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III.

La prospérité sans l'amour.

Pendant que cette petite scène avait lieu dans la chambre de madame Jacques, Henriette était rentrée chez elle longtemps après l'heure, car elle n'aimait rien tant que de courir les rues avec de petits compagnons mal élevés comme elle, qu'elle rencontrait sur son chemin.

,,Allons! te voilà enfin," dit la mère en la voyant rentrer. „Où as-tu été courir? tu es sale à faire peur! Pourquoi n'es-tu pas rentrée tout de suite?"

Henriette ne se crut pas obligée de répondre. Elle n'avait pas grand respect pour sa mère qui la grondait beaucoup et criait sans cesse après elle, mais qui n'exigeait guère d'obéissance. Elle se mit donc, sans paraître l'écouter, à fureter dans la boutique pour voir ce qu'elle pourrait prendre.

Son choix se fixa sur une corbeille de prunes.

Pendant que madame Redel avait le dos tourné pour servir une pratique, la petite en fourra plusieurs poignées dans sa poche. Comme elle y mettait la dernière, la mère se retourna tout à coup.

"Ah!" s'écria-t-elle, je t'y prends encore, petite voleuse! Est-ce que tu ne pourrais m'en demander, si tú as faim. Dieu merci, ce n'est pas que je regarde à quelques prunes de plus ou de moins, mais tu peux bien prendre la peine de les demander pour les avoir. Puisque tu les as prises, attrape ça avec. Et madame Redel ajouta à la leçon un soufflet qui retentit sur la joue ronde d'Henriette et qu'elle reçut sans sourciller, comme un accompagnement nécessaire de sa bonne aubaine.

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"

Ne t'éloigne pas. Nous allons bientôt manger la soupe."

Elle n'aura pas faim pour la soupe," dit l'acheteuse qui avait vu le bel approvisionnement fait par Henriette au dépens du panier de prunes.

„Ah bah! les enfants, ça a toujours faim."

La pauvre femme qui en tenait un dans ses bras et qui savait que trois autres petits affamés l'attendaient à la maison, tira son porte-monnaie pour payer la mince provision qu'elle venait de prendre au retour de son travail.

„Les miens ne mangent pas souvent à leur faim," dit-elle en donnant son dernier sou.

Madame Redel ne répondit rien. Elle se gardait de la compassion comme d'une maladie.

,,C'est bien assez de prendre soin des miens," disait-elle quelquefois. „Je ne suis pas plus riche que ces gens qui viennent toujours se plaindre, mais je travaille et je donne à mes enfants tout ce qu'il leur faut. Personne ne peut m'en demander davantage.

"

Henriette profitait bien des leçons de sa mère. Elle mangea toutes ses prunes jusqu'à la dernière.

Quand le père fut rentré, on l'appela pour dîner. Les frères et sa grande sœur étaient tous réunis autour de la table, chacun but et mangea autant qu'il le put sans échanger beaucoup de paroles. C'était une famille active et énergique, cette famille Redel. La fille aînée était déjà demoiselle de magasin; deux garçons étaient en apprentissage, le père gagnait de son côté de bonnes journées d'ouvrier, la mère s'entendait fort bien à son petit commerce, tout chez eux était en pleine prospérité, mais il y manquait une chose sans laquelle toute la prospérité du monde ne saurait être du bonheur: l'amour. La table était abondamment servie, mais on s'y disputait souvent, et les Redel n'avaient entre eux aucun de ces égards, aucune de ces attentions. qui donnent du charme à la vie de famille. On n'entendait guère que le cliquetis des fourchettes et des couteaux, et des paroles telles que celles-ci:

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„Allons enfants, ne vous chamaillez pas toujours," disait la mère.

„Avec ça que vous n'en faites pas autant!" répondit un des fils respectueux.

Et dès qu'on avait fini le repas, chacun en ayant pris la plus large part qu'il avait pu, on se dispersait pour retourner aux affaires ou aux plaisirs. Ce soir-là Henriette se mit au lit fatiguée et de mauvaise humeur. Elle avait mal à l'estomac, ce qui n'était pas étonnant, et elle n'avait pas appris sa leçon pour le lendemain. Elle était mécontente d'elle-même et des

autres, mais elle ne savait pas bien pourquoi. En s'endormant avec peine, elle pensait à ses petites compagnes et aux paroles de sa maîtresse qui lui revenaient plus distinctement qu'au moment même où elle les avait entendues, sans essayer de les comprendre.

„Mère," dit-elle tout à coup à madame Redel, qui, devant se rendre de grand matin à la Halle 1), se mettait au lit en même temps que sa fille, „madame Martel nous a dit ce matin que nous devons tâcher de ne jamais nous coucher sans avoir rendu service à quelqu'un."

„Bah!" dit la mère, en soufflant sa bougie, c'est des bêtises toutes ces belles paroles-là. Ne te mets pas en peine de ça et dors vite. Chacun pour soi et les siens dans ce monde. Je n'ai pas le temps de m'inquiéter des autres; tant mieux pour madame Martel si elle l'a."

19. CATHERINE VERNET.

Mme de Pressensé.

