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On annonce pour le 20 prairial la fête de l'Être suprême. A toute religion il faut un grand prêtre. Où est le pontife du nouveau culte? « Jamais, dit le juré Villate, le ciel ne brilla d'un éclat plus radieux ; la Divinité semblait tout à la fois appeler les hommes à lui rendre leurs hommages et descendre au milieu d'eux pour les consoler de leurs malheurs. Barère et Collot d'Herbois s'étaient priés de déjeuner chez moi, afin de jouir du coup d'œil de la fête. La femme de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, était venue à l'improviste, de très bonne heure, pour le même motif. Je descendis vers neuf heures du matin. En revenant de me promener dans le jardin, je rencontrai, près l'Esplanade, Barère, Collot d'Herbois, Prieur et Carnot; Barère ne paraissait pas content: « Nous ne << t'avons pas trouvé dans ta chambre; nous comptions << y déjeuner.» Je les engage à rétrograder; ils s'y refusent, et m'entraînent quelques pas avec eux, en me pressant vivement de partager leur repas chez un restaurateur voisin je les quittai. En passant dans la salle de la Liberté, je rencontrai Robespierre, revêtu du costume de représentant du peuple, tenant à la main un bouquet mélangé d'épis et de fleurs; lajoie brillait, pour la première fois, sur sa figure. Il n'avait pas déjeuné. Le cœur plein du sentiment qu'inspirait cette superbe journée, je l'engage de monter à mon logement; il accepte sans hésiter. Il fut étonné du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries: l'espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les visages; les femmes ajoutaient à l'embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu'on célébrait la fête de l'Auteur de la nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle. On le voyait plongé dans l'ivresse de l'enthousiasme. « Voilà la plus intéressante portion de l'huma«nité. L'univers est ici rassemblé. O nature! que ta << puissance est sublime et délicieuse ! Comme les ty<< rans doivent pâlir à l'idée de cette fête ! » Ce fut là

toute sa conversation. Qui n'aurait pas été trompé à l'hypocrisie du tyran lui-même ? Maximilien resta jusqu'à midi et demi. Un quart d'heure après sa sortie, paraît le tribunal révolutionnaire, conduit chez moi par le désir de voir la fête. Un instant après vient une jeune mère, folle de gaieté, brillante d'attraits, tenant par la main un petit enfant plein d'intérêt : c'étaient Vénus et l'Amour. Elle n'eut pas peur de se trouver au milieu de cette redoutable société. La compagnie commençant à défiler, elle s'empare du bouquet de Robespierre, qu'il avait oublié sur un fauteuil. »

Robespierre reprit-il son bouquet pour l'Être suprême des mains de Vénus ou des mains de l'Amour? Passons, Robespierre s'avance. Son visage rayonne; son habit bleu comme le ciel bleu, son bouquet de fleurs, tout annonce qu'il va changer le rôle de dictateur pour celui d'apôtre. Président de la Convention, il marche à la tête de l'Assemblée. Ses collègues affectent de marquer une distance entre lui et la suite du cortège, comme pour lui laisser la responsabilité de cette journée. On respire; le sein de la France oppressée soulève le poids de la Terreur. Les pieds sur l'Athéïsme écrasé, la main levée vers le ciel, Robespierre atteste le soleil, la verdure, la vie universelle; il les somme de s'écrier avec lui: » Il est un Dieu ! » Le peuple français croit à un Être suprême et à l'immortalité de l'âme; c'est le dictateur qui l'a dit. Un rayon brille entre deux nuages sur cette foule attristée par l'ombre de l'échafaud. « Peuple de France, s'écrie Robespierre, livrons-nous aujourd'hui aux transports d'une joie pure et sans mélange; demain nous retournerons au combat contre le crime et la tyrannie! »

Ces derniers mots ramenèrent l'épouvante dans les âmes, un instant ouvertes à l'espérance. Si Robespierre eût, ce jour-là, rappelé la pitié sur la terre, en même temps qu'il y faisait redescendre la foi à l'existence de Dieu, il eût enveloppé ses ennemis dans leur défaite, et inauguré le triomphe désormais solide d'une dicta

lure qui se fût appuyée sur les lois éternelles du cœur humain.

Dans la vie de tous les hommes politiques, il est un jour, un jour sans lendemain. Toute leur vie se résume dans cet éclair de temps, où, glorieux et superbes, ils ont touché le sommet de leur idée. Ce jour fut pour Robespierre le 20 prairial. Prophète, il avait d'une main calme rouvert les cieux fermés; terrassant d'un côté le fanatisme, c'est-à-dire les dieux du passé, repoussant de l'autre l'athéisme dans les entrailles de la terre, il avait proclamé entre deux ombres les dogmes immortels. La tentative était grandiose, l'œuvre était politique. On n'arrache les croyances anciennes d'une nation qu'en lui donnant des croyances nouvelles. L'autel de la conscience humaine ne se détruit point, il se remplace.

