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savoir comment son hôte avait passé la nuit, celui-ci lui remit un papier cacheté, qu'il tira de son portefeuille, et lui dit: „Je sais que je vais mourir. Je n'ai pour tout parent qu'un neveu, dont je vous remets l'adresse. Dès que je serai mort, faites-le-lui savoir, et envoyez-lui en même temps la note de ce que vous aura coûté ma maladie. S'il vous paye cette note, faites-lui parvenir ce papier, ainsi que ma canne et mes outils, qui sont l'unique héritage que je laisse; si, au contraire, il refuse de vous payer, ouvrez ce papier, et gardez le tout pour vous.“ Quelques jours après, l'horloger ambulant rendit le dernier soupir.

Après la mort de son hôte, l'aubergiste, qui comptait fort peu sur le remboursement de l'argent dépensé pour la maladie du vieillard, hésitait à écrire comme il le lui avait recommandé. Cependant sa femme demanda si vivement qu'il tentât une démarche qui pouvait les faire qu'à la fin il se décida à payer. Mais le neveu auquel on avait envoyé la note, répondit qu'il renonçait de grand cœur à un héritage qui ne se composait que de guenilles et d'une note à payer.

Après avoir reçu cette lettre, Pierre alla trouver sa femme et lui annoncer d'un air ironique que, définitivement ils se trouvaient propriétaire de la défroque du vieillard. La dame, qui, par exception, était une femme très curieuse, voulut au moins voir ce que renfermait le papier remis par le mourant, et il se trouva que c'était une sorte de testament ainsi conçu: „Je lègue au porteur de ce papier ma canne et tout ce qu'il y a dedans." Tout ce qu'il y a dedans! La canne était donc creuse? Il y avait donc quelque chose à l'intérieur? Extrêmement intrigués par ces derniers mots, Pierre et sa femme s'emparent de la canne, espèce de gros bambou resté dans un coin; ils en font tourner la pomme qui se dévisse à merveille, et ils trouvent dans le bâton quatre pièces de 20 francs et 7300 francs en billets de banque.

26. LE TESTAMENT.

C'était à Reims 1) qu'un jeune étudiant, en voyage, fit à table la désagréable découverte que l'eau de cette ville était mauvaise. Elle sera bientôt meilleure," dit l'hôte, en haussant

1) in der Champagne, alte Krönungsstadt der französischen Könige.

les épaules. L'étudiant, étonné, regarda son voisin de table d'un air interrogateur. „Oui, Monsieur, l'hôtelier a raison," dit celui-ci, „on fait en ce moment des travaux pour amener l'eau fraîche et salubre d'une source abondante. Si vous revenez l'année prochaine vous n'aurez plus à vous plaindre de notre eau."

„Monsieur est étranger," dit un vénérable ecclésiastique assis un peu plus loin; „il prendra peut-être intérêt à connaître les circonstances qui nous amènent ce bienfait et l'homme auquel nous le devrons."

„Notre ville est très ancienne, vous le savez,“ dit-il en se tournant vers l'étudiant. „A vieille ville 1) vieux édifices et vieilles dettes. Les revenus de la nôtre sont en grande partie absorbés par ces dernières. Que faire? On se lamente, puis les choses continuent à aller leur vieux train. Or, il demeurait ici un chanoine respectable. On racontait de lui qu'il avait tenu jadis une maison hospitalière où ses amis étaient reçus au mieux; les pauvres aussi avaient part à ses gracieusetés, il était le soutien de la veuve et de l'orphelin. Tout à coup, inclinant vers la cinquantaine, il changea complètement de manière d'être. Plus de festins, plus d'aumônes; il se retira dans un simple logis d'un des plus pauyres faubourgs. On glosa. Il a perdu sa fortune, disaient les uns; d'autres supposaient que des amis qu'il avait obligés se montraient ingrats; d'autres, qu'il avait des attaques de mélancolie, indiquant un dérangement de ses facultés mentales, et d'autres, enfin, qu'il devenait avare comme tous les vieux. C'est le vice des cheveux blancs. Quel dommage qu'il y fût tombé, lui aussi. On lui faisait même sentir combien c'était peu digne de lui. Mais, M. le Chanoine restait impassible, impassible jusqu'à son trépas.

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II

La nouvelle de sa mort s'étant répandue, aussitôt on vit arriver les héritiers pour l'ouverture du testament. Plus d'un se passait la langue sur les lèvres approuvant en son âme

et conscience la sévère économie du cousin chanoine. L'hôtel de ville, où le testament devait être ouvert, pouvait à peine contenir les curieux. Des murmures couraient dans la foule, on faisait des suppositions: à qui le vieil avare aura-t-il destiné ses trésors? Je dois avouer que j'étais aussi parmi les

malveillants.

1) Ergänze sont.