Catherine Vernet, de Saint-Germain (Puy-de-Dôme) 2), est une simple ouvrière en dentelle, qui, après s'être dévouée à sa famille, se devoue depuis trente ans à ceux qui n'en ont point. Ayant acheté, avec le produit de ses épargnes accumulées sou par sou, une petite maison, elle en a fait un hôpital; elle a commencé son installation avec huit caisses en bois qui devaient servir de lits. Ces lits, entourés par elle des soins les plus assidus, sont toujours occupés. Cet hôpital, situé au sein des montagnes les plus élevées et les moins fréquentées de l'Auvergne, sert encore d'asile à ceux qu'on appelle dans ce pays les perdus", c'est-à-dire aux voyageurs égarés au milieu des tourbillons de neige, et que la cloche des villages a avertis en vain de leur danger.

C'est ainsi qu'en plein dix-neuvième siècle, la naïve charité d'une humble Auvergnate a renouvelé la merveille qu'on admire depuis bientôt mille ans au Grand-Saint-Bernard. Ce n'est pas tout: elle y enseigne encore le catéchisme aux orphelins abandonnés, aux enfants vagabonds qu'elle recueille et qu'elle nourrit du fruit de ses travaux; quand les incurables qu'elle a recueillis chez

1) Markthalle. 2) Das nach dem Berge Puy-de-Dôme genannte Departement. Der Berg liegt in der Nähe von Clermont, der Hauptstadt der Auvergne.

elle, lui en laissent le loisir, elle va au dehors veiller les malades du voisinage.

C'est l'emploi habituel de ses nuits. Et cependant elle n'a pour ressource que son carreau de dentellière qui peut lui rapporter trente-cinq à quarante centimes par jour, plus les secours de quelques âmes charitables qui la prennent pour intermédiaire de leurs aumônes.

20. LE LOUP ET LES BIQUETS 1).

(Conte normand.)

La Chèvre eut un jour besoin d'aller à la ville vendre son beurre et son fromage.

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Dès que je serai dehors," dit-elle à ses biquets, „fermez. bien la porte au verrou et n'ouvrez que si l'on vous montre patte blanche."

Les biquets promirent d'obéir, et la mère les embrassa et les quitta. Comme elle passait près du bois, compère le Loup l'aperçut.

„Tiens, la Chèvre qui s'en va à la ville! Ses biquets doivent être seuls au logis. Si je pouvais les croquer, cela tomberait bien, car il y a deux jours que je n'ai pas mangé.“ Et le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre.

„Pan, pan, ouvrez !" dit-il en contrefaisant la voix de cette dernière.

„Qui est là ?"

„C'est moi, votre mère, qui reviens du marché.“

„Montrez patte blanche, et nous vous ouvrirons.“

"J'ai oublié mon panier; je vais revenir," dit le Loup en se grattant la tête.

Puis il alla trouver le compère Renard et lui exposa l'affaire.

„Ce n'est que cela? j'ai là un sac de farine, trempez-y votre patte et tout sera dit."

„Tu as raison, les biquets seront bien attrapés!" La patte blanchie, le Loup alla frapper à la porte de la Chèvre. „Pan, pan, ouvrez !"

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„Montrez-nous patte blanche, et nous vous ouvrirons."

Le Loup passa la patte sous la porte; mais en chemin, la farine était partie et la patte était noire. Les biquets refusèrent d'ouvrir.

Le pauvre compère retourna demander avis au Renard.

„Ami, déguise-toi en pèlerin, pour sûr qu'on t'ouvrira.“

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J'en ai là de vieux, je vais te le donner."

Le Renard habilla le Loup qui, pour la troisième fois, alla frapper à la porte de la cabane.

La Chèvre était revenue, et les biquets lui avaient raconté ce qui était arrivé en son absence.

„Vous avez bien fait de ne pas ouvrir, c'était sans doute le Loup qui venait pour vous croquer. S'il revient, il me le payera, allez!"

Et la Chèvre prit une botte de paille et un fagot et les mit dans la cheminée. En ce moment le Loup revenait. „Pan, pan, ouvrez !"

„La porte est fermée et notre mère est à la ville avec la clef. Nous ne pouvons pas ouvrir. Mais qui êtes-vous ?“ „Un pauvre pèlerin qui revient de Jérusalem.“

Nous regrettons bien... mais vous pourriez passer par la cheminée."

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C'est une bonne idée," dit le Loup.

Le compère grimpa sur le toit et descendit dans la cheminée. Aussitôt la Chèvre alluma la paille et le fagot et le malheureux Loup tomba mort dans le foyer.

La mère et ses biquets le prirent et le jetèrent noir comme boudin dans la rivière voisine.

Henri Quayzin (Premières Lectures).

21. VADOYER.

(Conte breton.)

Il était une fois un homme qui avait un grain de blé, et

il se nommait Vadoyer.

Il alla chez une bonne femme et lui dit:

„Bonjour, bonne femme."

„Bonjour, Vadoyer."

„Voulez-vous garder mon grain de blé?"

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Volontiers; déposez-le là, et on le mettra dans le grenier avec ceux que nous avons."

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