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J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit:
Les rochers en sont teints; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive, je l'appelle, et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain.
»Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
Cher ami, si mon père un jour désabusé
Plaint le malheur d'un fils, faussement accusé,
Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
Dis lui qu'avec douceur il traite sa captive;
Qu'il lui rende« . . . A ce mot, ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré,
Triste objet, où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l'œil même de son père.

Thésée, accablé de la perte de son fils, ne veut pas être éclairé sur son innocence ou sa culpabilité. Il craint d'irriter encore sa douleur. Mais Phèdre, avant de mourir du poison qu'elle a pris, vient elle-même s'accuser et rendre un témoignage solennel à l'innocence d'Hippolyte.

VI. ATHALIE.1

EXPOSÉ HISTORIQUE DU SUJET ET RÉSUMÉ DE L'ACTION.

Le sujet d'Athalie, tiré du II livre des Rois est la reconnaissance de Joas et son avènement à la couronne de Juda, après la mort violente d'Atalie, son aïeule, qui avait usurpé le trône. Depuis la division du royaume des Juifs (975 av. J.-C.) en royaume de Juda et royaume d'Israël, les querelles n'avaient pas cessé entre les deux États. Enfin le mariage de Joram, roi de Juda et de la race de David, avec Athalie, fille de JéIzabel et d'Achab, roi d'Israël, semblait devoir inaugurer une ère de paix entre les deux royaumes. Non seulement les événements trompèrent cette attente, mais ce mariage devint funeste au royaume de Juda et au culte de Jéhovah à Jérusalem. Athalie entraîna le roi, son mari, dans l'idolâtrie, et fit construire dans Jérusalem même un temple à Baal, dieu des Phéniciens. Après la mort de Joram, son fils Ochozias hérita de l'impiété de ses parents. Mais ce prince étant allé, dans la seconde année de son règne, rendre visite au roi d'Israël, frère d'Athalie, fut enveloppé dans la ruine de la maison d'Achab et tué par l'ordre de Jéhu que Jéhovah avait fait sacrer roi d'Israël par ses prophètes. Jéhu extermina toute la postérité d'Achab et fit jeter par la fenêtre Jézabel, qui fut mangée par les chiens selon la prédiction du prophète Élie. Athalie, ayant appris à Jérusalem tous ces massacres, entreprit de son côté d'éteindre entièrement la race royale de David, en faisant mourir tous les enfants d'Ochozias, ses petitsfils. Un seul fut sauvé. Josabeth, sœur d'Ochozias et fille de Joram, mais d'une autre mère qu'Athalie, réussit à dérober le jeune Joas à la fureur des assassins. Elle le cacha dans le temple, et son mari, le grand-prêtre Joad (Joïada), l'y éleva sous le nom d'Éliacin. Selon l'Écriture, Joas n'avait que sept ans lorsqu'il fut proclamé roi par le grand-prêtre. Dans sa pièce, Racine donne à ce jeune prince neuf ou dix ans, pour le mettre en état, dit-il, de mieux répondre aux questions qu'on lui fait.

L'action se passe dans un vestibule du temple, qui est censé conduire à l'appartement du grand-prêtre Joad.

1 Voyez page 166, note 1.

Le premier acte commence par un dialogue entre Abner et le grandprêtre. Abner, général des armées d'Athalie, demeuré fidèle à la mémoire de ses rois et au culte du vrai Dieu, vient de grand matin dans le temple prendre part à la fête solennelle que l'on va célébrer.

Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel.

Je viens, selon l'usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée,

Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.

П déplore l'abandon des autels et l'infidélité qui a poussé tant de Juifs à l'apostasie. L'humeur sombre d'Athalie lui fait craindre de nouveaux malheurs. Mais le grand-prêtre Joad oppose à ses terreurs la puissance et les promesses de Dieu et le souvenir des miracles récents qui ont été accomplis. Celui qui met un frein à la fureur des flots

Sait aussi des méchants arrêter les complots, etc.

