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V

L'Assemblée législative avait vécu; la solennité des évènements venait de voiler la tribune. Le canon avait parlé; il fallait maintenant la voix de Danton. L'Assemblée législative fut pourtant un grand sénat démocratique. Dans des temps plus calmes, elle eût gagné les cœurs par son éloquence. Elle vit naître dans son sein quelques-uns des orateurs qui devaient illustrer la Convention nationale. Elle eut l'honneur de posséder Condorcet, le biographe et l'admirateur de Voltaire, l'apôtre du dogme de la perfectibilité humaine, qui, dans ses rêves et ses espérances sublimes, voyait déjà tous les maux du temps présent, l'ignorance, la misère, le fanatisme, que dis-je? la mort elle-même fuir jusqu'aux extrémités de l'univers devant le soleil du progrès.

La pensée s'arrête avec attendrissement sur cette tribune qui va se changer en un champ de bataille ! La Législative, du moins, n'avait point vu la Révolution se déchirer elle-même; elle n'avait point vu tomber les têtes de ses orateurs; elle n'avait point vu le glaive passer de main en main, jusqu'à ce que, ébréché, teint du sang le plus pur, il se perdît dans la fosse des derniers martyrs. La liberté n'avait point reçu les coups de la dictature. La foi populaire n'était point ébranlée par les éclats de la foudre; malgré les nuages et le pressentiment de discordes inévitables, la fête de la Fraternité était encore dans tous les cœurs. Les mains qui devaient s'entre-déchirer se touchaient encore sur l'autel de la patrie. Le territoire n'était encore menacé que par un fantôme d'invasion. Le canon de l'ennemi regardait nos frontières, mais ce canon se taisait, comme par respect pour tant de génie et de vertu !

Ces heures ne reviendront plus.

Et cependant il faut marcher, avec le temps qui marche, avec le soleil qui éclaire, avec les évènements qui se précipitent. La Législative avait senti sous ses pas la terre s'ébranler; elle avait vu l'abîme s'ouvrir. Vierge de sang, elle s'immola au salut de la Révolution.

L'heure des grands sacrifices a sonné le Roi offre sa couronne; l'Assemblée offre sa démission; le peuple offre ses souffrances. C'était le moment peut-être de confondre tous ces dévouements dans une réconciliation universelle; mais non, les Idées ne se réconcilient que dans le baptême du sang!

Jamais la France n'avait été si près de l'abîme. La situation était extrêmement critique; pour des hommes de peu de foi elle eût été désespérée. La fortune publique anéantie, un papier-monnaie qui de jour en jour menaçait de s'évanouir, la guerre au dedans, la guerre au dehors, nos frontières dégarnies, voilà ce qu'allait trouver devant elle cette assemblée élue à la hâte, et dont le mandat impératif peut se résumer en deux mots : « Sauver le territoire ! >>

Déjà même le territoire était entamé. Le pied de l'ennemi avait souillé le sol de la Révolution. Longwy s'était rendu aux Prussiens le 23 août. Le 30, l'armée étrangère était devant Verdun. La Vendée se soulevait. << La patrie est en danger! » ce cri sinistre retentit de moment en moment au milieu du tocsin et au bruit du canon. Quarante mille volontaires sont enregistrés au Champ de Mars. Au milieu de ces préparatifs sinistres, la nouvelle de la prise de Verdun arrive. Paris frémit, non de peur, mais de colère, dans ses murailles ouvertes. Pas de fortifications, nulle tranchée, des arsenaux vides, une armée décapitée par l'émigration, une garde nationale qu'on n'avait point eu le temps d'organiser en vue de la défense, tel était le bilan de la situation militaire. Si quelque chose étonne, c'est qu'il se soit rencontré des cœurs assez téméraires pour accepter un tel défi.

On vit alors ce que pouvait la force morale. La

France menacée, divisée, surprise, se couvrit de la Révolution comme d'un drapeau.

A cette nation sans armes, sans argent, sans discipline, sans forteresses, que restait-il ? Une idée. Ce fut cette idée qui triompha.

Mais un complot ajouta de nouvelles péripéties à une situation déjà si dramatique.

