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vu d'aussi joli. On la reçut comme une petite reine.

Les

châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or s'ouvraient sur son passage et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête.

C'était

Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse! Plus de corde, plus de pieu, . . . rien qui l'empêchât de gambader, de brouter à sa guise. C'est là qu'il y en avait de l'herbe! jusque par-dessus les cornes, mon cher. Et quelle herbe! savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes. bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc! De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux!... |

...

....

La chèvre blanche, à moitié soûle, se vautrait là-dedans, les jambes en l'air, et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées et les châtaignes. Puis tout à coup elle se redressait d'un bond sur ses pattes. Hop! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d'un ravin, là-haut, en bas, partout. On aurait dit qu'il y avait dix chèvres de

M. Seguin dans la montagne.

C'est qu'elle n'avait peur de rien, la Blanquette.

Elle franchissait d'un saut de grands torrents qui l'éclaboussaient au passage de poussière humide et d'écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s'étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil. Une fois, s'avançant au bord d'un plateau, une fleur de cytise aux dents, elle aperçut en bas, tout en bas dans la plaine, la maison de M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes.

„Que c'est petit," dit-elle; „comment ai-je pu tenir là-dedans?"

Pauvrette! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde . . .

Tout à coup le vent fraîchit, la montagne devint violette; c'était le soir.

„Déjà!“ dit la petite chèvre; et elle s'arrêta fort étonnée. En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle

écouta les clochettes d'un troupeau qu'on ramenait, et se sentit l'âme toute triste... Un gerfaut, qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit puis ce fut un hurlement

dans la montagne:

„Hou! hou!"

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Elle pensa au loup; de tout le jour la folle n'y avait pas pensé Au même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C'était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort.

„Hou! Hou!“ ... faisait le loup./
„Reviens! reviens!"

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criait la trompe.

Blanquette eut envie de revenir; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu'il valait mieux rester. La trompe ne sonnait plus.

La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles. Elle se retourna et vit dans l'ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient . . . C'était le loup.

Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là, regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait bien qu'il la mangerait, le loup ne se pressait pas; seulement, quand elle se retourna, il se mit à rire méchamment.

"

Ha! ha! la petite chèvre de M. Seguin!" et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines d'amadou.

Blanquette se sentit perdue Un moment, en se rappelant l'histoire de la vieille Renaude, qui s'était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu'il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite; puis, s'étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu'elle était . . . Non pas qu'elle eût l'espoir de tuer le loup, les chèvres ne tuent pas le loup, mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude.

Alors le monstre s'avança, et les petites cornes entrèrent en danse.

1

Ah! la brave chevrette! comme elle y allait de bon cœur! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d'une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa

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chère herbe, puis elle retournait au combat, la bouche pleine Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait: „Oh! pourvu que je tienne jusqu'à l'aube! . .

"

L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de coups de corne, le loup de coups de dents. Une lueur pâle parut dans l'horizon. Le chant d'un coq enroué monta d'une métairie. Enfin!" dit la pauvre bête qui n'attendait plus que le jour pour mourir; et elle s'allongea par terre, dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang

"

Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.
Adieu, Gringoire.

L'histoire que tu as entendue n'est pas un conte de mon invention. Si jamais tu viens en Provence, nos ménagers te parleront souvent de „la chèvre de M. Seguin, qui se battit toute la nuit avec le loup, et puis le matin le loup la mangea.“ Tu m'entends bien, Gringoire?

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28. LES DIX TRAVAILLEURS DE LA MÈRE VERT-D'EAU1).

Les soirées d'hiver sont commencées à la ferme de Guillaume. Après le travail du jour, toute la famille se réunit autour du foyer, et quelques voisins viennent s'y joindre; car, dans ces solitaires vallées des Vosges 2), les habitations sont clair-semées. La douce chaleur du feu de pommes de pin, la joie de la réunion, l'entraînement de la parole, amènent les confidences; les cœurs s'ouvrent sans y prendre garde, les esprits se marient dans mille projets.

Quelquefois le cousin Prudence vient lui-même partager la veillée malgré la distance, et alors c'est fête à la ferme; car le cousin est le plus habile conteur de la montagne. Il sait non seulement tout ce que les pères ont raconté, mais ce que disent les livres. Il connaît l'origine de tous les vieux châteaux et l'histoire de toutes les vieilles familles; il a appris les noms des grandes pierres couvertes de mousse qui se dressent sur les hauteurs comme des colonnes ou comme des autels; il est

1) Wassergrün. 2) spr. voge, Vogesen.

enfin la tradition du pays et sa science. Il en est, de plus, la sagesse! Il a appris à lire dans les cœurs, et il est rare qu'il n'y découvre pas la cause du mal qui les tourmente. D'autres connaissent des remèdes pour les infirmités du corps; le vieux paysan en connaît, lui, pour les infirmités de l'âme, et c'est pourquoi la voix populaire lui a donné le nom respecté de bonhomme Prudence.