Joad laisse entrevoir au fidèle Abner que la race de David n'est pas éteinte. Il annonce ensuite à son épouse Josabeth que le jour est venu de révéler au peuple l'existence de Joas et de replacer cet enfant sur le trône de ses pères. La tendresse de Josabeth s'alarme de ce péril; mais Dieu commande, et devant ses ordres il faut s'incliner. L'acte est terminé par ce beau chœur:

Tout l'univers est plein de sa magnificence.

Qu'on l'adore, ce Dieu, qu'on l'invoque à jamais!
Son empire a des temps précédé la naissance.
Chantons, publions ses bienfaits, etc.

Les chœurs, qui sont chantés par des jeunes filles de la tribu de Lévi, sont une des principales beautés de la tragédie d'Athalie. Rien, dans la langue française, n'en égale la suavité et l'harmonie: tous ces vers s'impriment facilement dans la mémoire et y demeurent gravés.

Au second acte, on voit Zacharie, le jeune fils du grand-prêtre, accourir sur la scène. Il raconte, tout ému, qu'Athalie a osé pénétrer dans le temple, au milieu de la sainte cérémonie. A sa vue, les fidèles se sont troublés; mais Joad s'est avancé pour lui interdire l'entrée de l'enceinte sacrée.

Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,
D'où te bannit ton sexe et ton impiété.

Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté?

Athalie, arrêtée par le courage du grand-prêtre, revient au vestibule accompagnée de ses gardes et d'Abner, qui excuse l'audace de Joad. La reine fait appeler Mathan, Juif apostat, devenu grand-prêtre de Baal. Athalie essaye de justifier ses forfaits:

Je ne veux point ici rappeler le passé,

Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé.

Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire, etc.

Elle raconte ensuite l'horrible songe qu'elle a eu, et qui, à trois reprises, a troublé son sommeil:

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit;

Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,

Comme au jour de sa mort pompeusement parée, etc,

Le fantôme s'est penché vers son lit, lui a annoncé la vengeance du Dieu des Juifs et a disparu, laissant à sa place:

un horrible mélange

D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Alors s'est présenté un enfant, le visage plein de douceur, l'air noble et modeste, qui tout à coup lui a plongé un poignard dans le sein. Le lendemain, après avoir eu, mais en vain, recours à Baal pour retrouver le repos, Athalie a conçu l'idée d'apaiser le Dieu des Juifs. Mais pendant qu'elle essayait de pénétrer dans l'enceinte sacrée, elle a vu et reconnu à l'autel le même enfant que le songe lui avait montré prêt à la frapper. On l'a fait disparaître. La reine demande à Mathan et à Abner ce qu'elle doit faire pour prévenir le malheur dont elle paraît menacée. Mathan conseille de s'emparer de l'enfant et de le mettre à mort; Abner indigné s'écrie:

Hé quoi! Mathan? d'un prêtre est-ce là le langage?

et, d'après son avis, Athalie se borne à interroger le mystérieux enfant. Abner se charge de l'amener, et le jeune Joas paraît devant la reine, accompagné de Josabeth. L'interrogatoire, ménagé avec un art merveilleux, se poursuit en faisant éclater la grâce, la candeur et l'esprit du jeune prince, sans justifier ni calmer complètement les craintes d'Athalie. Elle veut attirer l'enfant à sa cour; il refuse:

Moi, des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?

Il demande à rentrer dans le temple. Abner remet le jeune Joas aux mains de Josabeth. Le chœur, qui a été témoin de cette scène, célèbre par ses chants l'innocence et le bonheur de l'enfance élevée dans l'amour de Dieu et flétrit les maximes impies des méchants.

Quel astre à nos yeux vient de luire?

Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux?
Il brave le faste orgueilleux,

Et ne se laisse point séduire

A tous ses attraits périlleux, etc.

