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CORNEILLE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

OF THE

UNIVERSITY

OF

CALIFORNIA

PIERRE CORNEILLE, surnommé le grand Corneille, naquit le 6 juin 1606, à Rouen, où son père était maître des eaux et forêts, et mourut à Paris en 1684. Né sous Henri IV, il vit la mort de Louis XIII et quarante années du règne de Louis XIV. Après de fortes études faites au collège des jésuites de sa ville natale, le jeune Corneille étudia le droit, débuta au barreau et prit même la charge d'avocat général, mais il ne tarda pas à se vouer entièrement au théâtre. A vingt-trois ans, il fit représenter Mélite (1629), sa première comédie. Le succès fut brillant, non que la pièce fût bonne; mais elle était supérieure, par la décence des mœurs et du langage, à celles qui réussissaient alors. Clitandre, qui suivit Mélite, est un drame fort embrouillé, mais qui annonce déjà une grande puissance de combinaison. Ces premiers succès attirèrent sur l'auteur l'attention du cardinal de Richelieu, et le firent admettre dans la société des auteurs auxquels le ministre fournissait des sujets de tragédie et de comédie.

Après plusieurs autres pièces oubliées aujourd'hui, Corneille donna au théâtre Médée, œuvre imparfaite, sans doute, mais qui annonçait un poète tragique. En 1636 parut le Cid, le premier en date des chefs-d'œuvre de Corneille. Cette tragédie eut un immense succès. Richelieu s'en émut au point d'en être jaloux. L'Académie française, qu'il venait de fonder, reçut de son maître et protecteur l'ordre de prononcer entre Corneille et Scudéri, qui avait critiqué le Cid avec amertume et insolence. Son arrêt parut sous le titre de Sentiments de l'Académie sur le Cid. Cette critique, modérée dans la forme, est injustement sévère au fond, puisqu'elle condamne le sujet comme immoral et les sentiments de Chimène comme dénaturés. Aussi ne fut-elle point acceptée par le public, ce que Boileau exprime très bien dans les vers suivants:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.2

La belle pièce du Cid, qui fait époque dans l'histoire de la tragédie en France, fut suivie, trois ans après, d'Horace (1639), où le génie de Corneille paraît dans toute sa vigueur et son originalité. Cinna (1639) et Polyeucte (1640), qui comptent également parmi les chefs-d'œuvre du poète, suivirent à peu de distance et avec non moins d'éclat.

Corneille, qui avait presque créé la tragédie par le Cid, inaugura par le Menteur la comédie de caractère (1642), dix-sept ans avant Molière. Le Menteur, imité de l'espagnol comme le Cid, est devenu, aussi bien que le Cid, une œuvre originale. En revenant à la tragédie, Corneille échoua dans Théodore, mais il se releva par Rodogune dont on admire surtout le cinquième acte. Dès lors son génie commença à décliner, quoiqu'on trouve encore de belles scènes dans plusieurs des tragédies de sa dernière époque, telles que Edipe et Sertorius. 2 Satire IX.

1 D'après GERUZEZ, Études littéraires, Paris 1858. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

1

On admire surtout chez Corneille l'énergie et le sublime des conceptions et particulièrement des sentiments. Son style est vigoureux, mais on peut lui reprocher parfois de l'enflure et de la subtilité. Nous allons faire connaître au lecteur les quatre chefs-d'œuvre de Corneille: LE CID, HORACE, CINNA, POLYEUCTE.1

I. LE CID.

(1636.)

Le sujet du Cid est historique. Le héros castillan don Rodrigue, on Ruy Diaz de Bivar, né à Burgos vers l'an 1040, mort à Valence en 1099, l'année de la prise de Jérusalem par les croisés, se signala par ses exploits sous les règnes de Ferdinand, de Sanche II et d'Alphonse VI, rois de Léon et de Castille. Le nom de Cid, c'est-à-dire seigneur, lui fut donné par les Maures vaincus. Les exploits de don Rodrigue sont racontés dans les vieilles chroniques espagnoles et célébrés dans des chants populaires imités, d'après une traduction française, par le poète allemand Herder.

Corneille, en composant sa tragédie, suit les traces du poète Guilhem de Castro, auteur de la pièce espagnole Las Mocedades del Cid (les Faits de jeunesse du Cid), mais il le fait avec la sûreté et l'indépendance du génie. Le poète français place le lieu de la scène dans Séville. C'est un anachronisme volontaire; car Corneille savait très bien que Séville ne fut prise sur les Maures que cent cinquante ans après la mort du Cid. S'il a placé la scène de sa tragédie, c'est pour donner plus de vraisemblance la descente des Maures, qui ne pouvaient tenter une surprise que par mer.

Le Cid commence par la vengeance que Rodrigue tire d'une insulte faite à son père par le comte de Gormas. Le roi don Fernand a choisi pour gouverneur de l'infant de Castille le vieux don Diègue, père de Rodrigue. Le comte de Gormas, père de Chimène, que Rodrigue aime et dont il est aimé, prétendait à ce poste. Irrité de la préférence accordée à son rival, il s'emporte et s'oublie jusqu'à lui donner un soufflet. ACTE I, SCÈNE III.

LE COMTE.