Au milieu de cette agitation héroïque des esprits, la Commune de Paris conçoit un dessein formidable. Les hommes qui la composent ne reculent devant rien: le salut de la Révolution est leur loi suprême. « L'étranger conspire, s'écrient-ils; conspirons contre l'étranger. L'ennemi est à Verdun; mais il est aussi dans nos murs. Ce qui fait la force de l'invasion, c'est qu'elle s'appuie à l'intérieur sur un parti abattu, mais puissant encore dans sa défaite. Que sert de vaincre sur les champs de bataille avec le sang du peuple, si ce même peuple, trahi, vendu, laisse derrière lui des ennemis cent fois plus dangereux que ceux qu'il va combattre ? C'est chez nous, c'est dans nos murs qu'il faut écraser la tête de la coalition étrangère. Pour repousser la contre-révolution, nous devons d'abord l'isoler. Le quartier général de Brunswick est à la Force, à l'Ab-. baye, dans ces prisons de Paris où s'agitent les débris de l'ancienne noblesse. L'oreille collée sur le carreau de leur cellule, les prisonniers écoutent gronder le canon qui doit abattre les murs des prisons d'Etat ; ils comptent avec des pulsations de cœur le pas des armées ennemies qui s'avancent. Noble, généreux, confiant, le peuple s'élancera vers les lignes des Prussiens; quarante mille hommes vont partir demain, presque sans se douter que derrière eux les chemins sont minés. Nous qui voyons de plus haut et plus loin, nous qui savons où est le nœud de cette coalition épouvantable, nous devons trancher la force de l'ennemi dans l'enceinte même de Paris. Mais c'est le massacre que vous proposez ! Soit; ce massacre est une mesure de sûreté publique. >>

C'est Marat, c'est Tallien peut-être, qui ose pen ser ainsi tout haut.

Danton accepte la responsabilité de cet acte sinistre. Un tribunal farouche est institué dans chaque prison. Le sang coule. Les massacres de septembre ont commencé.

On voudrait arracher de l'histoire cette page rouge; mais on n'efface point le souvenir de l'humanité outragée.

Justifier les journées de septembre, cela n'est point possible; tout ce qu'on peut faire, c'est indiquer les motifs d'une si effrayante vengeance. Si maintenant on regarde aux conséquences d'un pareil acte, l'effet moral fut désastreux. Oui. l'ennemi fut repoussé; oui, nos volontaires combattirent avec rage; oui, le sang de ces martyrs coula pour expier le sang des victimes qui avait été répandu dans les prisons; oui, dans leur sauvage patriotisme les hommes de la Commune purent s'écrier: « Nous savions bien où était l'avant-garde de l'étranger! » mais ces impitoyables logiciens n'ont pas vu qu'ils creusaient entre les deux partis républicains un fossé de sang, que les massacres de septembre seraient le signal de divisions éternelles, que le pays ne s'associerait jamais à cette politique du désespoir.

Ce fut un complot exécuté par très peu de mains; mais une responsabilité vague, sanglante, horrible, plana sur la tête des chefs de la Révolution. L'histoire avait vu bien d'autres massacres et d'autres violences; mais à mesure que la raison humaine s'éclaire la conscience devient plus délicate, la pitié grandit, et les nations contemplent avec horreur ce qu'elles regardaient naguère avec l'œil hébété de l'indifférence. Une partie de l'odieuse complicité des journées de septembre revient, il faut le dire, au manifeste de Brunswick, aux menaces des émigrés, aux conspirations royalistes ; c'est en agitant des fantômes qu'on pousse les partis politiques à des actes irréparables; mais ce fut précisément le malheur des hommes de 92 que d'accepter la lutte sourde, tortueuse, perfide des coups de main,

quand ils avaient assez du sentiment public, noblement excité, vaillamment conduit, pour accabler leurs adversaires.

Le 2 septembre, la Commune de Paris espéra sauver le territoire, mais elle perdit la Révolution.

VI

Tallien puissant à la Commune, orateur déjà écouté à l'Assemblée, va venir de l'Hôtel-de-Ville pour expliquer hardiment les massacres de septembre.

Cette nuit-là, la nuit du 2 septembre, l'Assemblée nationale veillait; à une heure du matin, le bruit s'était répandu dans la salle qu'on tuait toujours des prisonniers, à peu près comme on tue les bêtes à l'abattoir.

Les commissaires écrivent à la Commune pour recevoir des informations précises. A deux heures et demie, trois commissaires de la Commune arrivent; Tallien est parmi eux.

Le commissaire Truchot dit : « La plupart des prisons sont maintenant vides; environ quatre cents prisonniers ont péri. A la prison de la Force, où je me suis transporté, j'ai cru devoir faire sortir toutes les personnes détenues pour dettes. J'en ai fait autant à Sainte-Pélagie. Revenu à la Commune, je me suis rappelé que j'avais oublié à la prison de la Force la partie où sont renfermées les femmes. J'en ai fait sortir vingtquatre. Nous avons principalement mis sous notre protection mademoiselle de Tourzel et madame SaintBrice. J'observe que cette dernière est enceinte. Pour notre propre sûreté, nous nous sommes retirés, car on nous menaçait aussi. Nous avons conduit ces deux dames à la section des Droits de l'Homme, en attendant qu'on les juge. »

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