Que Robespierre ait alors voulu modérer la Terreur, tout l'indique. Seulement, c'est l'éternelle impuissance des hommes d'État que d'être emportés par leur œuvre. Le système qu'ils ont créé les domine au lieu d'être dominé par eux. La Terreur était plus forte que Robespierre. Le glaive était plus vivant que la main qui l'avait forgé.

O implacable entraînement des idées! Robespierre se faisait dantoniste: il était trop tard; la clémence qu'il avait repoussée ne devait plus se réconcilier avec l'homme contre lequel criait la voix du sang.

XVIII

On continue à faire le procès à Robespierre comme s'il attendait toujours le bénéfice de son pourvoi en grâce. On disait devant un historien: « Robespierre a été condamné, mais n'a pas été jugé. Heureusement il a été exécuté, » s'écria l'historien, L'historien ne

parlait pas en Tacite. Il fallait condamner Robespierre à la peine de vie.

Mais voici venir les grands jours.

Depuis quatre décades Robespierre était malade. Le tyran du Comité de salut public n'allait plus au Comité de salut public, le tyran de la Convention n'allait plus à la Convention. Le grand prêtre semblait se reposer sous les fleurs de la fête à l'Étre suprême ; le dieu était replié sous l'holocauste des cinquante-quatre chemises rouges fait à sa propre divinité.

Le grand jacobin populaire n'allait plus que de temps en temps au club des Jacobins.

Le scepticisme politique était désormais sa croyance; il s'écriait tristement: « La mature nous dit que l'homme est né pour la liberté, et l'expérience nous montre l'homme esclave; ses droits sont écrits dans son cœur, et son humiliation dans l'histoire. Le genre humain respecte la vertu de Caton et se courbe sous le joug de César; la postérité honore la vertu de Brutus, mais elle ne la permet que dans l'histoire ancienne. Sparte brille comme un éclair dans une nuit éternelle. >> Vaine éloquence.

Le 13 messidor, je vois Robespierre s'avancer comme un augure; il est drapé dans une sérénité mélancolique: il vient parler de lui aux Jacobins. Il a sans doute dédaigné ce jour-là d'ouvrir son cœur à la Convention. «A Londres, on me dénonce à l'armée française comme un dictateur; les mêmes calomnies sont répétées à Paris : vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu. A Londres, on a dit qu'en France la calomnie avait réussi et que les patriotes étaient divisés; à Londres, on fait des caricatures, on me dépeint comme l'assassin des honnêtes gens: des libelles imprimés dans les presses fournies par la nation elle-même me dépeignent sous les mêmes traits. A Paris, on dit que c'est moi qui ai organisé le tribunal révolutionnaire *,

*

Robespierre dominait le tribunal révolutionnaire, pour que

que ce tribunal a été organisé pour égorger les patriotes et les membres de la Convention; je suis dépeint comme un tyran et un oppresseur de la représentation nationale. A Londres, on dit qu'en France on imagine de prétendus assassinats pour me faire entourer d'une garde militaire. Ici l'on me dit en parlant de la Regnault que c'est sûrement une affaire d'amourette et qu'il faut bien croire que j'ai fait guillotiner son amant. C'est ainsi que l'on absout les tyrans, en attЛquant un patriote qui n'a pour lui que son courage et

*

sa vertu. >>

Un homme des tribunes s'écrie: «Robespierre tu as tous les Français pour toi!»>

Il reprend sur le mode antique : « La vérité est mon seul asile contre le crime; je ne veux ni de partisans ni d'éloges, ma défense est dans ma conscience. >>

Robespierre parlait toujours de vertu, Couthon de justice, Saint-Just de liberté.

« Quelle doit être la conduite des amis de la liberté, reprend Robespierre, lors qu'ils se trouvent dans l'alternative ou de trahir la patrie, ou d'être traités de tyrans, d'oppresseurs, d'hommes avides de sang? s'ils ont le courage de remplir leurs devoirs et la tâche que leur impose la Convention, de préférer l'innocence opprimée à la horde exécrable des scélérats qui conspirent contre la liberté ? »

Le clairvoyant Robespierre sent que la chaleur se

le tribunal révolutionnaire fût sa véritable armée. Dumas était son premier ministre ; Fouquier-Tinville ne recevait que ses ordres. Fouquier, accusé à son tour après thermidor, se rejeta sur la terrible pression de Robespierre, qui avait des espions et des agents dans le tribunal. Fouquier allait prendre les ordres du Comité de salut public; quand il voulait élever la voix, Robespierre lui fermait la bouche.

* Robespierre estropie l'orthographe du nom de sa victime: la Regnault est cette jeune Cécile Renault, qui avait fait un grand crime << en voulant voir un tyran », et qui fut une des cinquantequatre chemises rouges.

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