LE COMTE DE GORMAS, DON DIÈGUE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du Roi Vous élève en un rang2 qui n'était dû qu'à moi:

Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

DON DIÈGUE. Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez

Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE. Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous

sommes:

Ils peuvent se tromper comme les autres hommes;

Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans

Qu'ils savent mal payer les services présents.

DON DIÈGUE. Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite: La faveur l'a pu faire autant que le mérite; Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien quand un roi l'a voulu.

1 Nous suivons le texte de l'édition des Euvres de Corneille de M. Marty-Laveaux, laquelle fait partie de la collection des Grands écrivains de la France publiée sous la direction de M. A. Regnier.

2 On dirait en prose: élever à un rang.

Ce tour de phrase a vieilli; on dirait aujourd'hui tout grands que

sont les rois, quelque grands que soient les rois.“

VOLTAIRE.

A l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre;
Joignons d'un sacré nœud1 ma maison à la vôtre:
Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis:
Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.*

LE COMTE. A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ;5 Et le nouvel éclat de votre dignité

Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.6

7

Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le Prince:
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi.
Joignez à ces vertus celles d'un capitaine:
Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.9

8

DON DIEGUE. Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie.

Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée, 10

Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE. Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.

Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille:

1 Aujourd'hui le mot sacré, employé en bonne part, dans le sens de saint, consacré à la divinité, se place après le substantif. A l'exception de quelques expressions, p. e. sacré collège (collège des cardinaux), sacré cœur (coeur de Jésus), l'adjectif sacré précédant le substantif est devenu un terme injurieux, appartenant au langage le plus bas et le plus grossier. Mais au dix-septième siècle le mot sacré, placé avant le substantif, ne produisait pas l'effet désagréable qu'il a aujourd'hui.

2 Hymen (prononcez i-mène), mot poétique pour mariage.

On dirait aujourd'hui peut nous rendre.

4 Autrefois, en vers et en prose, on mettait volontiers le pronom avant le second impératif. Aujourd'hui on dirait: et acceptez-le pour gendre. 5 Variante: A de plus hauts partis Rodrigue doit prétendre.

• Variante: Lui doit bien mettre au cœur une autre vanité.

7 Le terme de monsieur n'est guère usité dans la tragédie française; les poètes lui préfèrent le mot plus noble de seigneur.

8 C'est-à-dire par votre exemple.

• Variante: Instruisez-le d'exemple, et vous ressouvenez
Qu'il faut faire à ses yeux ce que vous enseignez.
10 Variante: Attaquer une place et ranger une armée.

Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le Prince à mes côtés ferait dans les combats
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire;
Et pour répondre en hâte à son grand caractère,
Il verrait

DON DIÈGUE. Je le sais, vous servez bien le Roi;
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence

Un monarque entre nous met quelque différence.

LE COMTE. Ce que je méritais, vous l'avez emporté.

DON DIÈGUE. Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.
LE COMTE.
Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
DON DIÈGUE. En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COMTE. Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
DON DIÈGUE. L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
LE COMTE.
Parlons-en mieux, le Roi fait honneur à votre âge.
DON DIEGUE. Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
LE COMTE.
Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.
DON DIEGUE. Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.
Ne le méritait pas! Moi?

LE COMTE.

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Téméraire vieillard, aura sa récompense. (Il lui donne un soufflet.) DON DIÈGUE. mettant l'épée à la main.

Achève, et prends ma vie après un tel affront,

Le premier dont ma race ait vu rougir son front.1

LE COMTE. Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse?
D. DIEGUE (désarmé). O Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse!
LE COMTE. Ton épée est à moi; mais tu serais trop vain,

Si ce honteux trophée avait chargé ma main.

Adieu; fais lire au prince, en dépit de l'envie,

Pour son instruction, l'histoire de ta vie:
D'un insolent discours ce juste châtiment

Ne lui servira pas d'un petit ornement.

SCÈNE IV.

DON DIEGUE. O rage! o désespoir! vieillesse ennemie! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?

Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers

Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers?

1 Expression hardie permise à un poète. En prose on aurait dit: dont quelqu'un de ma race ait vu rougir son front.

Mon bras, qu'avec respect toute l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,

Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi!
O cruel souvenir de ma gloire passée!
Euvre de tant de jours en un jour effacée!
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur!
Précipice élevé, d'où tombe mon honneur!
Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur:
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur,
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du Roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M'as servi de parade et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

SCÈNE V.

DON DIÈGUE, DON RODRIGUE.

DON DIÈGUE. Rodrigue, as-tu du cœur?1

L'éprouverait sur l'heure.

DON RODRIGUE. Tout autre que mon père

DON DIÈGUE. Agréable colère!
Digne ressentiment à ma douleur bien doux!
Je reconnais mon sang à ce noble courroux;2
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.

Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte;
Viens me venger.

DON RODRIGUE. De quoi?

DON DIÈGUE. D'un affront si cruel,

Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel:
D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie:
Et ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir

Va contre un arrogant éprouver ton courage:
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter:
Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l'effroi dans une armée entière.

1 Dans les romances espagnoles, don Diègue éprouve successivement le courage de ses fils, en les serrant de forts liens qui arrachent à ces jeunes gens des cris et des pleurs; Rodrigue seul se montre indigné.

2 Courrouc ne se dit qu'en poésie et dans le style soutenu; colère se dit aussi bien dans le style soutenu que dans le langage familier.

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