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LETTRES ADRESSÉES A M. DE COULANGES.

I. (121.)

A Paris, ce lundi 15o décembre1 1670.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie: enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que l'on ne peut pas croire à Paris (comment la pourrait-on croire à Lyon?); une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d'Hauterive;3 une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue,+ une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire; devinez-la: je vous le donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens? Eh bien! il faut donc vous la dire: M. de Lauzun3 épouse dimanche au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: »Voilà qui est bien difficile à deviner; c'est madame de la Vallière:6 Point du tout, Madame. C'est donc mademoiselle de Retz?? Point du tout, vous êtes bien provinciale. Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous, c'est mademoiselle Colbert.8 Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créquy.9 Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du Roi, Mademoiselle, Mademoiselle de ... Mademoiselle, . . devinez le nom: il épouse Mademoiselle; ma foi! par ma foi! ma foi jurée! MADEMOISELLE, la grande mademoiselle; Mademoiselle, fille de feu MONSIEUR;10

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1 L'emploi du démonstratif ce devant le jour de la semaine et celui de l'adjectif numéral ordinal pour marquer le quantième du mois ont vieilli. Aujourd'hui on écrirait: lundi 15 (quinze) décembre.

2 Mme de Sévigné veut parler de Marie, sœur de Henri VIII., roi d'Angleterre, qui, trois mois après la mort de Louis XII, son mari, épousa Charles Brandon, duc de Suffolk.

3 La première de ces grandes dames, la duchesse de Rohan, avait épousé, par inclination, un simple gentilhomme sans fortune; la seconde, la fille du duc de Villeroi, avait épousé le marquis d'Hauterive, mariage qui l'avait brouillée avec son père. Terme très familier.

5 Le duc de Lauzun (1632-1723), longtemps le favori de Louis XIV, tomba en disgrâce en 1671, pour avoir offensé la maîtresse du roi, Mme de Montespan. Il fut jeté dans la prison de Pignerol, où il resta dix ans, puis il fut envoyé en exil. En 1688, il passa à Londres. Jacques II, menacé par la révolution, le chargea de conduire la reine d'Angleterre en France. Ce voyage, exécuté à travers bien des périls, lui valut le pardon de Louis XIV. Longtemps la favorite de Louis XIV.

7 La nièce du fameux cardinal de Retz, l'historien de la Fronde. • La seconde fille du ministre. Fille unique et héritière du duc de Créquy. 10 Gaston de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIII, mort en 1660. On appelait Monsieur, par excellence, l'aîné des frères du roi; on désignait par le mot Madame, sans y rien ajouter, la femme de Monsieur, frère du

Mademoiselle, petite-fille de HENRI IV; mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans; Mademoiselle, cousine germaine du Roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de MONSIEUR.1 Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures: nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

II. (122.)

A Paris, ce vendredi 19 décembre 1670.

Ce qui s'appelle tomber du haut des nues, c'est ce qui arriva hier au soir aux Tuileries, mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée, comme vous avez su. Le mardi se passa à parler, à s'étonner, à complimenter. Le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommé dans le contrat de mariage qui fut fait le même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés: le premier, c'est le comté d'Eu, qui est la première pairie de France et qui donne le premier rang: le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée; le duché de SaintFargeau, le duché de Châtellerault; tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut fait ensuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui était hier, Mademoiselle espéra que le Roi signerait, comme il l'avait dit; mais sur les sept heures du soir, Sa Majesté étant persuadée par la Reine, Monsieur et plusieurs barbons' que cette affaire faisait tort à sa réputation, il se résolut3 de la rompre, et après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun, il leur déclara, devant M. le Prince, qu'il leur défendait de plus songer à ce mariage. M. de Lauzun reçut cet ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté et tout le désespoir que méritait une si grande chute. Pour Mademoiselle, suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives; et tout le jour elle n'a pas sorti de son lit, sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de roman ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de raisonner et de parler éternellement: c'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans

roi, ou la fille aînée du roi ou du Dauphin; Mademoiselle, employé absolument, désignait la fille aînée de Monsieur, frère du roi, ou la première princesse du sang, tant qu'elle était fille.

1 Philippe de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIV et cousin germain de Mademoiselle. C'est de lui que descend la branche cadette de la maison de Bourbon (-Orléans), qui est montée sur le trône de France en la personne de Louis-Philippe Ier (1830-1848).