Au troisième acte, Mathan entre en scène accompagné de son confident Nabal et demande un entretien à Josabeth. En attendant qu'elle vienne, il dévoile à Nabal les motifs qui l'ont poussé à l'apostasie, les secrets remords qui l'agitent et les desseins pervers qu'il nourrit au fond de son âme. Il a déclaré la guerre à Dieu même.

Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance,

Je puis convaincre enfin sa haine d'impuissance,
Et parmi les débris, le ravage et les morts,

A force d'attentats perdre tous mes remords!

Josabeth arrive, et Mathan lui transmet les ordres d'Athalie. La reine veut qu'on lui livre le jeune Joas comme gage de paix entre elle et le grandprêtre. Joad survient, il est indigné de voir l'apostat dans le temple.

Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?
Quoi! fille de David, vous parlez à ce traître!

Il le menace de la punition que Dieu lui prépare déjà. Mathan éperdu se précipite hors du temple. Joad, resté seul avec Josabeth, lui annonce que le moment est venu de couronner le jeune Joas et de le montrer au peuple. Puis l'Esprit divin s'empare du grand-prêtre; l'avenir s'ouvre devant lui:

Cieux, écoutez ma voix; terre, prête l'oreille!

Ne dis plus, o Jacob! que ton Seigneur sommeille!
Pécheurs, disparaissez; le Seigneur se réveille.

Dans cette prophétie, que Racine a composée tout entière d'expressions bibliques, le grand-prêtre prédit la prise de Jérusalem et la destruction du temple, la captivité de Babylone, puis le triomphe d'une Jérusalem nouvelle, l'Eglise chrétienne. Ensuite il distribue aux lévites les armes qui se trouvent cachées dans le temple.

Ce formidable amas de lances et d'épées

Qui du sang philistin jadis furent trempées,

Et que David vainqueur, d'ans et d'honneurs chargé,
Fit consacrer au Dieu qui l'avait protégé.

L'acte se termine par des chants où le chœur exprime ses craintes

et ses espérances.

Le Seigneur, a daigné parler;

Mais ce qu'à son prophète il vient de révéler,
Qui pourra nous le faire entendre?
S'arme-t-il pour nous défendre?
S'arme-t-il pour nous accabler?

O promesse! ô menace! ô ténébreux mystère!
Que de maux, que de biens sont prédits tour à tour!
Comment peut-on avec tant de colère
Accorder tant d'amour?

Au quatrième acte, Joad dévoile au jeune prince sa naissance. Les lévites en armes se rangent autour du roi, que le grand-prêtre proclame devant eux en les exhortant à sacrifier leur vie pour le salut du fils de David et le triomphe de la cause de Dieu. Joas reçoit le serment des lévites et les conseils du grand-prêtre. On annonce bientôt qu'Athalie prépare tout pour l'attaque du temple. Mais le courage des assiégés n'est pas ébranlé, et le choeur entonne un chant de guerre, qui est une prière à l'Éternel, Dieu des combats.

Partez, enfants d'Aaron, partez,
Jamais plus illustre querelle
De vos aïeux n'arma le zèle.
Partez, enfants d'Aaron, partez.

C'est votre roi, c'est Dieu pour qui vous combattez, etc.

Où sont les traits que tu lances,

Grand Dieu, dans ton juste courroux?
N'es-tu plus le Dieu jaloux?

N'es-tu plus le Dieu des vengeances? etc.

Au cinquième acte, les lévites sont prêts à soutenir l'assaut des soldats d'Athalie, lorsque Abner, que la reine avait d'abord dépouillé de son commandement et jeté dans un cachot, arrive chargé par Athalie elle-même de promettre la conservation du temple, à condition qu'on lui livre l'enfant qui excite ses craintes, et certain trésor amassé, disait-on, par David. Joad résiste; mais, voyant au langage d'Abner à quel point ce chef est dévoué à la race de David et à sa religion, il feint de se rendre et consent à ce qu'Athalie pénètre dans le temple, avec une faible escorte, pour recevoir ce qu'elle réclame. Pendant qu'Abner va porter cette réponse, le jeune Joas prend place sur le trône dressé près du sanctuaire, derrière an rideau qui se referme avant l'arrivée d'Athalie. Elle entre, la menace à la bouche, et réclame impérieusement ce qui lui a été promis:

Cet enfant, ce trésor, qu'il faut qu'on me remette,

Où sont-ils?