C'est la première fois, depuis la nouvelle année, qu'il paraît à la veillée, et tout le monde à sa vue s'est récrié de joie. On lui a donné la meilleure place près du foyer, on a fait cercle autour de lui; Guillaume a pris sa pipe et vient de s'asseoir vis-à-vis.

Le bonhomme Prudence s'est tour à tour informé de tous les gens et de toutes les choses. Il a voulu savoir où en étaient les semailles1), si le dernier poulain prenait des forces et comment allait la basse - cour. La jeune fermière a répondu à tout sans trop d'empressement, comme si son esprit était ailleurs; car la belle Martha pense souvent au grand village où elle a été élevée. Elle regrette les danses sous les ormes, les longues promenades le long des blés avec les jeunes filles qui riaient en cueillant des fleurs dans les haies, les longues causeries du four2) et de la fontaine. Aussi bien souvent Martha reste-t-elle les bras pendants et sa jolie tête penchée, tandis que son esprit voyage dans le passé.

Ce soir encore, tandis que les autres femmes travaillent, la fermière est assise devant son rouet, qui ne tourne point; la quenouille reste chargée de lin à sa ceinture et ses doigts distraits jouent avec le brin de fil pendant sur ses genoux.

Le bonhomme Prudence a tout observé du coin de l'œil, mais sans rien dire; car il sait que les conseils sont comme les médecines amères que l'on donne aux enfants: pour les faire accepter, il faut choisir le moyen et le moment. Cependant la famille et les voisins l'entourent: „Bonhomme Prudence, une histoire! une histoire!" Le paysan sourit, et jette un regard de côté vers Martha, toujours inoccupée. „C'est-à-dire qu'il faut payer ici sa bienvenue," dit-il; „il sera fait à votre volonté, mes braves gens. La dernière fois, je vous ai parlé

1) Wie es mit der Saat (Bestellung der Felder) stände. 2) Der gemeinsame Backofen des Dorses.

Rahn, Franz. Lesebuch. I.

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des vieux temps où les armées des païens ravageaient nos montagnes; c'était un récit fait pour les hommes. Aujourd'hui je parlerai (sans vous déplaire) pour les femmes et les petits enfants. Il faut que chacun ait son tour. Nous nous étions occupés de César; nous allons passer, pour l'heure, à la mère Vert-d'eau." Tout le monde poussa un grand éclat de rire; on s'arrangea vite, Guillaume ralluma sa pipe, et le bonhomme Prudence reprit: Ce conte-ci, mes mignons, vous pourriez le lire dans l'almanach 1) avec les vraies histoires; car l'aventure est arrivée à notre grand'mère Charlotte, que Guillaume a connue, et qui était une femme de merveilleuse vaillance. La grand'mère Charlotte avait été jeune aussi dans son temps, ce qu'on avait peine à croire, quand on voyait ses mèches grises et son nez crochu toujours en conversation avec son menton; mais ceux de son âge disaient qu'aucune jeune fille n'avait eu meilleur visage, ni l'humeur plus inclinée à la gaieté.

Par malheur, Charlotte était restée seule, avec son père, à la tête d'une grosse ferme plus arrentée de dettes que de revenus; si bien que l'ouvrage succédait à l'ouvrage, et que la pauvre fille, qui n'était point faite à tant de soucis, tombait souvent en désespérance, et se mettait à ne rien faire pour mieux chercher le moyen de faire tout.

Un jour donc qu'elle était assise devant la porte, les deux mains sous le tablier comme une dame qui a des engelures, elle commença à se dire tout bas: „Dieu me pardonne, la tâche qui m'a été faite n'est point d'une chrétienne!2) et c'est grand'pitié que je sois seule tourmentée, à mon âge, de tant de soins! Quand je serais plus diligente que le soleil, plus leste que l'eau et plus forte que le feu, je ne pourrais suffire à tout le travail du logis. Ah! pourquoi la bonne fée Vert-d'eau n'est-elle plus de ce monde, ou que ne l'a-t-on invitée à mon baptême? Si elle pouvait m'entendre et si elle voulait me secourir, peut-être sortirions-nous, moi de mon souci, et mon père de sa mal-aisance." ,,Sois donc satisfaite, me voilà!“ interrompit une voix. Et Charlotte aperçut devant elle la mère Vert-d'eau qui la regardait, appuyée sur son bâton de houx.

=

1) almanach calendrier; ch stumm. 2) ist nicht Sache einer Christin, kommt einer Christin nicht zu.

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