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cette somme: mais hélas! quelque économie que nous mettions dans nos dépenses, il faut vivre; le travail de deux femmes est si peu de chose! et mon patron ne m'accorde encore que des appointements bien faibles . . . Voilà, monsieur, pourquoi les jours de fête je me mets au service des étrangers qui veulent se promener dans le port."

Montesquieu, en écoutant ce récit, était vivement ému: il admirait la belle conduite de ce jeune homme, mais il dissimula ses sentiments et continua de causer avec lui. Il apprit de lui le nom de son père et celui du pirate qui le retenait captif. En sortant du canot, Montesquieu remit au jeune homme deux pièces d'or pour prix de son passage. „Je ne sais qui j'ai conduit aujourd'hui dans mon canot," se disait Robert (c'était le nom du jeune homme), mais bien certainement ce n'est pas un homme ordinaire: je ne perdrai jamais le souvenir de cette soirée."

Un soir, six semaines après, le jeune Robert prenait avec sa mère et sa sœur un frugal repas. Il les entretenait encore de cet inconnu, dont la belle physionomie et le noble langage étaient gravés dans sa mémoire en traits de feu. Tout à coup la porte s'ouvre et à leurs yeux se présente . . . ce père, cet époux dont ils pleuraient tous les jours l'absence, et dont la rançon avait été payée par Montesquieu.

24. JEANNOT ET COLIN').

Barrau.

Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école, dans la ville d'Issoire 2), en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très- renommé; Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé les impôts, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.

Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats3). Ils s'aimaient beaucoup et ils avaient l'un pour l'autre une de ces amitiés vives dont on se ressouvient toujours avec agrément, quand on se rencontre ensuite dans le monde.

Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois

1) Jeannot und Colin find Verkleinerungsformen von Jean und Nicolas. Also Hänschen und Kläschen. 2) Stadt von 6000 Einwohnern am Allier. Die Auvergne ist ein vom Weltverkehr abgelegenes vulkanisches Bergland westlich vom Allier, Hauptstadt Clermont. 3) Die Auvergnaten gelten als plump und dumm.

couleurs, avec une veste de Lyon1) de fort bon goût: le tout était accompagné d'une lettre à M. de la Jeannnotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment, Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après, un valet de chambre arrive en poste et apporte une seconde lettre à M. le marquis de la Jeannotière: c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise, en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.

Les lecteurs sauront 2) que M. Jeannot le père avait acquis. assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes: c'est parce qu'on est heureux. Jeannot le père fut bientôt M. de la Jeannotière, et, ayant acheté un marquisat au bout de six mois, il retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde.

Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade. Le petit marquis ne lui fit point de réponse: Colin en fut malade de douleur.

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Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis; ce gouverneur qui était un homme du bel air et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son élève. Monsieur voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas. Il est clair," leur expliqua le gouverneur, qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin."

„Eh bien! n'avais-je pas raison?" dit madame. „Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin? plaide-t-on en latin, quand on a un procès ?" Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune

1) Lyon war und ist der Hauptsiß der Seidenmanufaktur. Veste de Lyon, seidene Jacke. 2) sollen erfahren, müssen wissen.

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marquis ne perdrait point son temps à connaître Cicéron, Horace et Virgile 1). Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore il faut qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie? A quoi cela lui servira-t-il ?" répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas." „Vous avez raison," répliqua le père; „mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie.“ "Quelle pitié!" répartit le gouverneur; „se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach 2), qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune et celui de toutes les princesses de l'Europe."

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Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie; le père était indécis. „On voit bien," dit madame de la Jeannotière, que vous êtes l'homme le plus savant. Mon fils vous devra toute son éducation: je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire." „Hélas, madame, à quoi cela serait-il bon?" répondit-il. Toutes les histoires ne sont que des fables convenues. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue3)?“ Enfin après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser.