2 Barbon, terme familier pour désigner un vieillard.
Aujourd'hui: se résoudre à, ou: résoudre de.

Le prince de Condé.

fin, sans cesse. Nous espérons que vous en ferez autant, E fra tanto vi bacio le mani.1

LETTRES ADRESSÉES A MADAME DE GRIGNAN, SA FILLE.

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Je vous avoue que j'ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles: songez, ma chère bonne, que je n'en ai point eu depuis La Palice. Je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu'à Lyon, ni de votre route jusqu'en Provence: je me dévore, en un mot; j'ai une impatience qui trouble mon repos. Je suis bien assurée qu'il me viendra des lettres: je ne doute point que vous n'ayez écrit; mais je les attends, et je ne les ai pas: il faut se consoler et s'amuser en vous écrivant.

Vous saurez, ma petite, qu'avant-hier, mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d'ordinaire, je songeai à me coucher. Cela n'est pas extraordinaire; mais ce qui l'est beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit j'entendis crier au voleur, au feu, et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce fût ici; je crus même entendre qu'on parlait de ma petite-fille; je ne doutai pas qu'elle ne fût brûlée. Je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement qui est le vôtre: je trouvai tout dans une grande tranquillité; mais je vis la maison de Guitauts tout en feu; les flammes passaient pardessus la maison de Mme de Vauvineux. On voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur: c'étaient des cris, c'était une confusion, c'étaient des bruits épouvantables des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte, j'envoyai mes gens au secours. M. de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il a de plus précieux; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour bayer10 comme les autres; j'y trouvai M. et Mme de Guitaut, Mme de Vauvineux, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite Vauvineux qu'on portait tout endormie chez l'ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'argent qu'on

1 Dans les éditions de 1726 et dans celle de 1734 ce texte italien est remplacé par: „Et sur cela je vous baise très humblement les mains."

2 On trouvera dans toute cette correspondance que Mme de Sévigné ne tutoie jamais sa fille. Du temps de Louis XIV, ce n'était pas l'usage chez les personnes de condition.

3 Petite ville située sur la route de Moulins à Lyon.

4 C'est-à-dire: où nous expédions nos lettres. Aujourd'hui on dit dans ce sens: faire son courrier. Les jours d'ordinaire veut dire: les jours de courrier. 5 La grammaire veut: Je ne doutais point que ce ne fût ici. Ordinairement (p. e. deux fois dans cette lettre) Mme de Sévigné observe la règle qui veut que ne pas douter que soit suivi de la négation ne.

6 La toute petite fille de Mme de Grignan, que celle-ci avait laissée à Paris.
Quasi (pr. kasi), mot latin qui a passé dans la langue française.
8 Le comte de Guitaut, l'un des plus intimes amis de Mme de Sévigné.
• Voyez page 74, note 4.

10 Bayer, béer, vieux mots qui veulent dire: tenir la bouche ouverte et par extension: regarder avec une curiosité niaise.

Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles. MOLIÈRE (Tartuffe I, 1.)

sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler. Pour moi, j'étais comme dans une île, mais j'avais grand' pitié de mes pauvres voisins. Madame Guéton et son frère donnaient de très bons conseils; nous étions tous dans la consternation: le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, et l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié; il voulait aller sauver sa mère, qui brûlait au troisième étage; sa femme s'attachait à lui, qui le retenait avec violence; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et la crainte de blesser sa femme, il faisait pitié. Enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis: il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme, et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers; il ne put approcher du lieu où ils étaient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j'avais fait asseoir sa femme. Des capucins, pleins de charité et d'adresse, travaillèrent si bien, qu'ils coupèrent le feu.1 On jeta de l'eau sur les restes de l'embrasement, et enfin

Le combat finit faute de combattants;

c'est-à-dire, après que le premier et le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour le pauvre Guitaut pour plus de dix mille écus de perte; car on compte de3 faire rétablir cet appartement, qui était peint et doré.

II. (150.)

A Paris, mercredi 1er avril 1671.

