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yeux sur cette batterie que j'ai fait mettre là.« Il retourne deux pas, et sans être arrêté, il reçut le coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire, et perça le corps, après avoir fracassé le bras de ce héros. Ce gentilhomme le regardait toujours; il ne le voit point tomber; le cheval l'emporta où il avait laissé le petit d'Elbeuf: il n'était point encore tombé, mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment le cheval s'arrête, il tomba entre les bras de ses gens; il ouvrit deux fois de grands yeux et la bouche et puis demeura tranquille pour jamais: songez qu'il était mort et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui était jeté sur ce corps, qui ne le voulait pas quitter, et qui se pâmait de crier. On jette un manteau; on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient; on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur ; mais il fallut se faire violence et songer aux grandes affaires qu'il avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers pourtant avaient des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts, qui ne frappaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on en soit ému. Ses deux véritables3 neveux (car pour l'aîné il faut le dégrader)1 étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; partout où il a passé ç'a été des clameurs; mais à Langres' ils se sont surpassés: ils allèrent tous au devant de lui, tous habillés de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple, tout le clergé en cérémonie; ils firent dire un service solennel dans la ville, et en un moment se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monte à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? II arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, en attendant qu'on prépare la chapelle. Il y aura un service, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel.

X. (563.)

A Paris, mercredi 29 juillet 1676. Voici, ma bonne, un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la Reine,

1 C'est-à-dire vers l'endroit où. 2 On dirait aujourd'hui: Ce fut là que.. 3 Le comte de Lorges et le comte de Roye. On croit que c'est du duc de Bouillon que Mme de Sévigné veut parler. Le chevalier de Grignan, beau-frère de la fille de Mme de Sévigné. • Pour: ça (cela) a été. Langres, ville située près de la Marne. St-Denis, petite ville sur la Seine, tout près de Paris, avec une église gothique dont les caveaux renfermaient les cendres des rois de France.

la messe, le dfner; mais il n'est plus besoin de se faire étouffer, pendant que Leurs Majestés sont à table; car, à trois heures le Roi, la Reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, madame de Montespan,' toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du Roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un lieu à l'autre sans faire la presse en nul lieu.3 Un jeu de reversi donne la forme, et fixe tout. C'est le Roi (Madame de Montespan tient la carte), Monsieur, la Reine et madame de Soubise: Dangeau et compagnie; Langlée et compagnie. Mille louis sont répandus sur le tapis, il n'y a point d'autres jetons. Je voyais jouer Dangeau; et j'admirais combien nous sommes sots auprès de lui. Il ne songe qu'à son affaire, et gagne où les autres perdent; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait: en un mot, sa bonne conduite défie la fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très agréablement et très commodément. Je saluai le Roi, comme vous me l'avez appris; il me rendit mon salut, comme si j'avais été jeune et belle. La Reine me parla aussi longtemps de ma maladie. Elle me parla aussi de vous. Monsieur le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du chevalier de Grignan, enfin tutti quanti: vous savez ce que c'est que de recevoir un mot de tout ce qu'on trouve en chemin.

XI. (754.)

Paris, ce 22 novembre 1679. Je m'en vais bien vous surprendre et vous fâcher, ma chère enfant: M. de Pompone 10 est disgracié. Il eut ordre samedi au soir, comme il revenait de Pompone11 de se défaire de sa charge, qu'il en aurait sept cent mille francs, qu'on lui continuerait sa pension de vingt mille francs qu'il avait comme ministre, et que le Roi avait réglé toutes ces choses pour lui marquer qu'il était content de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l'assurant qu'il était au désespoir d'être obligé, etc. M. de Pompone demanda s'il ne pourrait point avoir l'honneur de parler au Roi, et savoir de sa bouche quelle

1 Voyez page 136, note 10. 2 Voyez page 143, note 7.
On dirait aujourd'hui: nulle part.

Reversi, jeu de cartes. Dans ce jeu, au revers de tous les autres, c'est celui qui fait le moins de levées qui gagne le plus.

5 C'est-à-dire au jeu, ce que quelques éditeurs ont ajouté au texte. On appelait Monsieur le Duc tout court, le fils du grand Condé. 7 C'est-à-dire auxquelles il ne pense pas; qu'il fait sans y penser. Voyez page 146, note 5. • Tous tant qu'ils étaient.