JOAD. Sur-le-champ tu seras satisfaite:

Je te les vais montrer l'un et l'autre à la fois.

A ce moment on tire le rideau, et Joas apparaît assis sur son trône. Plusieurs lévites, l'épée à la main, sont rangés à ses côtés. Le grandprêtre dit à la reine, en lui montrant l'enfant:

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

14

Connais-tu l'héritier du plus saint des monarques,
Reine? De ton poignard connais du moins ces marques.
Voilà ton roi, ton fils, le fils d'Ochozias.

Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas.

Athalie furieuse donne aux soldats de son escorte l'ordre de la délivrer d'un fantôme odieux. Mais le grand-prêtre s'écrie:

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi!

Alors le fond du théâtre s'ouvre. On voit l'intérieur du temple, et les lévites armés se précipitent de tous côtés sur la scène. Athalie, troublée à cette vue, reconnaît qu'elle est tombée dans un piège. En vain invoque-t-elle le secours de son armée; on ne viendra pas la délivrer. Les lévites ayant annoncé du haut des murailles du temple l'avènement de Joas si miraculeusement sauvé, et le sort d'Athalie enfermée avec son escorte dans le temple et entourée d'un grand nombre de lévites bien armés, une terreur subite saisit les soldats de la reine, et ils se dispersent de tous côtés. Athalie, après avoir exhalé sa rage dans d'affreuses imprécations, est entraînée hors du temple et subit le dernier supplice, digne salaire de ses crimes.

Telle est l'ordonnance de cette tragédie biblique, qui se développe avec la simplicité et la majesté d'une pompe religieuse, et dont les caractères sont tracés de main de maître. Joad est bien le prêtre du Dieu d'Israël, jaloux de ses droits, inexorable dans sa marche vers le but indiqué par la volonté de Jéhova. Il inspire le respect par sa piété, et par le courage altier qu'il apporte à l'accomplissement de la terrible mission qu'il a reçue. Josabeth, aussi fidèle que Joad dans sa piété, aussi dévouée pour l'enfant qu'elle a sauvé, contraste avec son époux par la faiblesse touchante qui convient à une femme. Mathan est le type de l'apostasie ambitieuse: prêtre de Baal, il n'est pas idolâtre, mais hypocrite et impie. C'est le mauvais génie d'Athalie, qu'il pousse sans cesse en avant dans le chemin du crime, pressé lui-même par le désir d'étouffer ses remords. Quant à Abner, on peut trouver qu'il n'agit pas assez pour un soldat, „mais, comme le dit très bien La Harpe (Cours de littérature), si Racine eût fait le rôle d'Abner plus agissant, sa pièce n'aurait pas conservé le caractère religieux qui la distingue et la rend à la fois si originale et si conforme aux mœurs théocratiques." Le jeune roi Joas a toute la naïveté, toute l'innocence de l'enfance parée des grâces qu'y ajoute la précocité de l'esprit.

La seule circonstance qui, dans la pièce, affecte péniblement le lecteur, c'est la ruse de Joad attirant Athalie par un mot à double sens dans le piège où elle doit être impitoyablement frappée. Cette duplicité paraît peu digne du grand-prêtre et de la sainte cause qu'il sert, mais elle est parfaitement en accord avec les mœurs du peuple juif à cette époque.

Du reste, les petits défauts de la pièce sont rachetés, dans le cours majestueux de l'action, par la surprenante beauté du langage, qui passe si naturellement de la magnificence à la simplicité, et qui s'élève sans effort jusqu'à l'extase sublime des prophètes.

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