Je revins hier de Saint-Germain. J'étais avec madame d'Arpajon. Le nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu'il est bon de distinguer la Reine, qui fit un pas vers moi et me demanda des nouvelles de ma fille, et qu'elle avait out dire que vous aviez pensé vous noyer. Je la remerciai de l'honneur qu'elle vous faisait de se souvenir de vous. Elle reprit la parole, et me dit > Contez-moi comme elle a pensé périr«. Je me mis à lui conter cette belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand vent, et que ce vent vous avait jetée rapidement sous une arche, à deux doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous y aviez touché. Elle me dit: »Et son mari était-il avec elle? Oui, Madame, et M. le Coadjuteur aussi. - Vraiment, ils ont grand tort«<, et fit des hélas, et dit des choses très obligeantes pour vous. Il vint ensuite bien des duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très belle et jolie. On fut

1 Il n'y avait pas encore de pompiers, et les capucins en faisaient l'office. 2 C'est, avec finit pour cessa, la fin bien connue du récit que le Cid fait du combat contre les Maures (Cid, IV; v. page 17 de ce Manuel).

A présent on dit: compter sans préposition devant l'infinitif. 4 St-Germain, dit aussi St-Germain en Laye, petite ville sur la Seine, près de Paris. Le château de St-Germain, où Louis XIV était né, était encore, en 1671, sa résidence ordinaire; celui de Versailles ne fut achevé qu'en 1680.

5 Avoir pensé se noyer, avoir pensé périr se dit dans le sens de avoir manqué de périr, avoir failli périr (avoir presque péri). • La reine.

quelques moments sans lui apporter ce divin tabouret. Je me tournai vers le grand-maître, et je dis: »Hélas! que l'on le lui donne, il lui coûte assez cher.«3 Il fut de mon avis.

Au milieu du silence du cercle, la Reine se tourne, et me dit: »A qui ressemble votre petite-fille?<< >>Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan:« Elle fit un cri: »J'en suis fâchée, et me dit doucement: elle aurait mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand'mère«. Voilà comme vous me faites faire ma cour,

ma pauvre bonne.

J'ai vu Madame de Ludres; elle me vint aborder avec une surabondance d'amitié qui me surprit; elle me parla de vous sur le même ton; et puis tout d'un coup, comme je pensais lui répondre, je trouvai qu'elle ne m'écoutait plus, et que ses beaux yeux trottaient par la chambre: je le vis promptement, et ceux qui virent que je le voyais me surent bon gré de l'avoir vu, et se mirent à rire.

Les coiffures hurlubrelu' m'ont fort divertie, il y en a que l'on voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à un printemps d'hôtelleries comme deux gouttes d'eau; cette comparaison est excellente. Mais qu'elle est dangereuse, cette Ninon! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain L. de Saint-Germain, que nous avons vu une fois à Livry.9 Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe; il ressemble à sa mère. C'est madame de Grignan qui a tout le sel1o de la maison, et qui n'est pas si sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre parti et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous: elle le fit taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! Quoi! parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être parfaite? Je suis vivement touchée du mal

1 Le droit de tabouret, c'est-à-dire le droit de s'asseoir sur un tabouret en présence du roi ou de la reine, était une prérogative à laquelle on attachait la plus haute importance à la cour de Louis XIV. Le duc de St-Simon (1675-1755) ne manque jamais de rapporter dans ses Mémoires: Le roi a accordé un tabouret à madame une telle", comme s'il s'agissait d'une affaire d'État.

2 Henry de Daillon, comte, puis duc de Lude, grand-maître de l'artillerie. 9 Mme de Ventadour n'avait le droit de tabouret que par son mariage avec le duc de Ventadour, qui était laid, contrefait et très débauché. • La comtesse de Ludres, fille d'honneur de la reine.

• Hurlubrelu, ou hurluberlu, onomatopée, c'est-à-dire mot dont le son est imitatif de la chose qu'il signifie, veut proprement dire: inconsidéré, brusque, étourdi. On voit par le texte que ce nom avait été donné à une coiffure extravagante.

Manière très familière de désigner la comtesse de Choiseul.

7 Ninon de Lenclos (1616-1706), femme célèbre par son esprit, sa galanterie et une beauté qu'elle sut conserver jusqu'à l'âge le plus avancé. Elle observa toujours la décence à l'extérieur et se vit rechercher par les dames du plus haut rang, qui ne craignaient pas de lui donner le nom d'amie. 8 Allusion aux mauvaises peintures qu'on trouve dans les petits hôtels et dans les cabarets.

• Livry, village du département de Seine et Oise, où Mme de Sévigné avait une maison de campagne. 10 C'est-à-dire: le sel attique, l'esprit.

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