10 Le marquis de Pompone (1618-1699) fut ministre des affaires étrangères de 1671 à 1679. Dans cette dernière année, Louis XIV, cédant à un mouvement d'humeur et à l'influence de Colbert et de Louvois, l'éloigna des affaires. S'il faut en croire Flassan (Histoire de la Diplomatie française, III, 472) la disgrâce de M. de Pompone fut causée par une grande négligence de sa part. Quoi qu'il en soit, il fut rappelé au ministère en 1691 et y resta jusqu'à sa mort. 11 Village et château près de la ville de Meaux.

faute avait attiré ce coup de tonnerre: on lui dit qu'il ne pouvait point parler au Roi; il lui écrivit, lui marqua son extrême douleur, et l'ignorance où il était de ce qui pouvait lui avoir attiré sa disgrâce; il lui parla de sa nombreuse famille, il le supplia d'avoir égard à huit enfants qu'il avait. Aussitôt il fit remettre ses chevaux au carrosse, et revint à Paris, où il arriva à minuit. M. de Pompone n'était pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos, pour leur apprendre l'humanité, qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avait fait qu'employer les vertus qu'il avait, pour le bonheur des autres; on l'aimait, et surtout parce qu'on l'honorait infiniment. Nous avions été, comme je vous ai mandé, le vendredi à Pompone, M. de Chaulnes, Lavardin et moi: nous le trouvâmes, et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs; ah! quel échec et mat on lui préparait à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu'un courrier l'attendait; de sorte que M. Colbert, qui croyait le trouver le samedi au soir comme à l'ordinaire, sachant qu'il était allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas, et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pompone qu'après dîner; nous y laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle; ce fut un valet de chambre de M. de Pompone, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de madame de Vins; c'était une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il était si excessivement changé, que madame de Vins crut absolument qu'il lui venait dire la mort de M. de Pompone; de sorte que quand elle sut qu'il n'était que disgracié, elle respira; mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l'instant; et laissant tous ces petits garçons en larmes, et accablés de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi, où elles trouvèrent M. de Pompone. Vous pouvez vous représenter cette entrevue, et ce qu'ils sentirent en se revoyant si différents de ce qu'ils pensaient être la veille. Pour moi, j'appris cette nouvelle par l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur. J'allai à leur porte vers le soir; on ne les voyait point en public, j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pompone m'embrassa, sans pouvoir prononcer une parole; les dames ne purent retenir leurs larmes, ni moi les miennes: ma chère fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres; c'était un spectacle douloureux; la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pompone d'une manière si différente, augmenta notre tendresse. Enfin je ne vous puis représenter cet état. La pauvre madame de Vins, que j'avais laissée si fleurie, n'était pas reconnaissable, je dis pas reconnaissable; une fièvre de quinze jours ne l'aurait pas tant changée; elle me parla de vous, et me dit qu'elle était persuadée que vous sentiriez sa douleur et l'état de M. de Pompone; je l'en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentait de cette disgrâce; il est épouvantable, et pour ses affaires et pour l'agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien douloureusement et le sent bien, je vous en assure.3 1 Voyez page 139, note 4.

2 C'est-à-dire faillit crever, manqua de crever ses chevaux.
8 Aujourd'hui on dirait: je vous assure, ou: je vous en réponds.

MADAME DE MAINTENON.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOISE D'AUBIGNÉ, plus tard marquise de MAINTENON, fille d'un gentilhomme huguenot et petite-fille d'Agrippa d'Aubigné," un des compagnons d'armes de Henri IV, naquit en 1635, dans la prison de Niort, en Poitou, où ses parents étaient détenus. A l'âge de quatre ans, elle fut menée par eux à la Martinique. Revenue en Europe après la mort de son père, et confiée aux soins d'une tante, fervente calviniste, la jeune d'Aubigné, qui, dans la prison, avait été baptisée par un prêtre catholique, embrassa le protestantisme. Retirée de chez cette tante et mise au couvent des Ursulines à Niort, pour être convertie, elle abjura sa religion après une longue résistance, et se fit catholique. Quand la mort de sa mère l'eut laissée orpheline, elle vécut dans un état voisin de la misère jusqu'en 1652. A cette époque le poète Scarron, homme infirme et presque entièrement paralysé, l'épousa pour lui servir de protecteur.