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Quelques années s'étaient écoulées. Par un malheur facile à prévoir, le jeune marquis fit de folles dépenses, pendant que son père s'épuisait encore davantage de vivre en grand seigneur, de sorte que le jeune homme apprit un jour, que ses parents étaient complètement ruinés, et que tout était saisi chez eux, sur la demande de leurs créanciers. Aussitôt tous les amis que lui avait faits sa prodigalité, l'abandonnèrent.

Comme il était dans la rue, plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais, qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite

1) Cicero, der größte Redner der Römer, Horaz und Virgil, die bedeutendsten römischen Dichter. 2) ch stumm. Für almanach sagt man heute besser calendrier. 3) Ludwig der Stammler, König von Frankreich, gestorben 879, wird hier ver= wechselt mit Ludwig dem Frommen (Louis le Débonnaire) 814-840.

La voiture n'allait pas

femme brune était cahotée à côté de lui. comme le char d'un petit-maître: le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans sa douleur. „Eh, mon Dieu!" s'écria-t-il, „je crois que c'est là Jeannot." A ce nom le marquis lève les yeux; la voiture s'arrête: „C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot!" Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage: „Tú m'as abandonné," dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri, lui conta en sanglotant une partie de son histoire. „Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste," lui dit Colin; allons dîner ensemble." Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. „Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il?" — „Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer et de cuivre: j'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état, nous sommes heureux: nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part1), et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés."

Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas: „Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin que j'ai méprisé vient seul à mon secours. Quelle instruction!" La bonté d'âme de Colin développa dans le cœur de Jeannot le germe du bon naturel que le monde n'avait pas encore étouffé; il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. „Nous aurons soin de ta mère," dit Colin; et quant à ton père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires: ses créanciers s'accommoderont avec moi; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession: il épousa une sœur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le

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1) Ich werde dich zum Teilhaber (meines Geschäftes) machen.

rendit très - heureux; et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils virent que le bonheur n'est pas dans la vanité.

25. UNE BONNE ACTION RÉCOMPENSÉE.

Voltaire.

„Din! din! din! raccommodeur d'horloges! din! din! din! raccommodeur de tourne - broches!" s'écriait, en faisant sonner un timbre qu'il portait sous le bras, un pauvre vieillard de près de quatre-vingts ans, que, de temps immémorial, on voyait parcourir les villages du nord et de l'est de la France pour exercer son industrie.

Ce vieillard, dont le costume délabré annonçait la misère, se nommait Étienne, et était originaire de la Franche-Comté; le pauvre homme avait eu jadis une clientèle fort nombreuse et un commerce très florissant; mais, depuis une vingtaine d'années, il voyait avec chagrin la pendule faire invasion de toutes parts et remplacer l'horloge antique, qui formait sa spécialité, de sorte qu'au lieu de travailler comme autrefois deux ou trois jours dans chaque village, il était souvent deux ou trois jours sans trouver d'ouvrage.

Pierre, aubergiste sur la route de Lyon1) à Besançon 2), était un des rares clients restés fidèles à l'horloger ambulant; car on voit encore dans la grande salle de son auberge une vieille horloge, qui, depuis plus de deux siècles, fait entendre, dans une boîte de sapin adossée au mur, son tic tac gravement cadencé, et l'aubergiste était un client d'autant plus précieux que, qu'il y eût de la besogne ou qu'il n'y en eût pas, il hébergeait gratis au passage le pauvre voyageur.

Un soir du mois de juin dernier, le vieil horloger arriva à l'auberge de maître Pierre tellement fatigué que, le lendemain, il lui fut impossible de se remettre en route: le surlendemain, au lieu d'être plus dispos, il fut obligé de rester au lit, et puis enfin il tomba malade.

L'aubergiste, quoiqu'il ne fût pas riche, fit donner au vieillard tous les soins possibles; mais la maladie fit en peu de jours de si rapides progrès, qu'il fut bientôt évident qu'il allait mourir. Un matin que le brave Pierre montait, comme de coutume,

1) Lyon am Rhônefluß, die zweite Stadt Frankreichs. 2) Besançon, die Hauptstadt der Franche-Comté, am Doubs gelegen. Siehe Seite 2.

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