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la

Le testament commença par les formes accoutumées, avec déclaration que le mort avait toute sa vie tâché de remplir ses devoirs de chrétien et de citoyen." Des murmures: „Vieil hypocrite!" et des rires, et des petites toux moqueuses. . lecture dut être interrompue jusqu'à ce que le silence se rétablit. Le testament continua ainsi : J'ai suivi, le chemin coutumier pendant des années, mais je me suis convaincu que je n'arriverais ainsi qu'à de bien médiocres résultats, souvent même à de fort mauvais, en encourageant la paresse et le manque d'énergie etc. etc. Je voulais faire un bienfait réel dont chacun pût profiter. Je savais que la ville manquait de moyens pour établir un aqueduc qui pût lui amener de la bonne eau salubre, j'évaluais les dépenses que cela occasionnerait, les difficultés qui se présenteraient, et finalement je me mis à l'exécution de mon projet en réduisant ma vie à l'indispensable nécessaire, et, en accumulant ainsi revenus sur revenus pour grossir le capital. Je savais fort bien qu'on me critiquait, qu'on m'accusait d'avarice, mais une bonne conscience est un excellent bouclier contre les injures. Donc, je donne mà fortune à ma chère vieille ville de Reims, à condition qu'on fasse construire un aqueduc qui donne à tous les quartiers une eau fraîche et salubre."

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Un grand silence avait régné pendant la lecture de cette dernière partie du testament, mais ensuite éclatèrent les bravos et les acclamations les plus enthousiastes, même parmi les héritiers déçus. Ainsi ce brave chanoine, fort de sa noble pensée, avait supporté les dédains et la désapprobation de ses concitoyens et amis pendant de nombreuses années.

Oui, Messieurs, dit l'ecclésiastique, c'est du courage, du courage chrétien, valant bien le barbare courage du guerrier sur le champ de bataille."

27. LA CHÈVRE DE M. SEGUIN.

M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres. Il les perdait toutes de la même façon: un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne, et làhaut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.

Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait:

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C'est fini; les chèvres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.“

Cependant il ne se découragea pas, et après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituât mieux à demeurer chez lui.

Ah! Gringoire 1), qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin! qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous - officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande 2)! C'était presque aussi charmant que le cabri d'Esméralda, tu te rappelles, Gringoire? et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle.

M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. C'est là qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps, il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l'herbe de si bon cœur que M. Seguin était ravi: „Enfin," pensait ce pauvre homme, „en voilà une qui ne s'ennuiera pas chez moi!"

M. Seguin se trompait, sa chèvre s'ennuya.

Un jour, elle se dit en regardant la montagne:

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Comme on doit être bien là-haut. Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou . . . C'est bon pour l'âne ou pour le boeuf de brouter dans un clos! . . . Les chèvres, il leur faut du large." A partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. L'ennui lui vint. Elle maigrit. C'était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte, et faisant: Mê! . . . tristement.

M. Seguin s'apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c'était . . . Un matin,

1) Diese Erzählung bildet den Hauptinhalt eines Briefes, den der Verfasser an einen Pariser Freund richtet. Er redet denselben mit Gringoire an. Gringoire ist ein Dichter aus Victor Hugos Roman Notre-Dame. Die Hauptperson dieses Werkes ist die später genannte Esmeralda. 2) Ein weiter Überroc, genannt nach der schwedischen Provinz Upland.

comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois:

„Écoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous. Laissezmoi aller dans la montagne."

„Ah! mon Dieu!... Elle aussi !" cria M. Seguin, stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle, . . . puis, s'asseyant dans l'herbe, à côté de sa chèvre: Comment, Blanquette, tu veux me quitter?"

Blanquette répondit:

„Oui, monsieur Seguin."

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"

Est-ce que l'herbe te manque ici?" „Oh! non, monsieur Seguin."

„Tu es peut-être attachée de trop court; veux-tu que j'allonge la corde?"

„Ce n'est pas la peine, monsieur Seguin."

„Alors, qu'est-ce qu'il te faut? Qu'est-ce que tu veux ?" „Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin." ,,Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la montagne. Que feras-tu quand il viendra? . . ."

„Je lui donnerai des coups de corne, monsieur Seguin."

Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mangé des. biques autrement encornées que toi... Tu sais bien, la vieille Renaude, qui était ici l'an dernier? une maîtresse chèvre1), forte et méchante comme un bouc. Elle s'est battue avec le loup toute la nuit. . . puis le matin le loup l'a mangée."

"Ça ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne."

...

„Bonté divine!" dit M. Seguin, „mais qu'est-ce qu'on leur a donc fait, à mes chèvres? Encore une que le loup va me manger Eh bien, non, je te sauverai malgré toi, coquine, et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t'enfermer dans l'étable, et tu y resteras toujours."

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Là-dessus M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné que la petite s'en alla . . .

Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien.

1) Eine Prachtziege.

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