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MARTINE. Mon Dieu! je n'avons pas étugué1 comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.
Ah! peut-on y tenir?

PHILAMINTE.

BELISE. Quel solécisme horrible!
PHILAMINTE. En voilà pour tuer une oreille sensible!
BELISE. Ton esprit, je l'avoue, est bien matériel:

Je n'est qu'un singulier, avons est pluriel.

Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?

MARTINE. Qui parle d'offenser grand'mère, ni grand-père ?3
PHILAMINTE. O ciel!

BÉLISE. Grammaire est prise à contre-sens par toi

Et je t'ai déjà dit d'où vient ce mot.

MARTINE. Ma foi!

Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil ou de Pontoise,+
Cela ne me fait rien.

BELISE. Quelle âme villageoise!
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l'adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.

MARTINE. J'ai, madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.

PHILAMINTE. Quel martyre!

BÉLISE. Ce sont les noms des mots, et l'on doit regarder En quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder.

MARTINE. Qu'ils s'accordent entre eux ou se gourment,' qu'importe? PHILAMINTE (à Bélise). Eh! mon Dieu! finissez un discours de

la sorte.

(à Chrysale.) Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir? CHRYSALE. Si fait. (à part.) A son caprice il me faut consentir. Va, ne l'irrite point; retire-toi, Martine.

PHILAMINTE. Comment! vous avez peur d'offenser la coquine? Vous lui parlez d'un ton tout à fait obligeant!

CHRYSALE. Moi? point. (d'un ton ferme.) Allons, sortez! (d'un ton plus doux.) Va-t'en, ma pauvre enfant.

SCÈNE VII.

PHILAMINTE, CHRYSALE, BÉLISE.

CHRYSALE. Vous êtes satisfaite, et la voilà partie,

Mais je n'approuve point une telle sortie;

C'est une fille propre aux choses qu'elle fait,

Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

2 Chez.

1 Étudié. J'avons pour j'ai, faute ordinaire des gens de la campagne. 3 Aujourd'hui le jeu de mots n'est plus exact, puisqu'on prononce grammaire comme gra-mère, et grand'mère comme gran-mère. Il l'était suivant la prononciation du 17e siècle, où l'on donnait une n nasale à la première syllabe du mot grammaire en prononçant gran-mère.

• Pontoise est une petite ville située sur l'Oise, au nord de Versailles. Quant aux anciens villages de Chaillot et d'Auteuil, situés alors à proximité de Paris, ils ont été successivement absorbés par la ville géante, dont ils forment maintenant des quartiers.

Se gourmer, vieux mot pour se battre, se dit encore quelquefois.

PHILAMINTE. Vous voulez que toujours je l'aie à mon service, Pour mettre incessamment mon oreille au supplice,

Pour rompre toute loi d'usage et de raison
Par un barbare amas de vices d'oraison,1

De mots estropiés, cousus par intervalles,

De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles?

BÉLISE. Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours: Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours;

Et les moindres défauts de ce grossier génie

Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie."

CHRYSALE. Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas, Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?

J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes
Elle accommode mal les noms avec les verbes,

Et redise cent fois un bas et méchant mot,
Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot:
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage;
Et Malherbe3 et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.

PHILAMINTE. Que ce discours grossier terriblement assomme!
Et quelle indignité, pour ce qui s'appelle homme,
D'être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels!
Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
D'un prix à mériter seulement qu'on y pense?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin?

CHRYSALE. Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin. Guenille, si l'on veut; ma guenille m'est chère.

BÉLISE. Le corps avec l'esprit fait figure, mon frère;

Mais, si vous en croyez tout le monde savant,

L'esprit doit sur le corps prendre le pas devant;

Et notre plus grand soin, notre première instance,5

Doit être à6 le nourrir du suc de la science.

CHRYSALE. Ma foi, si vous songez à nourrir votre esprit, C'est de viande bien creuse, à ce que chacun dit;

Et vous n'avez nul soin, nulle sollicitude

Pour . .

PHILAMINTE.

Ah! sollicitude à mon oreille est rude;

Il put étrangement son ancienneté.

1 C'est-à-dire fautes de grammaire. On dit quelquefois parties d'oraison pour parties du discours.

2 Pléonasme, emploi vicieux d'un mot inutile; cacophonie, rencontre vicieuse de syllabes qui se heurtent, répétition des mêmes mots, des mêmes syllabes, des mêmes consonnances frappant désagréablement l'oreille.

Malherbe; v. l'Introduction, page XLV. 4 Balzac; page XLVIII. • C'est-à-dire: notre premier,notre plus pressant devoir. Aujourd'hui: de. 7 Put pour puit, du verbe puir. Dans le vieux langage, on ne se servait au présent du singulier que des formes je pus, tu pus, il put; à l'infinitif on disait puer. A présent ce verbe est, dans toutes ses formes, de la première conjugaison. - Quant au mot sollicitude, il ne paraît plus suranné à personne.

BÉLISE. Il est vrai que le mot est bien collet monté.1 CHRYSALE. Voulez-vous que je dise? Il faut qu'enfin j'éclate, Que je lève le masque, et décharge ma rate.