Dans la maison de son mari, qui était le rendez-vous des écrivains et des beaux-esprits de Paris, la jeune femme trouva l'occasion de perfectionner son esprit naturel et de combler les lacunes de sa première éducation. Demeurée veuve, après huit ans de mariage, elle serait retombée dans la misère, si le roi ne lui avait, à la prière de Mme de Montespan, sa favorite, continué la modeste pension de son mari. En 1669 elle fut chargée par le roi d'élever secrètement les enfants de Mme de Montespan, s'acquitta de ce soin avec zèle et succès, et acquit de jour en jour plus de crédit auprès du roi, qu'elle charmait surtout par l'agrément et la solidité de sa conversation. Elle finit par supplanter la Marquise de Montespan, dont les caprices fatiguaient d'ailleurs Louis XIV depuis longtemps, et qui tomba entièrement en disgrâce en 1681. Déjà en 1674, la veuve Scarron put, grâce aux bienfaits de Louis XIV, acheter la terre de Maintenon, que le roi érigea plus tard en marquisat. Après la mort de la reine, arrivée en 1683, le roi s'unit avec Mme de Maintenon par un mariage secret, qui fut probablement conclu en 1685, lorsqu'elle avait 50 ans. Elle eut une grande influence sur le roi, et en abusa souvent pour s'immiscer dans les affaires d'État; mais elle n'en usa jamais pour son intérêt personnel et rarement pour celui de ses parents. Elle donna à la cour l'exemple d'une dévotion austère, qui peut-être a été sincère de sa part, mais qui, à Versailles, mit bientôt l'hypocrisie à l'ordre du jour. On lui reproche surtout, mais peut-être à tort, d'avoir poussé le roi à la funeste révocation de l'Édit de Nantes, en 1685. Depuis 1675, Mme de Maintenon avait recueilli des demoiselles nobles et pauvres pour se charger de leur éducation. Peu à peu le roi s'intéressa à cette œuvre, et en 1685, Mme de Maintenon put fonder à Saint-Cyr, près de Versailles, une maison religieuse

Voyez page XLVII.

1 D'après la Biographie universelle. Scarron (1610-1660), connu par des poésies et des ouvrages en prose, du genre burlesque. Le Roman comique est ce qu'il a fait de mieux.

d'éducation qui fut dotée richement. C'est pour cette maison que Racine écrivit les tragédies d'Esther et d'Athalie.

Ce qui donne à Mme de Maintenon une place honorable dans la littérature française, ce sont ses Lettres, qui se distinguent par des réflexions profondes, par la clarté et la précision du style, mais qui sont loin d'être écrites avec l'abandon charmant de celles de Mme de Sévigné. Après la mort de Louis XIV, en 1715, Mme de Maintenon se retira tout à fait à Saint-Cyr, où elle mourut en 1719.

LETTRES DE MME DE MAINTENON.

I. A MONSIEUR D'AUBIGNÉ, SON FRÈRE.1

Paris, le 3 janvier2 1664.

Je suis fâchée, mon cher frère, de n'avoir cette année que des vœux à vous offrir. Je n'ai pas encore payé toutes mes dettes, et vous sentez bien que c'est là le premier usage que je dois faire de ma pension; et vous haïriez des étrennes données aux dépens de mes créanciers. Avec un peu d'économie vous pourriez vivre à votre aise: votre dissipation me perce le cœur; séparez-vous des plaisirs,3 ils coûtent toujours cent fois plus que les besoins. Soyez délicat sur le choix de vos amis: votre fortune et votre salut dépendent également des premiers pas que vous ferez dans le monde. Je vous parle en amie. Appliquez-vous à votre devoir, aimez Dieu, soyez honnête homme. Prenez patience, et rien ne vous manquera. Mme de Neuillant m'a souvent répété ces conseils, et je m'en suis jusqu'ici bien trouvée. Adieu, mon cher frère, je ne serai heureuse qu'autant que vous le serez: et vous ne le serez qu'autant que vous serez sage.

II. A MADAME LA COMTESSE DE ST-GERAN.

Les choses commencent à prendre un tour fort agréable. Vous voulez savoir, Madame, ce qui m'a attiré un si beau présent;* on croit que je le dois à Mme de Montespan: je le dois à mon petit prince. Le Roi jouant avec lui, et content de la manière dont il répondait à ses questions, lui dit qu'il était bien raisonnable: »Il faut bien que je le sois, répondit l'enfant, j'ai une dame auprès de moi qui est la raison même.< -> > Allez lui dire, reprit le Roi, que vous lui donnerez ce soir cent mille francs pour vos dragées.<5 La mère me brouille avec le Roi, son fils me réconcilie avec lui: je ne suis pas deux jours de suite dans la même situation; je ne m'accoutume point à cette vie, moi qui me croyais capable de m'habituer à tout. On ne m'envierait pas ma condition, si l'on savait de combien de peine elle est environnée et combien de chagrins elle me coûte. C'est un assujettissement qui n'a point d'exemple; je n'ai ni le temps d'écrire, ni de faire mes prières; un véritable esclavage. Tous mes amis s'adressent à moi,

1 Nommé, après l'élévation de sa sœur, lieutenant-général du Berry. 2 A l'exception de premier on emploie aujourd'hui les nombres cardinaux pour marquer le quantième du mois; ainsi on dirait: le 3 (trois) janvier. 3 Pour: Renoncez aux plaisirs. La terre de Maintenon.

• Dragées, au sens popre: de petits fruits couverts de sucre très dur, au figuré: étrennes, cadeaux.

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