignorant. Aussi j'ai out dire qu'il n'avait point obtenu son bénéfice par son érudition.

Il fut donc obligé de me mettre sous la férule d'un maître: il m'envoya chez le docteur Godinez, qui passait pour le plus habile pédant d'Oviedo. Je profitai si bien des instructions qu'on me donna, qu'au bout de cinq à six années j'entendis un peu les auteurs grecs, et assez bien les poètes latins. Je m'appliquai aussi à la logique, qui m'apprit à raisonner beaucoup. J'aimais tant la dispute, que j'arrêtais les passants, connus ou inconnus, pour leur proposer des arguments. Je m'adressais quelquefois à des figures hibernoises1 qui ne demandaient pas mieux, et il fallait alors nous voir disputer! Quels gestes! quelles grimaces! quelles contorsions! nos yeux étaient pleins de fureur, et nos bouches écumantes; on nous devait plutôt prendre pour des possédés que pour des philosophes.

Je m'acquis toutefois par là dans la ville la réputation de savant. Mon oncle en fut ravi, parce qu'il fit réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. »Or çà, Gil Blas, me dit-il un jour, le temps de ton enfance est passé. Tu as déjà dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon. Il faut songer à te pousser. Je suis d'avis de t'envoyer à l'université de Salamanque; avec l'esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze pistoles; tu la vendras à Salamanque, et tu en emploieras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu sois placé.<<

Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable; car je mourais d'envi de voir le pays. Cependant j'eus assez de force sur moi pour cacher ma joie; et lorsqu'il fallut partir, ne paraissant sensible qu'à la douleur de quitter un oncle à qui j'avais tant d'obligations, j'attendris le bonhomme, qui me donna plus d'argent qu'il ne m'en aurait donné s'il eût pu lire au fond de mon âme. Avant mon départ, j'allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne me point engager dans de mauvaises affaires, et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d'autrui. Après qu'ils m'eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j'attendais d'eux. Aussitôt je montai sur ma mule, et sortis de la ville.

Me voilà donc hors d'Oviédo, sur le chemin de Pegnaflor, au milieu de la campagne, maître de mes actions, d'une mauvaise mule et de quarante bons ducats. La première chose que je fis fut de laisser ma mule aller à discrétion, c'est-à-dire au petit pas. Je lui mis la bride sur le cou, et, tirant de ma poche mes ducats, je commençai à les compter et recompter dans mon chapeau. Je n'étais pas maître de ma joie: je n'avais jamais vu tant d'argent; je ne pouvais me lasser de le regarder et de le manier. Je le comptais peut-être pour la vingtième fois, quand tout à coup ma mule, levant la tête et les oreilles, s'arrêta au milieu du grand chemin. Je jugeai que quelque chose l'effrayait:

1 L'Hibernie est l'ancien nom de l'Irlande, Hibernois celui de ses habitants. L'ardeur que les étudiants irlandais apportaient, au moyen âge, dans les disputes scolastiques a donné à ce mot une teinte de ridicule.

je regardai ce que ce pouvait être. J'aperçus sur la terre un chapeau renversé, sur lequel il y avait un rosaire à gros grains, et en même temps j'entendis une voix lamentable qui prononça ces paroles: »Seigneur passant, ayez pitié, de grâce, d'un pauvre soldat estropié; jetez, s'il vous plaît, quelques pièces d'argent dans ce chapeau; vous en serez récompensé dans l'autre monde.« Je tournai aussitôt les yeux du côté que partait la voix. Je vis au pied d'un buisson, à vingt ou trente pas de moi, une espèce de soldat qui, sur deux bâtons croisés, appuyait le bout d'une escopette, qui me parut plus longue qu'une pique, et avec laquelle il me couchait en joue. A cette vue, qui me fit trembler pour le bien de l'Église, je m'arrêtai tout court: je serrai promptement mes ducats, je tirai quelques réaux, et m'approchant du chapeau disposé à recevoir la charité des fidèles effrayés, je les jetai dedans l'un après l'autre, pour montrer au soldat que j'en usais noblement. II fut satisfait de ma générosité, et me donna autant de bénédictions que je donnai de coups de pieds dans les flancs de ma mule, pour m'éloigner promptement de lui: mais la maudite bête, trompant mon impatience, n'en alla pas plus vite; la longue habitude qu'elle avait de marcher pas à pas sous mon oncle lui avait fait perdre l'usage du galop.

Je ne tirai pas de cette aventure un augure trop favorable pour mon voyage. Je me représentai que je n'étais pas encore à Salamanque, et que je pourrais bien faire une plus mauvaise rencontre. Mon oncle me parut très imprudent de ne m'avoir pas mis entre les mains d'un muletier. C'était sans doute ce qu'il aurait dû faire; mais il avait songé qu'en me donnant sa mule mon voyage me coûterait moins; et il avait plus pensé à cela qu'aux périls que je pouvais courir en chemin. Ainsi, pour réparer sa faute, je résolus, si j'avais le bonheur d'arriver à Pegnaflor, d'y vendre ma mule et de prendre la voie du muletier pour aller à Astorga, d'où je me rendrais à Salamanque par la même voiture.

J'arrivai heureusement à Pegnaflor; je m'arrêtai à la porte d'une hôtellerie d'assez bonne apparence. Je n'eus pas mis pied à terre, que l'hôte vint me recevoir fort civilement. Il détacha lui-même ma valise, la chargea sur ses épaules, et me conduisit à une chambre, pendant qu'un de ses valets menait ma mule à l'écurie. Cet hôte, le plus grand babillard des Asturies, et aussi prompt à conter sans nécessité ses propres affaires que curieux de savoir celles d'autrui, m'apprit qu'il se nommait André Corcuélo; qu'il avait servi longtemps dans les armées du roi en qualité de sergent, et que depuis quinze mois il avait quitté le service pour épouser une fille de Castropol. Il me dit encore une infinité d'autres choses, que je me serais fort bien passé d'entendre. Après cette confidence, se croyant en droit de tout exiger de moi, il me demanda d'où je venais, où j'allais, et qui j'étais. A quoi il me fallut répondre article par article, parce qu'il accompagnait d'une profonde révérence chaque question qu'il me faisait, en me priant d'un air si respectueux d'excuser sa curiosité, que je ne pouvais me défendre de la satisfaire. Cela m'engagea dans un long entretien avec lui, et me donna lieu de parler du dessein et des raisons que j'avais de me défaire de ma mule, pour prendre la voie du muletier. Ce qu'il approuva fort, non succinctement, car il me représenta là-dessus tous les accidents fâcheux qui pouvaient m'arriver sur la route. Il me rapporta même plusieurs histoires sinistres de voyageurs. Je croyais qu'il ne

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