De folles on vous traite, et j'ai fort sur le cœur . . .
PHILAMINTE. Comment donc?

CHRYSALE (à Bélise). C'est à vous que je parle, ma sœur.

Le moindre solécisme en parlant vous irrite;

Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas;

Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,2
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville;
M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,3
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l'aspect importune;
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.

Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse

A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d'à présent sont bien loin de ces mœurs;
Elles veulent écrire et devenir auteurs.

Nulle science n'est pour elles trop profonde,

Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde;
Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,
Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire;
Et, dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
Raisonner est l'emploi de toute ma maison,

1 C'est-à-dire qu'il sent le vieux temps où l'on portait des collets montés. On appelait collets montés des collets de femme qui étaient soutenus par du carton ou du fil de fer. 2 Le rabat était une pièce de toile fine et empesée qui descendait du cou sur la poitrine. V. page 85, note 1. Le pourpoint a été remplacé par la redingote ou le veston, le hautde chausse par le pantalon. Connaître d'avec, vieille expression pour: distinguer de.

Et le raisonnement en bannit la raison.
L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire;
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,

Et j'ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était point infectée;
Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu'elle manque à parler Vaugelas !!
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse;
Car c'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse.
Je n'aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce monsieur Trissotin;
C'est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées :?
Tous les propos qu'il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.3

PHILAMINTE. Quelle bassesse, ô ciel! et d'âme et de langage!

ACTE III, SCÈNE II.

HENRIETTE, PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, TRISSOTIN, UN DOMESTIQUE. PHILAMINTE (au domestique). Allons, petit garçon, vite de quoi s'asseoir. (Le domestique se laisse tomber.)

Voyez l'impertinent! Est-ce que l'on doit choir,

Après avoir appris l'équilibre des choses?

BELISE. De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,

Et qu'elle vient d'avoir du point fixe écarté

Ce que nous appelons centre de gravité?

LE DOMESTIQUE. Je m'en suis aperçu, madame, étant par terre. PHILAMINTE (au domestique). Le lourdaud!

TRISSOTIN. Bien lui prend de n'être pas de verre.

ARMANDE. Ah! de l'esprit partout!

BELISE. Cela ne tarit pas. (Ils s'asseyent.) PHILAMINTE. Servez-nous promptement votre aimable repas. TRISSOTIN. Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose,

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose;

Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal

De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,

Le ragoût d'un sonnet qui, chez une princesse,

A passé pour avoir quelque délicatesse.

Il est de sel attique assaisonné partout,

Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.
ARMANDE. Ah! je n'en doute point.

PHILAMINTE. Donnons vite audience.

1 On dirait aujourd'hui parce qu'elle manque ou pour avoir manqué à parler selon les règles de Vaugelas; v. p. 16, n. 2.

2 Tympaniser qn., c'est le décrier hautement, publiquement et comme à son de tambour: Chrysale ne veut pas dire ici que Trissotin a publié des vers satiriques contre sa femme et sa sœur, mais qu'il les a rendues ridicules dans le monde en les célébrant dans ses poésies.

• C'est-à-dire il est fou (fêler veut proprement dire fendre sans morceler).

BELISE (interrompant Trissotin chaque fois qu'il se dispose à lire). Je sens d'aise mon cœur tressaillir par avance.

J'aime la poésie avec entêtement.

Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

PHILAMINTE. Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.
TRISSOTIN. So .

BELISE (à Henriette, qui ne dit rien). Silence, ma nièce.
ARMANDE. Ah! laissez-le donc lire.
TRISSOTIN. Sonnet, à la princesse URANIE, sur sa fièvre.1
Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement

Votre plus cruelle ennemie.

BÉLISE. Ah! le joli début!

ARMANDE. Qu'il a le tour galant!

PHILAMINTE. Lui seul des vers aisés possède le talent. ARMANDE. A prudence endormie il faut rendre les armes. BELISE. Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. PHILAMINTE. J'aime superbement et magnifiquement! Ces deux adverbes joints font admirablement!

BELISE. Prêtons l'oreille au reste.

TRISSOTIN.

Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement

Et de loger superbement

Votre plus cruelle ennemie.

ARMANDE. Prudence endormie!

BELISE. Loger son_enremie!

PHILAMINTE. Superbement! et magnifiquement!

TRISSOTIN.

ARMANDE.

Faites-la sortir, quoi qu'on die,2
De votre riche appartement,3
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.

BÉLISE. Ah! tout doux! Laissez-moi, de grâce, respirer. Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer. PHILAMINTE. On se sent, à ces vers, jusques au fond de l'âme Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

ARMANDE. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement.

Que riche appartement est là joliment dit!

Et que la métaphore est mise avec esprit!
PHILAMINTE. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable,

C'est à mon sentiment, un endroit impayable.

ARMANDE. De quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux. BÉLISE. Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux. ARMANDE. Je voudrais l'avoir fait.

BÉLISE. Il vaut toute une pièce. PHILAMINTE. Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse? ARMANDE ET BÉLISE.

1 L'abbé Cotin avait cousine de Louis XIV.

Oh! oh!

lu ce sonnet chez la duchesse de Montpensier,
2 Die V. page 67, note 6.
8 De votre corps.

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